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Édition Semaine n° 13 / Mars 2024

 

L'HISTOIRE

PAR LES INTERVIEWS DE LEXNEWS

 

Les Romains et leurs religions

Interview John Scheid, 23/03/23

 

Eminent historien, John Scheid est l'un des meilleurs spécialistes des religions de Rome. Professeur au Collège de France et membre de l'Institut de France, ce passionnant chercheur ne cesse de transmettre cet héritage romain notamment par de nombreuses publications dont

"Quand faire c’est croire : les rites sacrificiels des Romains", ou encore "Pouvoir et religion à Rome".

Lexnews a eu le privilège de recueillir son témoignage à l'occasion de la parution de son dernier ouvrage aux éditions du Cerf "Les Romains et leurs religions"...

 


Le christianisme nous a habitués à l’idée d’un culte unique de Dieu. La situation semble cependant bien différente pour les Romains sous l’Empire ?

John Scheid : "Il faut tout d’abord préciser que le monothéisme en tant que tel n’était connu à cette époque qu’au Moyen-Orient, et plus précisément en Palestine. Les Romains ne pouvaient concevoir une telle notion et il n’y avait aucun questionnement sur l’idée même de polythéisme, une donnée posée et acceptée de tous. La conception divine ne se trouvait jamais unifiée chez les Romains, surtout concernant le culte au cours duquel les dieux pouvaient même se multiplier, ce qui peut nous sembler très surprenant à notre époque. Les documents nous apprennent ainsi que lors du culte de de Jupiter, Junon et Minerve, à l’occasion des grands vœux pour le salut de l’État au début de l’année, ils ont créé une nouvelle déesse, Salus rei publicae pour le salut de l’Etat ; nouvelle divinité bénéficiant également d’un sacrifice à part entière et représentant l’action des trois premières divinités ! Il n’est pas rare de retrouver six ou sept de ces divinités annexes qui gravitaient autour des divinités principales. Ces divinités « occasionnelles » se révélaient ainsi à l’occasion de ces rites, puis disparaissaient par la suite. Rien n’est figé dans le panthéon romain avec une multiplication et une régression permanente".

La vision plurielle romaine aux différentes strates (Empire, cités, famille, etc.) repose-t-elle sur une vision pyramidale de la religion d’État et du culte impérial ou bien chacune de ces strates était-elle indépendante ?

John Scheid : "Chacune de ces strates - famille, cité, Empire - était indépendante et fermée. Ainsi, l’autorité détenue par exemple dans la famille revenait exclusivement au pater familias, investi de la puissance paternelle. Aucun prêtre ni aucun magistrat ne pouvaient lui prescrire ce qu’il – et sa famille – devait croire ou faire. Le culte impérial ne joue aucun rôle dans la religion privée et ne s’immisce pas dans cette sphère qui ne relève que des familles, même si ces dernières peuvent remercier à telle ou telle occasion l’empereur ou former des vœux pour son salut. Toute la religion publique romaine est de nature politique, même lorsqu’il s’agissait de célébrer les fêtes canoniques de l’année. Le culte impérial ne fut qu’un ajout de plus à l’époque impériale et c’était loin d’être le seul !
Ce culte impérial ne concernait donc que l’État ou les cités-États comme Lyon, Marseille, etc. Celui-ci revêtait deux aspects, tout d’abord le culte du Genius de l’empereur régnant et pour certains, la divinisation après la mort, ce qui en faisait des dieux inférieurs aux dieux immortels de toujours, tel Hercule par exemple. Depuis Hegel qui considérait que le culte et les rituels romains n’avaient guère d’utilité – suivant en cela l’influence luthérienne – les choses ont fort heureusement changé ! À l’inverse de Hegel, nous ne considérons plus que la religion romaine était morte très tôt après les IIIe-Ier s. av. J.-C. parce qu’elle était ritualiste, mais bien au contraire que sa richesse lui provenait justement de ces rituels. Nous avons dépassé cette vision ancienne qui ne correspondait pas à la réalité historique, et les empereurs chrétiens jusqu’au Ve siècle de notre ère auront souvent du mal à imposer la nouvelle religion, tant les rites anciens perduraient".

Comment se marque cette « Piété au quotidien » titre de votre dernier ouvrage ? Et quelle était la place accordée aux rites dans cette pratique ?

John Scheid : "J’ai souhaité évoquer la « piété au quotidien » afin de la distinguer de celle d’un consul sur le Forum ou sur le Capitole lors des grands rites d’État. Il s’agit ici de rites pratiqués dans le cadre intimiste de la maison où nous découvrons alors un ritualisme complexe, même s’il peut être homologue à d’autres. Seul le père de famille déterminait en effet ce qui était pratiqué chez lui et tant qu’il ne troublait par l’ordre public, personne n’avait rien à y redire. Le père de famille enchaînait rites sur rites qui lui venaient directement de la tradition de sa famille. Il n’y a pas de livres révélés ni de liens avec les autres dieux, si ce n’est les liens collectifs. L’individu n’était pas lié à son créateur contrairement au modèle paulinien (Paul de Tarse n.d.l.r.) et celui du protestantisme. Pour les Romains, l’individu ne pouvait être considéré que comme un « je » dépendant d’un groupe. Il faudra attendre saint Augustin pour concevoir une notion proche de la notion moderne du moi intime qu’il développe à partir de sa propre expérience. Mais pour les Romains, il n’en est rien !"

Sur quelles bases reposent ces rituels ?

John Scheid : "Ces rituels reposaient essentiellement sur des usages. Si le père de famille pouvait parfois introduire certains éléments nouveaux, pour l’essentiel, les rites résultaient de la coutume, un usage répété et inchangé de pratiques héritées des ancêtres. Si la mythologie est souvent convoquée pour dire que les Romains avaient recours aux mythes grecs , cela n’implique cependant aucune croyance venue des Grecs et encore moins de pratiques religieuses qu’ils auraient léguées aux Romains. Si tout le monde connaissait bien ces mythes hérités de cette culture méditerranéenne, cela servait plutôt à « broder » des connexions utopiques avec la Grèce comme le fera par exemple Ovide qui inventera à cette occasion de nombreux mythes, sans oublier Virgile qui avec le personnage d’Énée tisse un lien de continuité avec l’Iliade et l’Odyssée…"

 

Sur quelles sources repose notre connaissance des religions des Romains en dehors des sources littéraires que vous venez d’évoquer ? L’épigraphie et l’archéologie semblent avoir apporté des éléments déterminants.

John Scheid : "Absolument ! Nous avons tous lu au moins au collège Cicéron, Tite-Live et d’autres auteurs qui décrivaient une cérémonie religieuse publique avec des formules de prières. Mais les détails ne sont malheureusement pas développés avec précision. Or, un certain de nombre d’inscriptions brille à l’inverse par leur précision et nous décrive chaque étape des différents gestes rituels. Nous y découvrons une réalité telle celle des frères arvales au début de notre ère, des prêtres de la haute élite sénatoriale qui célébraient chaque année à la fin mai un sacrifice à Dea Dia ou déesse lumineuse. En fait, nous nous sommes rendu compte que ce sacrifice était décomposé en réalité en trois sacrifices sur trois jours. Sous Domitien, ce sacrifice commence à être décrit par les inscriptions et nous découvrons qu’il n’y a pas un sacrifice mais un banquet le premier et le troisième jour au milieu desquels était pratiqué un sacrifice accompagné d’autres rituels pour la déesse dans la résidence du président annuel.

Puis, au sanctuaire proprement dit, nous trouvons mention d’un sacrifice d’une agnelle à la déesse pour découvrir, à partir d’inscriptions des IIe-IIIe s. qu’en fait, au matin, avait été déjà pratiqué le sacrifice de deux jeunes truies, puis celui d’une vache, sans oublier des courses de chars après le dernier banquet des prêtres… Les procès-verbaux ultérieurs au IIIe s. seront très précis et laisseront découvrir une avalanche de rites qui caractérisent tous ces sacrifices dont nous ne comprenons pas toutes les significations. Derrière ce seul sacrifice à Dea Dia se masquait ainsi une multitude de rites qui laissent une petite idée de ce qui devait se faire au Capitole lors des grands évènements où l’on devait passer la journée à exécuter ces rituels…"

À l’inverse, les temples ne nous apprennent guère d’éléments sur ces pratiques religieuses, ceux-ci ayant été par le passé trop « grattés » pour leur rendre une meilleure apparence esthétique et les couches archéologiques qui recouvraient la zone cultuelle par là même perdues à jamais !
En revanche, ce qui est resté sous terre, à savoir les tombes, révèle un nombre impressionnant d’enseignements extraordinaires pour nous. Les années 1960-1970 ont initié ces fouilles « à la truelle » abandonnant ainsi la vision esthétisante de l’histoire de l’art précédente. Ainsi, dans les années 80-90, l’attention s’est portée sur des nécropoles en Italie, dans le sud de la France, en Rhénanie ou encore au Luxembourg. Des archéologues effectuent maintenant des fouilles très précises de tombes qui s’adjoignent ces dernières années l’aide de sciences modernes telle l’archéobotanique. Nous pouvons ainsi connaître désormais un nombre incroyable d’informations telle l’analyse de la terre dont nous pouvons déduire nombre d’enseignements notamment les traces d’une multitude de rites entre le domicile du défunt jusqu’à la fermeture de sa tombe".

 

Les services funéraires sont essentiels dans les religions romaines et occupent une part importante de votre ouvrage. Quelles sont les influences des autres religions ?

John Scheid : "Rome était à l’époque archaïque une cité italique en relation quotidienne avec l’Étrurie, les cités latines, les Ombriens, etc. C’est une koinè culturelle (ensemble culturel commun) et religieuse dans laquelle nous pouvons constater des rites similaires. Les colonies grecques d’Italie du Sud ont pu également avoir des influences notamment monumentales. Il existait à travers l’Occident des modes funéraires, comme celle des mausolées adoptée du Rhin jusqu’à Naples par les grands personnages pour leur tombe comme celui d’Auguste ou de Caecilia Metella sur la via Appia. Et lorsque ces tombes avec tumulus ont été fouillées, elles ont pu révéler des dispositifs funéraires semblables à l’époque de Hallstatt, en Gaule, ou bien au XIe siècle avant notre ère au Ier s. av. J.-C.! Entre 80 av. J.-C. et le IIe siècle, l’incinération est la pratique funéraire la plus fréquente. Par la suite, l’inhumation revient à la mode, mais il n’y a pas pour autant d’influences doctrinales sur ces services funéraires".

Quels rites majeurs marquent ces rites funéraires où le geste symbolique, notamment sacrificiel, semble essentiel ?

John Scheid : "Le geste à l’occasion de ces rituels s’avère effectivement essentiel, il doit être exécuté selon un ordonnancement bien précis et le plus souvent accompagné de prières. Malheureusement, la plupart du temps, ces dernières ne nous sont pas parvenues. Dans les cas où nous avons pu cependant retrouver trace de ces prières, nous comprenons alors mieux le geste qui par ailleurs reste muet en leur absence. Le geste essentiel dans la plupart des rites funéraires romains réside dans le sacrifice. À Rome, tout passe par le sacrifice-banquet. Il s’agit d’un banquet formel organisé avec les dieux, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on considère la notion plus moderne de messe chrétienne conçue comme un repas. Ce banquet établit un classement entre les dieux, les humains et les victimes animales. C’est une façon de rappeler la place dans la société de chacune de ces trois catégories d’êtres. Le mort relèvera toujours de la société s’il est enterré correctement, et les rites d’enterrement commencent précisément avec les banquets lors de son inhumation ou incinération. Ce sacrifice lors du banquet est encore communautaire d’après Cicéron qui rapporte des sacrifices à la déesse Ceres, divinité qui préside à l’ouverture de la terre lors des semailles. Elle recevait alors une part d’une truie sacrifiée, les mortels recevant une autre partie qu’ils mangeaient sur une table dressée sur le lieu d’inhumation, alors que le mort couché sur son bûcher ou dans son cercueil recevait également sa part du banquet. Lors de cette cérémonie, le mort était paré de ses plus beaux vêtements tandis que les vivants étaient revêtus de leurs habits de deuil, se défiguraient et allaient même jusqu’à faire des gestes à l’envers pour ne pas être eux-mêmes englobés dans ce processus funéraire. Neuf jours après, les participants revenaient au cimetière et pratiquaient un nouveau sacrifice aux dieux mânes du défunt ( ou culte des ancêtres) qui s’était séparé des vivants. Il s’agissait alors d’un holocauste, toutes les victuailles étant brûlées et ne pouvant être consommées par des vivants. Ceux-ci retournaient ensuite chez eux où ils célébraient également un sacrifice pour eux et leur famille. S’il nous était possible de revivre concrètement chacune de ces étapes, notre compréhension s’en trouverait bien entendu améliorée !"

La magie occupe également une place importante dans les religions romaines. Comment considérer ces pratiques pour une civilisation par ailleurs si « rationnelle » notamment dans ses usages juridiques ?

John Scheid : "Selon moi, il s’agit du même contraste qu’a pu connaître notre époque avec des présidents de la République allant consulter des astrologues ! (rires…) Dans le monde classique romain, tout le monde avait recours à la magie, même publiquement. Il s’agissait de pratiques qui étaient censées protéger ou défendre, voire même lancer un sort contre un ennemi… Tout le monde recourait à ces usages considérés comme religieux. Et je pense que même Cicéron qui était pourtant une personne très raisonnable devait s’y prêter en privé ! Cicéron plaidait beaucoup et il n’hésitait pas à rappeler l’histoire d’un grand orateur pourtant habitué à parler avec habileté en public et qui un jour s’était retrouvé à bégayer et à oublier son texte dans une affaire qui l’opposait à une femme nommée Titinia qui lui aurait jeté un sort ! C’est une chose entendue à cette époque et une pratique commune dont fit également les frais un célèbre rhéteur Libanios du IIIe s. qui fut réduit au silence pendant deux ans parce qu’une personne avait usé d’une puissance magique à son encontre. Cela ne surprenait personne en ces temps car tout le monde y croyait, même jusqu’aux plus hautes sphères de l’État. Tel sera sur un autre plan le sort de Carthage lors de sa destruction par Scipion Émilien qui fut réduite au silence en étant « dévouée » – le rite de devotio l’offrait aux dieux d’en bas. Nous retrouvons régulièrement lors de fouilles archéologiques des exemples qui nous éclairent sur ces pratiques magiques qui étaient tolérées tant qu’il n’y avait pas mort d’homme".

Quels traits ont survécu de ces religions dans le christianisme romain ?

John Scheid : "Selon moi, le ritualisme est la part la plus importante que nous avons hérité des Romains. L’apôtre Paul dans les Lettres aux Corinthiens avait une position radicale par rapport au ritualisme, notamment parce qu’il devait aussi viser celui du judaïsme de son époque. Pour les religions antiques, l’esprit humain était trop faible pour comprendre quoi que ce soit au mystère de la divinité, il fallait juste suivre scrupuleusement les obligations à leur égard. Paul était hostile à cette attitude, non seulement à l’égard des païens qui l’entouraient mais également aux Juifs ritualistes. Mais il n’a pas a été entendu, l’Église catholique romaine puis l’orthodoxie s’étant ritualisées par la suite. Il a fallu beaucoup de temps pour constater autre chose que des rites et apercevoir d’autres notions dans le monothéisme que ces pratiques héritées des siècles passés".

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews 2023

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reproduction interdite sans autorisation

 

 

 

 

 

 Hommage Paul Veyne (1930-2022)

Interview Paris le 6 novembre 2012  (I)

 

     

copyright : © Alain Bollery / Opale

 

LEXNEWS | publié le 18.11.12

par Philippe-Emmanuel Krautter

 

irgile, avec l’Enéide, passe soudainement au genre épique alors même qu’il avait excellé dans un genre très différent avec les Géorgiques et les Bucoliques. Pour quelles raisons Paul Veyne est-il passé lui aussi soudainement à la traduction de ce monument de la littérature romaine ? »


Paul Veyne :
« J'avoue avoir entrepris une nouvelle traduction de ce texte en raison de l'évolution de la langue. Toutes les traductions ont besoin d'être revues une ou deux fois par siècle. Il y a eu deux traductions de l'Enéide aux Belles Lettres. La première avait un style académique du début du vingtième siècle ; elle était le fait d’un académicien et elle n'est plus lisible aujourd'hui, même si elle reste encore très bonne. Il y en existe également une autre dont je préfère ne pas parler…
Alors qu’un grand nombre de chefs-d’œuvre du passé ont eu en leur temps un succès incroyable, ils sont devenus aujourd'hui illisibles. Je vous donnerai quatre exemples : le Don Quichotte en version intégrale, qui est à mourir d'ennui, Le paradis perdu de Milton dont les Anglais eux-mêmes avouent que la lecture n'est pas passionnante, La nouvelle Héloïse qui frôle le ridicule et Werther que Napoléon avait lu alors même qu'il ne lisait pas beaucoup ! Je suis parti de la conviction que l'Énéide faisait partie de ces œuvres dont le succès a été bimillénaire. Et de surcroît, il ne faut pas oublier que Virgile reste le grand poète de Baudelaire ! Cela m'a conduit à faire le pari que cette œuvre était encore intéressante à lire aujourd'hui. Je verrai si c'est vrai ou pas !
Elle est en effet intéressante à lire pour son aspect romanesque, ce côté film d'action très rapide. N'oublions pas ces scènes de bataille digne du Far West ! Et la fin de l'Énéide est un véritable péplum… Il faut également relever l'extraordinaire qualité de cette écriture qui est un genre à part, ce n'est plus de la prose. Des épreuves personnelles m'ont conduit à m'interroger sur un grand nombre de choses, et bien entendu la mort, et j'avoue qu'entreprendre une telle traduction a occupé suffisamment mon esprit pendant cette période… »


« A la lumière de cette nouvelle traduction, parvenez-vous à comprendre pour quelles raisons Virgile souhaitait tant voir détruire cette œuvre qu’il jugeait imparfaite au terme de sa vie ? »


Paul Veyne :
« Il ne fait aucun doute que c'est dans un souci de perfection qu'il a souhaité la destruction de son œuvre au terme de sa vie, et combien je le comprends après l’épreuve de sa traduction ! Des vers restent inachevés, une soixantaine en l’occurrence, et le texte manque parfois d'unité, car Virgile a supprimé de longs morceaux pour la cohérence interne. De plus, il y a des parties plus faibles vers la fin du chant V, alors que le début du chant VII est éclatant. Vous réalisez après avoir travaillé sur une telle œuvre que cette perfection recherchée est ce que tout poète épris de son art souhaite atteindre ! C'est bien ce souci, ô combien compréhensible, chez un homme certainement modeste et profondément imprégné du sens de la poésie qui l’a conduit à souhaiter la destruction de son œuvre. De manière un peu abrupte, je dirai que Virgile est un type du genre de Baudelaire et pas du genre d’Hugo ! »

 

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Tout le monde sait que Virgile est un grand poète. Or, voilà qu'il va donner aux Romains l'occasion de se montrer aussi forts que les Grecs

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« Virgile a connu une postérité immense avec ce récit et ces laudateurs n’ont pas hésité à le qualifier de Homère latin. Partagez-vous ce jugement de Properce sur l’Enéide alertant ses contemporains qu’avec cette œuvre Quelque chose est en train de naître, de plus grand que l’Iliade ? »


Paul Veyne :
« Tout le monde sait que Virgile est un grand poète. Or, voilà qu'il va donner aux Romains l'occasion de se montrer aussi forts que les Grecs. Le patriotisme suffit et c’est pour cela que Properce dit expressément aussi grande que l'Iliade. En fait ce n'est pas vrai… L’Enéide est une belle œuvre, passionnante à lire au même titre que l'Ile au trésor, c'est un roman d'aventures (rires)… Cela dit, l’Enéide n'est pas de ces œuvres majeures de l'humanité. J'aurais hésité à dire cela, mais un des plus grands philologues allemands l'a fait pour moi vers 1920 ! L’Enéide s'inscrit dans le genre épique, un genre qui à l'époque de Virgile est un mélange où se mêlent l'Iliade avec toutes les conventions que ce texte comporte (combats singuliers, divinités…), ainsi que l’apport du monde hellénistique avec son raffinement intellectualiste et esthétique. Nous sommes à l’époque de la Vénus de Milo ! Si vous préférez, les combats qui font de la fin de l'Énéide un film de cow-boys appartiennent à la tradition d'Homère, alors que les amours avec Didon relèvent de la tradition hellénistique ! Il y a un mélange de tout le passé et à cela s'ajoute la pratique de faire des épopées non seulement romanesques, mais également historiques. »


« Dans quelle mesure Virgile réécrit-il l’histoire et la mythologie du peuple romain avec cette œuvre ? »


Paul Veyne :
« Virgile écrit une mythologie à laquelle les Romains ne croyaient pas trop d'ailleurs et n'attachaient aucune importance. Chez les Grecs, la mythologie est une littérature orale qui est par la suite devenue écrite. Je vous donne un exemple avec le récit d'Ulysse et de Pénélope qui tisse sa toile : cette histoire a été un bestseller jusqu'au jour où, en 600 ou 500, un auteur a eu l'idée géniale d'imaginer des amants à Pénélope ! Voilà comment se déroule la mythologie, il s’agit d’une littérature orale qui n'a rien de religieux et à laquelle on ne croit pas vraiment, ou tout au moins comme un lecteur naïf aujourd'hui peut croire son horoscope… Ce sont de beaux récits, pour lesquels on ne se pose pas la question de leur véracité. Avec la fin des guerres civiles et les drames vécus - un véritable choc équivalant à la Shoah pour notre XXe siècle -, il y a un regain de patriotisme. Virgile est d'autant plus patriote qu’il est un Romain de fraîche date, car il appartenait à l'Italie du Nord récemment rattachée à Rome depuis César. Ce texte est bien entendu également une reconnaissance à Auguste. On ne cesse de dire que les hommes qui protégeaient Virgile faisaient cela par intérêt politique. C'est plutôt du rationalisme politique qui n'en est pas ! Un homme politique au pouvoir se considère comme important, il lui est donc normal de connaître les gens qui importent, c'est du snobisme si vous voulez… Virgile n'avait aucun goût pour la politique, ce qui l'intéressait c'était la philosophie, la poésie… L'Énéide sera pour lui une œuvre d'art patriotique qui correspond à son immense ambition. C'est ce qui explique cette œuvre déconcertante quant à son thème après les Bucoliques. Peut-être Virgile a-t-il pris peur de l’ampleur qu’elle prenait, ce qui pourrait être une explication de sa volonté de la détruire. Je pense que dans sa lucidité, il ne pouvait ignorer les imperfections de ce qu'il avait entrepris. Virgile est un homme qui a conscience de sa valeur littéraire, tout en étant extrêmement scrupuleux. Il voulait faire grand et il souhaitait être à la hauteur de son objet, c'était certainement un homme ravagé par l'ampleur de la tâche. C'est une œuvre qui lui a pris dix ans de sa vie et il était tellement apprécié qu'Auguste le rencontrant par hasard en Grèce lui a demandé de rentrer tout de suite en Italie de peur qu'il ne disparaisse dans un naufrage ! Ce même Auguste a donné l'interdiction de détruire l'œuvre. L'époque de Virgile peut ainsi avoir le sentiment d'avoir incorporé l’incomparable civilisation grecque et d’avoir fait aussi bien que les Grecs. Pour répondre donc directement à votre question, deux éléments essentiels marquent cette oeuvre de Virgile : la fin de la période éprouvante des guerres civiles et la reconnaissance illimitée pour celui qui a ressuscité l'unité de l'empire. N'oubliez pas que cet empire était coupé en deux. Si Antoine et Cléopâtre peuvent être du folklore pour péplum, il n'empêche que ce même Antoine se taillait tout l'Orient jusqu'à l'Euphrate comme empire. Seul un passage de l'Énéide montre que Virgile était du côté du parti de l'oligarchie et non pas de celui du peuple lorsqu’il dresse le portrait d'un agitateur politique».

 

 

« Comment traduit-on un tel monument et quelles sont les résistances de la langue latine dans notre langue ? »


Paul Veyne :
« Le premier impératif, qui peut paraître évident, mais qui n’est pas toujours respecté, est de ne jamais suivre l'ordre des mots latins qui n'est pas le nôtre. Entre nous et le monde, la réalité de notre propre pensée et celle des autres, s'intercale - et je vais embêter Luc Ferry - ce qu'on appelle une structure. Nous ne sommes jamais en contact direct avec quelque chose ou quelqu’un, nous passons sans arrêt par une structure qu’il s’agisse des superstitions de notre temps ou de la langue latine. La langue latine a une autre structure que notre langue qui en est pourtant largement tributaire. Que cela soit l'ordre des mots ou bien l'usage du pluriel poétique, on ne peut pas traduire mot à mot et encore moins suivant l'ordre des mots. Il est donc capital d'être bien persuadé qu'une langue est une structure. Je vais vous donner un seul exemple : l'Énéide commence dans toutes les traductions par “Je chante les armes et le héros qui…”. Il suffit de prendre un bon dictionnaire latin, un des deux dictionnaires d'Oxford, pour s'apercevoir qu'en prose latine arma veut dire bellum. Quand un historien dit : “La guerre cependant en Orient continuait”, il utilisera bellum ; si en revanche, il y a un grand événement et qu’il dit “à ce moment-là une guerre terrible éclata”, il n’utilisera pas bellum mais arma ! Arma est ainsi le mot solennel inquiétant pour guerre. Il ne faut donc pas traduire : « Je chante les armes… », mais « Je chante la guerre… ». Dans le même esprit, il ne faut pas traduire : «… le héros qui… », car en poésie le mot vir (l’homme) remplace l’anaphorique le, lui, leur… Il faut donc dire : “Je chante la guerre et celui qui…”. Toute personne ayant fait du latin reconnaîtra qu'il faut traduire virumqui par “celui qui”.

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L’Enéide étant un livre saint, on ne pense pas en faire un usage philologique. Comment le sens d'un si beau texte ne serait-il pas évident ?

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“Pardonnez cette remarque triviale, mais ce que vous évoquez donne l’impression d’aller de soi… Comment comprendre que cela n’ait pas été pris en compte auparavant ?»


Paul Veyne :
« Je vous l’accorde, mais encore faut-il avoir lu le livre qu'un Finlandais a écrit en allemand pour expliquer les mots poétiques en latin !

L’Enéide étant un livre saint, on ne pense pas en faire un usage philologique. Comment le sens d'un si beau texte ne serait-il pas évident ? Quand il s'agit de traduire le Satyricon, oeuvre affreuse et obscène, on le laisse à des latinistes qui eux savent le latin et la traduction française est impeccable. L'Enéide quant à elle est confiée à de grands esprits qui ne savent pas forcément le latin et ne savent pas qu'il faut savoir ! »

 

« Comment avez-vous réussi à passer par-dessus ces barrières que vous évoquez ? »


Paul Veyne :
« Il y a un principe très simple : il faut distinguer le style et la langue. Ce qui relève de la langue normale en latin doit être traduit par ce qui est de manière également normale en français, comme je vous le disais même l'ordre des mots est très différent. Lorsqu'il y a un effet stylistique, alors là… C'est à ce moment qu'il faudrait du talent pour ne pas dire plus ! »
 

« Mais il y a beaucoup d’effets de style dans Virgile… »


Paul Veyne :
« Il n'y a que cela ! (rires). Si vous saviez le nombre de traducteurs persuadés qu'un mot en latin a la même signification qu'en français. Prenez le mot dulcis, il est très souvent traduit par doux et cela donne dans des traductions d’Horace ‘beaucoup de doux vins’, alors qu'il faut traduire par bon vin, dulcis ne signifiant par doux, mais « bon » ! Les Oxfordiens le savent bien, ce n’est qu’à ce prix que l’on évite des contresens. Prenons encore un autre exemple, le mot gemitus est fréquent chez Virgile et il est généralement traduit par « gémissement ». Lorsque vous tombez sur un passage où ce mot gemitus figure et que vous regardez dans un dictionnaire spécialisé la manière dont cela a été traduit, vous tombez sur les ‘ gémissements’ prétendus d'un lion en colère ! (rires…) Gemitus signifie toute expression confuse, sombre et non articulée… »
 

« Vous êtes-vous servis également de tous ces auteurs qui depuis vingt siècles ont fait référence à Virgile directement ou indirectement ? »
 

Paul Veyne : « Oui ! La seule bonne traduction du dernier vers de l'Enéide est celle de Racine, les autres proposant des traductions dignes d’un zéro pointé ! Quand Turnus est tué, il va au fond de l'ombre, sub veut dire ‘sous’ et ‘au fond de’. Comme les traducteurs ne veulent pas comprendre qu’umbrae est un pluriel poétique alors que le pluriel poétique n'existe pas en français, cela a donc donné les ombres et par extension les morts. Ces personnes ont ainsi transformé sub par chez les morts… Si vous prenez votre dictionnaire allemand Einführung Wörterbuch et que vous recherchez umbrae, vous voyez que cela veut dire tantôt les ombres des morts, tantôt les ombres d'un seul mort avec un pluriel poétique – le propre père d’Enée – ou bien l’ombre, l’enfer. Racine savait son latin, car il était de Port-Royal et il a bien traduit : et son ombre en hurlant s'enfuit dans les enfers. »

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si l'on fait l'effort de lire les sept premières pages, on est pris par le récit d'aventures…

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« Comment l’Enéide peut-elle être reçue aujourd’hui en notre XXI° siècle ? »


Paul Veyne :
« Je pense avec plus de chances que Cervantès et à égal avec l'Ile au trésor ; si l'on fait l'effort de lire les sept premières pages, on est pris par le récit d'aventures… Et lorsque vous savez qu'il y a l'apparition de Vénus à la page 10, vous êtes totalement rassuré ! Cet effort réalisé, les lecteurs seront pris par trois choses : le récit d'aventures maritimes et guerrières avec le fantastique des épisodes, puis la rapidité du récit à la manière d'un film et qui correspond très bien à notre époque. Et pour finir, si la traduction a le bonheur de le permettre, la grâce du récit qui touchera plus d’une personne… Virgile esquisse également un roman d'éducation où le héros parvient à un certain niveau d’héroïsme, l'épreuve ultime étant la traversée de la mort, mais tout cela est en filigrane, à peine abouti... Au début, Virgile trouve que la vie ne vaut pas d'être vécue et se demande quelle envie peuvent bien avoir les morts de revenir en ce monde, suivant en cela les influences philosophiques de son époque. Cela le conduit à des interrogations très claires comme lorsqu’il dit à son père dans les Enfers : quel désir peuvent bien avoir les morts de ressusciter ? De ce pessimisme d'intello, il est alors passé à un optimisme patriotique. Il y a également la grande tentation avec Didon…(long silence). Mais il faut avouer que ce n’est pas bien passionnant ! La partie faible de l’Enéide, c’est son acteur principal. Imaginez un western sans John Wayne (rires)… ».

Merci Paul Veyne pour ce témoignage passionnant sur une œuvre éternelle léguée par Virgile ! Nous découvrirons cette nouvelle traduction avec le plus grand plaisir et la poésie immense de ce texte laissant pour une fois le héros sur un plan secondaire…

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

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Un message personnel de Paul Veyne

adressé aux lecteurs de Lexnews :

"L’ÉNÉIDE" VIRGILE

traduit et présenté par Paul Veyne

Albin Michel, 2012.

 

Interview Paul VEYNE (II) 22 décembre 2007

 

© Photo Jean Mathiot

Paul VEYNE est un électron libre dont la rapidité et la vivacité d'esprit émerveille toute personne ayant découvert sa pensée à travers ses livres, son enseignement au Collège de France ou lors de ses interventions publiques. D'une curiosité infatigable, il apporte une énergie surprenante dans des disciplines habituellement plus sereines. Cette puissance qu'un Nietzsche ne renierait pas trouve son contrepoint dans la poésie d'un René Char qu'il a particulièrement chérie. Nous sommes en présence d'un personnage atypique dont les analyses sur notre plus ancienne antiquité ont le grand mérite de remettre en question des idées reçues de même que ses jugements sur l'époque actuelle surprendront plus d'un lecteur. Avec cette interview du grand historien, partons à la découverte d'une pensée libre et d'une personnalité indomptable !

 

 

 

 

 

LEXNEWS : « Comment aimeriez vous que l’on présente l’Histoire et comment l’Histoire a-t-elle croisé vos pas et retenu progressivement votre intérêt même si vous avouez toujours que vous n’aviez aucune admiration particulière pour les Romains ? »

 

Paul VEYNE : « Ce qui me frappe c’est que l’on peut passer sa vie à s’intéresser à une chose, et même y avoir été pris enfant, que ce soient les timbres postes ou l’Histoire antique, alors que vous n’avez pas un amour ou un intérêt particulier pour ces gens là ; j’aime les Grecs comme tout le monde mais j’aime aussi le Japon, les Romains ne m’excitent pas particulièrement ; donc on peut passer sa vie à s’occuper d’une chose, sans que cette chose ait pour vous une valeur particulière, c’est curieux ! La peinture est beaucoup plus présente chez moi que les Romains. Deuxièmement, le fait de s’occuper de ceci ou de cela est également sans rapport avec votre caractère. Il m’est évidemment difficile de juger de mon propre caractère mais de nombreuses personnes m’ont dit qu’elles ne voyaient pas ce qu’il y avait en moi qui me destinait à faire de l’Histoire romaine. Un homme pieux serait destiné à étudier le Christianisme alors que je n’ai rien en moi qui me porte vers l’Antique. Je signale ce phénomène curieux de ces espèces de passion, de ces vocations comme l’on dit d’un mot mystificateur, qui portent sur les timbres-poste ou sur ce que vous voudrez sans que cela ait un rapport avec le caractère de l’individu et sans que l’individu s’en émerveille et trouve cela très bien ! C’est très curieux psychologiquement mais c’est ainsi… »

 

LEXNEWS : « C’est quelque chose sur lequel vous avez souhaité prendre du recul ? »

 

Paul VEYNE : « Si vous voulez, je trouve un bout d’amphore sur une colline, cela m’a fait un choc sans nom, pourquoi ? Je n’en sais rien !

 

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"Plus que le pittoresque, ma préférence irait plutôt vers une fine anatomie, une analyse qui évidemment pourrait s’accomplir en termes assez abstraits..."

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LEXNEWS : « Et ce qui est étonnant c’est que vous relevez pourtant le fait que le directeur du musée de Nîmes ne cessait pas de vous voir dans son musée.»

 

Paul VEYNE : « Absolument, à partir de ce moment là, je n’ai plus décollé des musées de l’Antiquité. Je faisais l’école buissonnière pour aller au Musée archéologique de Nîmes ! Mais c’est le point de départ qui reste inexplicable… Je tiens à relever cela afin de démystifier l’idée de vocation.

Pour revenir au début de votre question, j’ai été tout le temps en contact avec des philosophes. Et je crois que l’analyse du récit historique qui essaye d’aller le plus loin possible pour préciser l’originalité de tout ce qui se passe en faisant une anatomie très abstraite des choses comme Michel Foucault correspond le plus à ma vision de l’Histoire. Plus que le pittoresque, ma préférence irait plutôt vers une fine anatomie, une analyse qui évidemment pourrait s’accomplir en termes assez abstraits. Mais voilà, cela est un goût purement personnel !».

 

LEXNEWS : « Qu’est ce qui vous démarque de l’école des Annales par exemple quant à cette fine analyse que l’on retrouve également dans cette façon d’écrire l’Histoire ? »

 

Paul VEYNE : « Il y a un point sur lequel je ne suis pas du tout d’accord avec l’école des Annales : la notion de société. Quand j’étais débutant, on m’a dit un jour : si tu veux écrire de façon scientifique l’histoire de la littérature latine, cela consiste à rapporter l’histoire de la littérature à la société ! De même,  les gens sont persuadés que la peinture d’une époque est en rapport avec la société de cette époque. Je le croirai le jour où l’on m’aura expliqué quel rapport il y a entre l’impressionnisme et le capitalisme bancaire… Je crois que c’est une foutaise si vous voulez ! C’est une idée fixe de penser que tout est expliqué par la société, alors qu’il y a une diversité de phénomènes, d’explications de processus côte à côte, cela grouille de tous les côtés et cela ne se rapporte pas nécessairement à un grand Tout, la Société avec un « s » majuscule ! C’est une idée généreuse, sociale, socialiste, cela vient de Durkheim et de Marx, mais cela n’a rien à voir avec le grouillement confus et complètement anarchique qu’est le moment historique. L’impressionnisme se développe d’un côté et la société bancaire de l’autre, ils se rencontrent par hasard au même moment mais ils n’ont rien à se dire… »

 

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"Depuis Nietzsche, nous sommes entrés dans un monde où il n’y a plus de transcendance. On sait que l’homme est un être qui erre au hasard et qui ne sait pas pourquoi..."

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LEXNEWS : « Vous estimez avoir cessé d’avoir des comptes à régler avec votre passé après avoir lu Nietzsche à l’âge de 50 ans, tout en reconnaissant être un fervent aristotélicien ainsi qu’un lecteur conquis par la pensée de saint Thomas d’Aquin. Quelle place respective occupent ces sources dans votre bibliothèque et votre quotidien ? »

 

Paul VEYNE : « J’ai là à côté de moi les quatre volumes de la « Somme contre les Gentils » de saint Thomas d’Aquin dont les trois premiers volumes sont une merveille d’élégance et de clarté ! C’est de la philosophie qui n’est pas mystique et ces œuvres offrent des analyses très précises. Cela me plaisait et je pouvais prendre cela plutôt que Platon ou que d’autres parce que je supportais cela mieux que des délires mystiques. Par ailleurs, j’utilisais ces sources comme un exercice intellectuel comme certains soulèvent des haltères ! C’est une habituation à l’abstrait. Pour Nietzsche, c’est une grande démystification. Depuis Nietzsche, nous sommes entrés dans un monde où il n’y a plus de transcendance. On sait que l’homme est un être qui erre au hasard et qui ne sait pas pourquoi, qui se trompe sans arrêt et dont les coutumes sont arbitraires. On sait qu’il n’y a plus de Dieu, Dieu est mort signifie en effet qu’il n’y a plus de vérité absolue, de morale absolue, l’homme est une espèce vivante parmi d’autres qui n’a pas de privilège particulier. Il est plus intelligent de qu’autres animaux, mais il doit y avoir sur d’autres planètes d’autres animaux encore plus intelligents que lui, mais nous ne sommes plus dominés par la grande chose, le Bien, le Vrai, la Vérité, l’Absolu, Dieu,… C’est le vrai sens de cette fameuse phrase « Dieu est mort » qui n’est pas seulement une phrase d’athée mais que l’homme passe son temps à errer et à se tromper, il n’en sortira jamais ! ».

 

LEXNEWS : « Vous ne reprenez pas cependant à votre compte toute la pensée de Nietzsche… »

 

Paul VEYNE : « Il est sûr que je n’adhère pas avec la fin de Nietzsche et son surhomme. Vous savez, c’est totalement délirant ce qu’a voulu faire Nietzsche à la fin ! Son but est de créer une société et de faire que l’humanité s’élève le plus haut possible, c'est-à-dire qu’elle ait des représentants d’élite. C’est un dressage de l’humanité réduite à l’esclavage et au travail afin de former des élites pour la beauté de la chose ! Et ensuite, il place son espérance dans ces hommes supérieurs aux autres, qui n’ont rien à voir avec ce que les allemands en feront. Vous savez, Nietzsche est totalement philosémite et il déteste les Allemands ! Il y a un éloge transcendant des juifs et il a même vomi l’antisémitisme…»

 

LEXNEWS : « Sa pensée  a été totalement récupérée… »

 

Paul VEYNE : « Absolument, il est même amusant de lire ce qu’il écrit sur les Allemands qu’il ne peut pas supporter et ne parlons pas de ses impressions sur les antisémites… Non, ce n’est pas cela qui est problématique, c’est même encore pire si j’ose dire : il se donne pour but de produire quelques individus d’élite au détriment de tous les autres pour la beauté de la chose. Il espère que ces individus d’élite, qu’il nomme les « surhommes », avec l’évolution, donneront naissance à une espèce vivante encore plus supérieure à l’homme. C’est complètement gratuit, arbitraire, de l’élitisme insensé ! »

 

LEXNEWS : « Que pensez vous de cette notion de puissance évoqué par Nietzsche ? »

 

 Paul VEYNE : « Pour lui, c’est une clé de l’explication du monde. Le monde tend sans arrêt à faire plus, c’est pour cela que la vie produit des espèces supérieures donc il faut faire comme elle et produire des élites ! Bêtement, l’époque actuelle avec son nihilisme, son égalitarisme va contre le mouvement de la nature et cela Nietzsche ne le supporte pas. Cela va à l’encontre de l’élan vital. Je viens « d’avaler » les quatre volumes des textes posthumes de Nietzsche, on en rigole tellement, c’est étrange ! Comment un tel personnage, aussi démystificateur, peut-il ainsi par la suite tomber dans son propre élitisme avec une telle naïveté… »

 

LEXNEWS : « Cela provient-il de la perte de repères de ses dernières années ? »

 

Paul VEYNE : « Oh vous savez ses dernières années, c’est surtout la vérole ! Comme tous les célibataires du XIX° siècle, Stendhal, Baudelaire, Nietzsche a attrapé la syphilis dans un bordel et est mort d’une syphilis tertiaire. »

 

LEXNEWS : « La folie évoquée évite de nommer un processus biologique plus trivial ! »

 

Paul VEYNE : « Oui, absolument, c’est la folie du tréponème pâle ! »

 

LEXNEWS : « Que font naître en vous, en tant qu’historien, ces images d’une Antiquité revêtue d’un blanc immaculé telles qu’elles s’imposaient à vos yeux adolescents et celle d’une Antiquité nettement plus colorée où les statues et les palais abondaient en polychromie ? »

 

Paul VEYNE : « Oui, tout à fait, le Parthénon était peint en jaune parce que lorsque le marbre neuf brillait trop, les grecs estimaient que ce n’était pas beau… Les statues étaient peinturlurées, c’était du vrai Saint Sulpice ! Alors, bien sûr, j’en souffre ! Je préfère nettement les statues sans peintures… Il est vrai que je n’arrive pas à comprendre ce goût. Ce qui n’est pas peinturluré est un chef d’œuvre alors que si on lui ajoute cette peinture, je l’aime nettement moins… »

 

LEXNEWS : « Mais quel regard portez vous sur votre propre réaction qui est en fait de voir plus ces statues dans un blanc immaculé comme votre Antiquité que l’Antiquité telle qu’elle fut ? »

 

Paul VEYNE : « Mais, oui je le sais ! Alors de temps en temps, je me dis : « Il faudrait que tu fasses un effort de te mettre dans la peau d’un Grec qui supporte les statues peinturlurées à la mode Saint Sulpice ». Mais vous savez je fais de telles expériences, je vais vous raconter quelque chose qui date d’hier soir : au chant XI de l’Iliade, Achille pour recevoir un hôte de marque, lui fait un superbe cocktail qui a régalé les Grecs pendant un millénaire ! C’est vraiment un truc de luxe : cela consiste à mélanger du vin, de la farine, du fromage râpé et du miel. Chaque fois que je parle à une maîtresse de maison de ce mélange, elle pousse des cris en disant que c’est imbuvable. J’en ai fais hier soir et sans dire ce que c’était j’en ai donné à boire ! Et bien mes convives ont dit : c’est curieux, cela a un très bon goût ! C’est très bon. C’est en effet un goût très original que nous ne connaissons pas par ailleurs où l’on ne retrouve aucun des éléments qui le composent. Alors vous voyez, cela je l’ai testé, mais je n’ai pas encore testé les statues peinturlurées ! 

Par ailleurs, je dois avouer que les reconstitutions qui sont faites sur ordinateur sont passionnantes. De manière générale d’ailleurs, il était très difficile autrefois de juger de l’architecture antique sans cette aide technologique. Il n’y a que trois monuments à Rome qui vous donne une idée de cette architecture antique : Sainte Marie Majeure, le Panthéon et Saint Paul hors les murs mais en dehors de ces trois monuments chrétiens qui continuent l’architecture romaine, seules les reconstitutions par ordinateur peuvent nous donne une image de ces merveilles.»

 

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"L’homme ne cesse d’inventer alors lorsque l’on parle de causalité,..., on oublie quelque chose d’essentiel : l’inventivité !"

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LEXNEWS : « Vous nourrissez une méfiance certaine à l’égard de la causalité. Pourriez vous nous éclairer sur cette question délicate en histoire ? »

 

Paul VEYNE : « Je crois que l’on méconnaît deux faits : primo, l’homme est libre. Des individus formés par le même groupe social, qui ont comme dirait Bourdieu le même habitus, peuvent avoir devant un problème par exemple politique, les réactions les plus différentes. La bourgeoisie d’extrême droite d’Action française se divisait en une moitié collabo qui faisait semblant de ne pas l’être mais l’était en réalité, et une autre moitié héroïque qui était entré dans la Résistance. J’étais au Parti Communiste quand j’ai eu la surprise suivante : au moment de la Communauté Européenne de Défense, le grand capital était profondément divisé. Les uns étaient pour, les autres contre, vous voyez ici jouer ce que j’entends par liberté et bien cette liberté est aussi sans cesse capable d’inventions. Si vous voulez expliquer l’Impressionnisme, vous allez souligner le fait que quelques peintres ont inventé quelque chose de neuf à partir de Boudin, de l’Art japonais et en transformant complètement l’Ecole de Barbizon, c’est de l’invention ! L’homme ne cesse d’inventer alors lorsque l’on parle de causalité, et qui plus est de causalité sociale, une dénomination trop souvent mise en avant, on oublie quelque chose d’essentiel : l’inventivité ! Il y a des tas de choses que l’on n’explique pas ou alors on va chercher… »

 

LEXNEWS : «  Vous soulignez le fait qu’il n’existe pas d’invariants sauf à admettre des généralités vagues et creuses, mais en même temps vous reconnaissez que l’Histoire procède par idées générales. »

 

Paul VEYNE : « Oui tout à fait, c’est du Nietzsche connu d’abord à travers Foucault ! L’amour à travers les ages n’existe pas si vous voulez. La chair chrétienne, le sexe que nous avons connu et ce qui se fait actuellement avec la notion de « gender » sont des systèmes sans rapport. Cela ne vous empêche pas bien entendu d’évoquer l’Amour à travers les âges, ce qui est une idée générale mais si vous essayez d’entrer dans les détails, vous voyez se succéder des éléments sans rapports entre eux. »

 

LEXNEWS : « Est-ce que cela rejoint cette querelle déjà ancienne des Universaux au Moyen-âge ? »

 

Paul VEYNE : « Mais absolument ! Max Weber reconnaissait déjà en 1900 que le fait de dire que les idées générales ne sont que des mots creux devait être la loi de tout historien. C’est tout à fait ce débat. »

 

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"Un philosophe n’a pas une philosophie sans considérer qu’il met la pensée humaine sur le droit chemin, surtout si c’est une philosophie inscrite dans l’histoire ! …"

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LEXNEWS : « Passons si vous le voulez bien à Constantin, personnage clé de votre dernier livre. Comment s’inscrit-il dans cette relation avec le Christianisme ? »

 

Paul VEYNE : « Je suis tombé sur un texte sensationnel et il faut avoir un peu d’imagination. Le débat de Constantin était toujours de chercher des causes. Les uns disaient : « c’était un chrétien sincère », les autres répondaient plutôt qu’un empereur a toujours des motifs intéressés pour adhérer à une religion. D’autres ont même dit : ce n’est pas cela du tout, c’était un imbécile, il mélangeait le Christ et le Soleil. En réalité, lorsqu’on lit les textes, et Dieu sait s’il y en a des textes de Constantin, on s’aperçoit que c’est une personne persuadée de changer le sort de l’humanité. N’oubliez pas qu’un empereur romain est le plus grand personnage qui soit au monde et il est le seul de son genre. Il est donc à la pointe de l’humanité, il a le droit de faire des élucubrations comme Néron, Julien l’Apostat ou notre Constantin. Les élucubrations de Constantin sont qu’il a brusquement découvert qu’en se faisant chrétien, et il l’était sincèrement, il aurait la mission de faire le salut de l’humanité. Et il serait ainsi, il l’a dit en toutes lettres, la créature humaine la plus importante depuis Adam et Eve ! Il y a un parallèle saisissant que je fais à ce sujet avec Lénine et Trotski le soir où ils ont pris le pouvoir. Si vous pensez que Trotski a pu écrire que ce qui était avant la révolution communiste n’a été qu’une préhistoire… »

 

LEXNEWS : « Peut on dire alors qu’on entre dans le domaine de la mégalomanie ? »

 

Paul VEYNE : « Si vous voulez ! Auguste Comte, Hegel,… et en fait quasiment tous les philosophes ont considéré qu’ils donnaient le fin mot. Si vous prenez Heidegger et ne parlons pas de Nietzsche qui avait expliqué qu’il était l’Antéchrist et qu’il était Dionysos ressuscité… Un philosophe n’a pas une philosophie sans considérer qu’il met la pensée humaine sur le droit chemin, surtout si c’est une philosophie inscrite dans l’histoire ! »

 

LEXNEWS : « Ce qui est également intéressant dans votre réflexion, c’est le fait que vous reveniez sur cette image d’Epinal d’un Constantin purement spéculateur, opportuniste,… »

 

Paul VEYNE : « En effet, si vous réfléchissez qu’il aurait été en accord qu’avec 5 % de la population en se brouillant avec les 95 autres pourcent… il y avait certainement d’autres calculs politiques à faire ! Il n’avait pas besoin de cela, il lui suffisait d’être chrétien dans son coin et n’avait pas besoin de ruiner les finances impériales pour construire partout des églises et soudoyer les évêques. »

 

LEXNEWS : « On peut dire alors comme vous le faites qu’il avait une certaine clairvoyance sur ce que pouvait apporter cette foi, vous évoquez même le terme de best-seller ! »

 

Paul VEYNE : « Oui, tout à fait, un best-seller pour une élite ! Les évêques ont alors fait lire ce best-seller au peuple et aux petites gens. Il n’y a qu’à voir sur cent chrétiens vrais qui y croient et suivent les offices, combien peut-on en désigner dont cela fait battre le cœur ? Très peu ! C’est une religion d’élite, c’est un peu comme si l’on mettait tout le monde à la sonate op. 109… »

 

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"Le Christianisme a tellement changé. Songez que l’on ne parle de la crucifixion que depuis le IV° siècle, que la Vierge est sans péchés depuis seulement 1950..."

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LEXNEWS : « La conclusion de votre dernier livre est que l’Europe n’a pas de racines chrétiennes ou autres, mais s’est faite par étapes imprévisibles. Comment l’historien que vous êtes analyse-t-il dès lors le récent discours du chef de l’Etat français au Vatican ? »

 

Paul VEYNE : « Non, elle n’a pas de racines chrétiennes mais un patrimoine, ce qui n’est pas pareil ! Et en effet, tout cela s’est fait par étapes successives et imprévisibles. Vous savez le Christianisme a tellement changé. Songez que l’on ne parle de la crucifixion que depuis le IV° siècle, que la Vierge est sans péchés depuis seulement 1950, qu’un grand nombre de membres de l’Eglise qui étaient à l’origine à droite sont de plus en plus à gauche depuis l’encyclique rerum novarum en 1891 et avec la théologie de la Libération qui œuvre beaucoup plus dans le social. Vous avez donc de profonds changements. Le chrétien du XX° siècle pratique la contraception, ils la pratiquent tous. La population espagnole n’a jamais augmenté dans ce pays chrétien avec 30 millions d’habitants ! »

 

LEXNEWS : « Mis à part l’abstinence, vous y voyez d’autres explications ! »

 

Paul VEYNE : « Non en effet je ne crois pas à cette explication de l’abstinence… Surtout si vous regardez les pays où  cela n’est pas pratiqué, vous constatez au moins six enfants par famille !

Pour le discours du chef de l’Etat, il aurait mieux valu parler de patrimoine plutôt que de racines. Ensuite, comme individualiste, je suis assez favorable à un certain libéralisme religieux qui est le sien. Je vous donne un exemple : si un jour, un ministre de la culture trouve utile de verser une subvention aux Carmélites, j’approuverai cela de tout cœur, tout d’abord parce que c’est un phénomène tellement extraordinaire que l’on devrait les nommer Monument historique, au même titre que les Communistes ! Et au nom du libéralisme, je trouve cela plutôt bien. Mais par contre la notion de racine n’a aucun sens scientifique… »

 

LEXNEWS : « Vous aimez profondément la violence suave des poèmes de René Char. En cette année anniversaire, il semble important de rappeler que la poésie de René Char, à l’image d’une musique contemporaine, demande à être comprise pour être pleinement appréciée. »

 

Paul VEYNE : « Oui, en effet, il vaut mieux faire cet effort et savoir ce qu’il a voulu dire et d’ailleurs lui-même y tenait beaucoup. Les colères que j’ai subies parce que j’avais fait un contresens sur un de ses poèmes, je les ai encore en mémoire ! Je suis d’ailleurs un peu médusé de voir René Char célébré, et je vous donne deux exemples qui me viennent à l’esprit, en Tunisie et au Japon… »

 

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"Qu’est ce qui fait qu’un auteur passe à la postérité ? Ceux qui sont contre cessent d’en parler, disent que cela ne les intéresse pas, on ne l’attaque plus mais il y a une sorte de consensus mou qui s’établit. ..."

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LEXNEWS : « Ce ne sont en effet pas forcément des lieux où on l’attendait en premier… »

 

Paul VEYNE : « Non en effet ! Je crois que le passage de René Char à la postérité mériterait une véritable analyse sociologique. Il faudrait faire une véritable archéologie, dépouiller énormément de papiers ce qui serait pourtant passionnant : qu’est ce qui fait qu’un auteur passe à la postérité ? Ceux qui sont contre cessent d’en parler, disent que cela ne les intéresse pas, on ne l’attaque plus mais il y a une sorte de consensus mou qui s’établit. Je crois que c’est ce qui s’est passé pour René Char. »

 

LEXNEWS : « Quelle image souhaiteriez vous laisser de René Char à nos lecteurs pour les inciter à lire René Char ? »

 

Paul VEYNE : « Je leur conseille de ne pas essayer de comprendre ce que cela veut dire parce que René Char jouait à deux niveaux. Tout d’abord, il souhaitait bien entendu dire des choses fort précises mais il avait le don de les dire obscurément puisque telle est la convention de la poésie moderne à l’image de l’art abstrait, mais  il avait le don de les dire avec une puissance verbale, par le choix des mots, le coloris des mots, le rythme…Ecoutez, en un mot, je suis tombé amoureux de René Char, de sa poésie, à 17 ans. Jusqu’à ce que je le rencontre, et j’avais alors à ce moment là 54 ans lors de la rédaction de mon livre sur lui, je ne me suis jamais demandé ce que tout cela voulait dire ! Et lorsque je ne comprenais pas, et bien je ne comprenais pas et je m’en enchantais. C’est seulement pour ce livre que j’ai commencé le déchiffrement. Et je faisais auparavant des contresens gigantesques ! 

Vous savez, on prend un réel plaisir à le lire même si on ne saisit pas toute sa pensée. Vous avez d’ailleurs un parallèle parfait à cela qui relève de la peinture abstraite avec les « Illuminations » de Rimbaud. Il n’y a qu’à voir le nombre de commentaires invraisemblables qui sont faits. La force verbale de peinture abstraite, de peinture non figurative  des « Illuminations » de Rimbaud est absolument énorme, c’est la même chose que René Char et c’est d’ailleurs pour cela qu’il faisait tant d’éloges de Rimbaud, ils font le même art. »

 

LEXNEWS : « L’histoire personnelle de René Char a été importante pour vous »

 

Paul VEYNE : « Cela a beaucoup compté pour moi. En ouvrant son livre, cette poésie m’a immédiatement touché, je savais immédiatement ses poèmes par cœur, je les sais d’ailleurs encore ! Le fait qu’il ait été résistant a bien entendu renforcé ma sympathie, mais cela, je ne l’ai appris que plus tard. Il appartenait à une vieille tradition de républicains rouges, bleus c'est-à-dire anti-curé du Midi de la France. Son père était maire de gauche de sa bourgade.

Il était d’une gentillesse et d’une générosité incroyables. Alors que j’avais un beau-fils qui mourrait du Sida, il venait de vendre ses fameux manuscrits à peinture et avait encaissé une somme importante et bien il m’a proposé de me donner 30 millions pour le faire soigner aux Etats-Unis ! Pour lui, un poète a le geste large… Un jour, dans le train, il s’était trouvé en face de Paul Claudel, qu’il avait reconnu par les photos, Paul Claudel était entrain de lire un journal de bourse. Pour lui, le spectacle d’un poète lisant un tel journal l’avait sidéré ! Néanmoins, cela ne l’empêchait pas d’être un grand admirateur de la poésie de Claudel. De même, vous imaginez facilement ce qu’il pensait de Céline puisqu’il mettait littéralement à la porte avec un gourdin les antisémites…Il me disait en râlant : « Mort à crédit est un chef d’œuvre !».

C’est la plus forte personnalité que j’ai jamais rencontrée ou entrevue. »

 

LEXNEWS : « Et Foucault ? »

 

Paul VEYNE : « Bien entendu Foucault avait également une forte personnalité mais dans un autre genre, celui du « samouraï sec » ! »

 

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"Si l’homme cessait d’être curieux alors il pourrait en effet changer complètement et perdre son instinct de conservation et perdre son instinct grégaire..."

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LEXNEWS : « Vous acceptez l’idée que l’on puisse oublier des grandes civilisations  dans le futur mais pas le fait que l’humanité puisse oublier de se dédoubler et réfléchir sur elle. L’état de la culture et de l’éducation actuelles vous inspire-t-il de telles craintes ? »

 

Paul VEYNE : « Je ne crois pas car parmi les tendances fondamentales de l’humanité, l’instinct grégaire, l’instinct de conservation, il y en a une troisième que l’on oublie toujours et qui est la curiosité. Le goût qu’ont les hommes de s’occuper des choses qui ne les intéressent en rien, que ce soit de découvrir l’Amérique ou de collectionner les timbres poste, la curiosité est une des poussées fondamentales de l’humanité. Elle porte sur tout : imaginez ces personnes qui recensent les 20.000 variétés d’araignées, vous vous rendez compte ? Parmi ces curiosités, il suffit que l’on apprenne qu’il ait existé un peuple dans le passé pour que l’on veuille savoir ce qu’ils ont fait, même si leur histoire est insipide. Cette curiosité pour l’Histoire n’est pas particulière, elle est une notion pure que l’on retrouve dans les autres domaines que j’évoquais comme la philatélie. Je pense que nous nous intéresserons toujours au moindre peuple à partir du moment où il a existé. »

 

LEXNEWS : «autrement dit, vous êtes optimiste ! »

 

Paul VEYNE : « Si l’homme cessait d’être curieux alors il pourrait en effet changer complètement et perdre son instinct de conservation et perdre son instinct grégaire. Cela serait une transformation tellement complète. Pour l’effritement de la culture souvent relevé, je pense que lorsque l’on tire le Théâtre d’Eschyle à 50.000 exemplaires de poche, je ne crois pas que ce soit par bonté gratuite, c’est qu’on arrive à le vendre ! Je vous donne un autre exemple, celui d’une lettre de Guy de Maupassant dans laquelle il écrit que pour « Bel ami » l’éditeur en attend un succès fou et il précise qu’il en est à 5.000 exemplaires ! Mon ami Jonathan Littell en est à 700.000 pour la France…A l’époque où le tiers de la population française savait lire, un succès se chiffrait à 5.000 exemplaires. Je ne nourris pas d’inquiétude en tant que tel et en fait je crois que les gens aiment geindre. J’aurais même envie d’en faire une formule toute faite : « les idées reçues geignardes » ! Or, ayant lu Nietzsche, il ne faut pas geindre… »

 

LEXNEWS : « En dehors de tout ce dont nous avons parlé, à quelles autres émotions culturelles Paul VEYNE consacre-t-il ses moments libres, si tant est que cette distinction ait un sens ? »

 

Paul VEYNE : « J’ai gardé un peu de sensibilité poétique, j’ai par exemple relu il y a quelque temps les « Illuminations » de Rimbaud avec un très grand plaisir. La peinture est également fondamentale avec les paysages en second plan, en revanche il y a quelque chose qui n’a jamais marché avec la musique ! J’en ai écouté des tonnes, je connais les dates, les compositeurs que je peux reconnaître à l’oreille mais je n’éprouve jamais le besoin d’en écouter. Au bout de quelques minutes, je cesse d’écouter même les plus grands chefs d’œuvres de Mozart ou de Beethoven. J’ai besoin de voir des tableaux mais la musique… Je feuillette par contre tous les soirs des livres d’art, c’est un réel besoin.

Pour finir, j’ai actuellement trois buts dans la vie, j’ai actuellement 78 ans. Je souhaite primo mourir en étant mince et non ventru, secundo, en sachant encore le grec, tertio, en sachant encore l’allemand ! Alors j’observe la diète et tous les soirs, je lis un peu de grec et un peu d’allemand… »

 

LEXNEWS : « Merci Paul Veyne pour cette force que vous donnez en exemple à nos lecteurs, une puissance qui devrait nous inspirer dans notre intérêt des choses passées et présentes !"

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

Tous droits réservés

reproduction interdite sans autorisation

Une phrase inspirante de Paul VEYNE tout spécialement destinée à nos lecteurs !

 

 

 

Interview Joël Chandelier

02/10/21

Lexnews a eu le plaisir d'interviewer Joël Chandelier, archiviste paléographe, agrégé d’histoire et maître de conférences en histoire médiévale à l’université Paris 8. Ce spécialiste de l’histoire des sciences et de l’histoire culturelle et intellectuelle médiévale vient de publier aux éditions Belin dans la prestigieuse collection Mondes Anciens dirigée par Joël Cornette un ouvrage remarquable et passionnant parvenant à réaliser une synthèse didactique de l'Occident médiéval sur près d'un millénaire.

 

 

Pourquoi avoir choisi la date de 400 ap. J.-C. pour évoquer le début de l’occident médiéval alors que celle de la chute de l’Empire romain en 476 (déposition du dernier empereur romain) semble plus souvent retenue ?


Joël Chandelier : "Le choix a été dicté par plusieurs raisons. La date de 476 n’a pas eu réellement d’écho en Occident. Le dernier empereur Romulus Augustule, qui fut déposé à cette date, n’avait déjà plus de réel poids politique à cette époque. Même si elle demeure une date symbolique, il ne s’agit pas là d’un changement brutal. Le moment de rupture se trouve plutôt, au plan européen, dans le basculement entre le IVe et le Ve siècle. L’imposition progressive du christianisme comme religion d’État à la fin du IVe s., la brutale pénétration de groupes germains en Occident en 406, le sac de Rome en 410, tous ces éléments accumulés vers 400 posent une partie des fondements de ce qui va se dérouler par la suite.
Vous privilégiez une vision également élargie du champ d’étude de ce « long Moyen Âge » pour reprendre une expression de l’historien Jacques Le Goff, incluant l’analyse de la vision du monde non seulement de la part des élites mais également du peuple.
Ce Moyen Âge qui s’étend sur une période de presque mille ans se caractérise par de grandes évolutions. Les grands historiens du XXe siècle, tels Georges Duby et Jacques Le Goff, ont insisté sur la nécessité de toujours se pencher sur les structures sociales pour observer les mutations qui s’opèrent parfois brutalement, d’autres fois par touches successives. Observer seulement la surface, c’est-à-dire les discours des clercs ou la suite des événements, comme cela se fait encore couramment, ne permet pas de comprendre ce qui se passe. L’histoire du Moyen Âge a été largement renouvelée ces dernières décennies, à travers des courants novateurs très variés, et il est temps, je crois, de tenter une synthèse qui montre les interactions entre la sphère politique, la culture religieuse et les structures sociales. Ce sont les dynamiques de ces domaines, leurs rapports de force, leurs échanges et leurs confrontations, qui forment la société médiévale : celle-ci n’est pas un monde figé, uniforme, simple, mais un bouillonnement parfois contradictoire, toujours en mouvement, dont il faut tenter de rendre compte. Toute la difficulté a été de retenir une certaine unité dans cette histoire entendue dans la diversité".


Vous retenez ainsi une vision plurielle pour scruter cet Occident médiéval…


Joël Chandelier : "Tout en ayant bien conscience que derrière ce vocable se cache une myriade de peuples et de sociétés, j’ai en effet retenu ce terme d’Occident. Je l’entends en un sens pluriel car ce terme me semble être le plus adapté, le plus compréhensible aussi. De quoi s’agit-il ? De l’espace de la culture latine, reconnaissant l’autorité (au moins nominale) du pape et partageant un certain nombre de structures sociales. L’avantage du terme d’Occident est qu’il me semble plus juste géographiquement que celui d’Europe, puisque l’Europe à l’époque médiévale, l’Europe géographique, intègre des espaces dépendant du christianisme byzantin, des zones païennes et des États musulmans. Mais, bien sûr, on peut critiquer le terme qui n’existe pas sous la plume des contemporains…"


De quelle manière la civilisation chrétienne a-t-elle progressivement pris la place laissée vacante par l’Empire romain défunt ?


Joël Chandelier : "Il est certain qu’il y a un passage d’un modèle à un autre, mais on peut légitimement se poser la question de savoir si une période longue de quatre siècles, du IIIe au VIIe, peut encore être qualifiée de transition ! Il y a en fait alors une cohabitation de deux réalités qui en crée une nouvelle, originale, que l’on a qualifiée d’Antiquité tardive pour montrer son originalité propre. Tout d’abord, celle de l’empire romain finissant, qui certes disparaît dans certaines de ses formes (notamment pour l’empereur), mais sur d’autres se perpétue comme l’impôt, l’imaginaire du pouvoir, une partie des structures administratives, etc. Ces structures sont en interaction avec une société qui mêle des apports d’origine germanique mais aussi, évidemment, romains et chrétiens. Il n’y a donc pas un remplacement d’une civilisation par une autre : il y a plutôt une lente synthèse. D’une certaine manière, on peut donc dire que la civilisation médiévale repose sur la synthèse de ces trois grands apports que sont le legs romain, germain et chrétien – mais sans considérer que ces trois éléments seraient au départ « purs » et se seraient alors rencontrés : tous les trois sont nés ensemble et ont évolué ensemble, il est presque impossible de les séparer sauf en pensée".

 

Sur quelles bases repose cette civilisation chrétienne ? Et – osons la question – estimez-vous à l’image du pape émérite Benoît XVI que notre actuelle société repose encore sur ces mêmes bases ?


Joël Chandelier : "La religion chrétienne à partir du cinquième siècle devient la foi dominante de la population, même si elle ne sera jamais exclusive. Si les païens disparaissent assez rapidement, les juifs forment une part non négligeable de la population. Il demeure cependant que le christianisme dominera la société, ce qui est une nouveauté, même si nous ne savons pas exactement ce que recouvre cette adhésion pour chacun des fidèles des époques les plus anciennes du Moyen Âge. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que, lors de ces premiers siècles, nous avons encore la trace de nombreuses hérésies, tel l’arianisme, qui divisent ces croyants. Cependant, il est certain que désormais le peuple se trouve encadré par une église composée d’évêques, de prêtres et de clercs, une organisation très importante qui remplace même en partie les magistratures antiques romaines dans leur rôle, notamment dans les cités.

Une des grandes caractéristiques de cette civilisation est aussi que les gouvernants s’appuient sur cette religion chrétienne pour gouverner : le christianisme fournit un modèle qui vient compléter et infléchir, mais non abolir les modèles politiques antérieurs. Quant à savoir si cela peut encore être perçu de nos jours, il me semble qu’une réponse à nuancer serait la plus juste. Nier l’existence de tout ce legs conceptuel hérité du Moyen Âge, qui aurait donc disparu avec la modernité, ne me semble pas tenable. Il suffit de considérer l’importance du modèle de la royauté qui a prévalu jusqu’au XXe siècle dans de nombreux pays de l’Europe pour s’en convaincre. De nombreux éléments hérités de ce Moyen Âge ont donc encore un poids décisif de nos jours, mais il est évident que de nombreux éléments de cet héritage se sont estompés – je pense notamment aux rapports entre pouvoirs politiques et pouvoir religieux, qui existent toujours mais évidemment ne sont plus les mêmes. Si certains souhaitent reprendre l’image de racines, elle peut s’entendre, en effet, à la condition de considérer que, comme dans tout arbre, il y a plusieurs racines : celles qui viennent du monde médiéval, donc, mais aussi celles plus anciennes, qui transmettent l’héritage de la Grèce ancienne ou de l’époque romaine, ou les plus récentes issues de la modernité ou des apports extra-européens".


Pouvons-nous encore parler de mutation féodale au tournant de l’An Mil ?


Joël Chandelier : "La recherche actuelle a, pour l’essentiel, écarté l’idée d’une mutation sociale sous forme de rupture brutale autour de l’an 1000 qui aurait eu pour conséquence un changement radical de société. Les études récentes retiennent plutôt l’hypothèse d’une évolution sur le plus long terme, à la fin de l’empire carolingien jusqu’au début du XIIe siècle. L’idée d’un bouleversement social a également été remise en cause dans la mesure où une plus grande stabilité sociale des familles, mais aussi de ceux qui dominent, se constate. Toutefois, si cette thèse dans sa version forte a été aujourd’hui abandonnée par la plupart des chercheurs, des éléments importants en demeurent. Car on ne peut nier que, si l’on observe la société de la fin du IXe s. et celle du XIIe, les catégories sociales et leurs interactions sont très différentes. Une grande partie des conclusions de Georges Duby peut ainsi être conservée mais certains points, dont la temporalité et l’évolution, doivent être nuancés et étudiés dans un cadre européen. C’est un peu le défaut de la tradition française que d’avoir centré ses analyses sur la France, pour laquelle il est certain que dans certaines régions des mutations importantes ont lieu entre le Xe et le XIe siècle ; mais, si l’on prend un cadre européen comprenant les îles britanniques, l’Italie, l’Espagne chrétienne ou encore l’Europe centrale, les évolutions et leur temporalité ne sont pas les mêmes. Il est certain qu’il se passe quelque chose au XIe siècle, avec peut-être une rupture au milieu du siècle du fait de la réforme de l’Église, mais cela doit être entendu comme un processus, non comme un brutal changement".

Comment le pouvoir central est-il sorti de ce morcellement multiple et sur quelle base se réalise cette reconstruction ?


Joël Chandelier : "La période féodale centrale (autour du XIe siècle) se caractérise, dans l’ancien monde carolingien, par un morcellement politique dans lequel le pouvoir du roi est particulièrement affaibli et les pouvoirs locaux des princes et des châtelains accrus. À partir du XIIe siècle, cependant, le pouvoir central se reconstitue précisément en s’appuyant sur une base locale, c’est-à-dire en prenant à son compte la féodalité – qui alors n’est plus un obstacle mais au contraire devient un outil. Quelques rois au cours de ce XIIe siècle vont réussir à imposer par ces liens multiples de vassalité une nouvelle autorité, cette fameuse pyramide féodale avec le roi à son sommet et en dessous ses vassaux. Il s’agit donc d’une réorganisation des rapports et interactions entre le centre et les pouvoirs locaux, reposant sur la fidélité et la confiance au roi : il n’y a pas une reprise en main brutale des grands princes, sauf dans certains cas emblématiques, mais plutôt l’imposition d’une nouvelle forme de contrôle, appuyée notamment sur le droit dont la renaissance est l’un des grands événements du XIIe siècle".


Les trois ordres dégagés par Georges Duby vont désormais être à la base même de la société féodale jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Quelle importance va jouer cette structuration de la société pour le Moyen Âge ?


Joël Chandelier : "Cette structuration tripartite qui sépare les clercs, les nobles et les autres correspond à une vision d’intellectuels développée par des clercs de l’époque – et qui n’était pas du tout la seule qui existait alors. Elle finira cependant par s’imposer, en particulier avec la constitution d’une noblesse mieux délimitée, et la séparation entre les clercs et les laïcs promue par la réforme de l’Église à partir du XIe siècle. Cela aura de nombreuses conséquences dès la fin du Moyen Âge quant à la conception de la société. Celle-ci se trouvera encore caractérisée par ces trois ordres sous l’Ancien Régime, avec notamment en France le modèle des États Généraux, qui apparaissent justement au Moyen Âge, alors même que la société est bien plus complexe et comprend des catégories plus fines. C’est le cas par exemple pour le groupe de « ceux qui travaillent » qui comprend tout aussi bien de riches marchands et banquiers que les paysans les plus démunis. Pour la noblesse, nous retrouvons ces mêmes nuances avec une noblesse de robe, liée au service de l’État, qui apparaît dès la fin du Moyen Âge. Les réalités sont ainsi plus complexes qu’il n’y paraît – et il faut, à cette vision tripartite, en ajouter d’autres, par exemple celle qui sépare les chrétiens des minorités juives et musulmanes, celle entre les hommes et femmes..."


Quand se termine le Moyen Âge et comment débutent les temps modernes, terme de votre vaste enquête ?


Joël Chandelier : "Il y a toujours un aspect arbitraire à vouloir terminer le Moyen Âge et à commencer les temps modernes. Ces périodes sont en effet très complexes et il est classique et légitime d’évoquer comme terme 1492 qui correspond à la découverte des Amériques et à la chute de Grenade, le milieu du XVe siècle avec la chute de Constantinople, voire le milieu du XIVe siècle avec la Peste noire. Le défaut de ces choix est peut-être que les évènements mis en avant pour les justifier, bien que cela soient des dates essentielles dans l’histoire de l’humanité, se déroulent aux marges de l’Occident médiéval.
Qu’est-ce qui peut, dès lors, marquer la transition d’une époque à l’autre au sein même de l’Occident ? Il faut bien évidemment toujours faire un choix, aussi ai-je retenu le milieu XVe siècle et le personnage de Léonard de Vinci, en voulant par-là insister sur des éléments culturels. C’est en effet l’époque de la Renaissance et de l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles qui permettra une diffusion de l’écrit incomparable. L’exemple suivant est éloquent : la bibliothèque du roi de France au XIVe s. comporte un millier de volumes environ, alors que celle de Mazarin, au XVIIe s. s’élève à plus de 40 000 volumes ! Je pense que, du point de vue de la culture et de la communication, il y a une rupture très forte qui peut justifier de choisir là le terme du Moyen Âge – sans que cela n’exclue bien sûr d’autres dates ou justifications possibles".

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Interview Michel Winock

Paris, 28 janvier 2021

©F. Mantovani

L'historien Michel Winock n'est plus à présenter, lui qui a associé son nom à l'histoire de la République française dont il a retracé l'évolution en de brillantes études. Fin observateur des idées et de la vie culturelle, son dernier objet d'étude retrace ses propres souvenirs, ceux de son enfance, et d'une autre France, celle des années cinquante. Rencontre non dénuée d'humour avec un de nos meilleurs historiens à l'occasion de la parution de « Jours anciens » aux éditions Gallimard.

 


Comment l’historien de la République française et des idées politiques que vous êtes a décidé de regarder et livrer un monde non seulement d’une histoire contemporaine des années cinquante, mais également la vôtre, donc subjective ?


Michel Winock : " Il existe un âge — j’ai passé les 80 ans — de la récapitulation. Qui suis-je ? Qu’ai-je fait de ma vie ? On a envie de se reconstituer depuis le plus jeune âge au moment où l’on arrive dans la dernière ligne droite et qu’on dira bientôt « Bye ! bye ! » Et puis on a envie de raconter à ses enfants et petits-enfants d’où l’on vient, ce qu’on a connu et qui ressemble si peu à ce qu’ils connaissent aujourd’hui. En distinguant ce qui appartient à une époque, à une génération, à un ensemble, de ce qui est proprement singulier, qui nous appartient en propre ".


Vous dépassez votre propre témoignage pour l’élargir aux classes dites creuses des années 1935-1942 dans une banlieue traditionnellement communiste.


Michel Winock : " Peu de mes ouvrages ont suscité autant de lettres de lecteurs, ce n’est pas par hasard. La plupart appartiennent à ces classes creuses. Ils me narrent leur vie, notent les différences avec la mienne et aussi, et surtout, les correspondances, les repères communs. Nombreux sont ceux qui habitaient dans leur enfance et leur adolescence la banlieue de Paris comme moi. Plusieurs me parlent de leur père communiste (les mères ne semblent pas avoir voix au chapitre politique dans les années d’après-guerre, même si ce n’est pas tout à fait vrai). Presque tous, même les enfants de parents communistes, me parlent de leur catéchisme, leur communion solennelle, etc. Bref, nous nous trouvons bien des points communs sous la double influence des églises catholique et communiste ".


C’est une France d’avant et un peu oubliée, celle de la IV° République, qui se dévoile grâce à votre témoignage. Au regard de l’actuelle pandémie, vous ne comptez pas parmi ceux qui estiment que « c’était mieux avant ! ».


Michel Winock : " Il est sûr que l’on peut regretter des choses du passé, chacun ayant ses propres nostalgies. Si je prends l’exemple des médias, je peux regretter la télévision des années 60 qui avait une vocation culturelle aujourd’hui largement perdue ; je peux regretter les grands écrivains vivants de ma jeunesse : Camus, Malraux, Sartre, Mauriac, etc. Bref, dans tel ou tel secteur du passé, je peux être gagné par le sentiment que c’était mieux qu’aujourd’hui. Mais prendre au sérieux la formule globale « c’était mieux avant » relève de l’ignorance. Mon frère aîné est mort en 1944 à 22 ans de tuberculose ; mon père, à 49 ans, en 1945, lui aussi de tuberculose. C’est pour moi une référence clé. L’espérance de vie a presque doublé au cours du XXe siècle : environ 80 ans en moyenne pour les hommes aujourd’hui, 85 pour les femmes. Non seulement le fléau de la tuberculose a été éradiqué, mais le cancer, naguère incurable, n’est plus fatal. Etc. Autre domaine : l’instruction. Sur les six enfants que nous étions, j’ai été le seul à faire des études secondaires (et supérieures) parce que je suis arrivé près de dix ans après le cinquième. Dans ma classe du primaire, sur 32 ou 33 élèves, nous avons été trois seulement à passer l’examen d’entrée en sixième, et sensiblement moins de 10 % de notre classe d’âge sont parvenus au baccalauréat. J’évoque aussi dans mon livre les conditions de logement qui étaient celles de nos familles de banlieue : pas même de WC individuels, pas de douche, etc. Et je ne parle pas du pire : la guerre mondiale, les guerres coloniales… et particulièrement la guerre d’Algérie avec 27 mois de service militaire obligatoire…"


Dans cet esprit, le lecteur sera assurément surpris des conditions inégalitaires, notamment pour les classes modestes et la place des femmes.


Michel Winock : " Sur les inégalités, je ferais cependant des nuances. Je viens de le dire, j’ai connu dans mon enfance et mon adolescence des conditions matérielles de vie en comparaison desquelles vivre aujourd’hui dans une HLM paraît un luxe. Cependant, deux choses rendaient l’existence plus facile qu’avant la guerre. D’une part, le plein-emploi, qui a duré jusqu’au milieu des années 1970. D’autre part, les débuts de l’État providence avec ses lois sociales. Au demeurant, les « Trente glorieuses » ne sont qu’une formule : il faut attendre la décennie des années 1960 pour assister à une hausse sensible des niveaux de vie.
Quant aux femmes, elles gardaient un statut de mineures. Mon père était extrêmement soucieux de l’avenir de ses fils : il fallait qu’ils aient un métier, c’est-à-dire une spécialité d’artisan : tapissier, ébéniste, ajusteur…

Et mes frères, plutôt intellos, en ont beaucoup souffert. Mais mon père n’avait pas le même souci pour ses trois filles, vouées naturellement au mariage et à la maternité. Quand je me suis marié en 1961, mon épouse n’avait pas le droit d’avoir un compte en banque sans mon autorisation. Un beau symbole après celui du retard en France du droit de vote pour les femmes. Il faut attendre 1967, la loi Neuwirth, pour la vente libre des contraceptifs ; 1975, la loi Veil, pour l’IVG…"

 

Pouvez-vous rappeler quelles ont été les œuvres essentielles qui ont marqué votre amour de la littérature et ce qu’il en est aujourd’hui ?


Michel Winock : " Très tôt j’ai été passionné par la lecture, aussi bien par les bandes dessinées (Tintin évidemment) que par la collection « Signe de piste » (Le Prince Éric, le Bracelet de vermeil, les Cent camarades…). Dans les classes du collège d’aujourd’hui (de la 6e à la 3e), Alexandre Dumas surtout m’a fait passer de bons moments : Les Trois mousquetaires, Vingt ans après, mais aussi La Tulipe noire, Le Comte de Monte Christo… À partir de la seconde, j’ai commencé à lire avec boulimie : Mauriac (Le Désert de l’amour), Montherlant (Les jeunes filles), Dostoïevski (Crime et châtiment), Camus (La Peste), Sartre (La Nausée), Aragon (Les Beaux quartiers), et les classiques Stendhal (Le Rouge et le Noir), Flaubert (Madame Bovary), Balzac (Le Père Goriot). J’ai découvert Proust en terminale, mais j’ai mis deux ans pour finir Le temps perdu… Kafka (Le Château), le roman américain (Dos Passos, Faulkner, Hemingway)… Je réserverai une mention spéciale à André Breton qui m’a appris la sainte Trinité : « La Liberté, l’Amour et la Poésie ». Entre 15 et 18 ans, j’ai acquis, quand j’y pense, un capital de lecture considérable, un socle littéraire constitué par des œuvres qui se sont ancrées en moi plus que les films malgré mon amour du cinéma. La littérature contemporaine m’attire moins, je l’avoue. Modiano et Houellebecq, oui. Je citerai aussi les romancières : Laurence Cossé (La Grande Arche), Marie N’Diaye (Trois femmes puissantes), Lydie Salvayre (Pas pleurer) ; dans la francophonie, Kamel Daoud (Meursault, contre-enquête), Boualem Sansal (Le Village de l’Allemand)… mais je lis surtout des essais " .


Comment percevez-vous avec le recul de la publication ce témoignage de la France d’après-guerre ? Vous semble-t-il appartenir inexorablement au passé ou bien avez-vous l’impression que notre époque repose encore sur certains de ces traits ?


Michel Winock : " Tout a changé : l’architecture, l’urbanisme, les conditions de vie, les mœurs, les croyances, les habitudes, la politique, la langue… Oui, la première réponse c’est bien l’idée que cette France-là, cette époque-là est révolue. Restent des choses immuables : la baguette de pain, le beaujolais, le steak frites, l’Académie française, le goût des vacances, l’amitié, la passion du foot, un certain culte du livre (tous nos Présidents doivent en écrire au moins un), le Tour de France (malgré le dopage)… Mais rien de commun avec le numérique, l’intelligence artificielle, les réseaux sociaux, le video-travail, le chômage de masse, le pourcentage des diplômés, les greffes d’organe, les fast-foods, j’en passe " .


L’historien voit-il d’autres périodes en France ayant connu de tels changements aussi importants ?


Michel Winock : " Oui, sans doute. Le XVIe siècle de la Réforme et des guerres de Religion, qui est aussi le siècle de l’imprimerie. Les 25 années de la Révolution et de l’Empire qui ont édifié la France moderne. Le XIXe siècle qui a suivi est aussi une époque d’immenses changements, avec la révolution industrielle et la longue transition politique vers la démocratie — mais le rythme en a été plus lent. Le changement est le propre de la vie collective. Il inspire les idéologies funèbres de la décadence et la nostalgie des vieillards " .

Peut-on estimer qu’à l’époque de votre enfance l’espérance – la foi dans le Progrès notez-vous en conclusion avec une majuscule - avait une place prépondérante et qu’elle fait plus défaut de nos jours ?


Michel Winock : " Cette foi dans le Progrès qui date du XVIIIe siècle était encore largement partagée dans mon enfance. La guerre mondiale était finie, l’avenir existait. La démographie en témoigne : l’époque de l’enfant unique des années 1930 laissait place à un renouveau explosif de la natalité. On rêvait d’avoir une automobile, et les premières 4 CV Renault étaient des signes annonciateurs. Les parents étaient sûrs que leurs enfants auraient une vie meilleure que la leur. Le chômage avait quasiment disparu. Les partis politiques, communistes en tête mais pas seulement, nous promettaient des lendemains heureux. On ramait dans sa galère, mais on voyait au loin le rivage " .

Quels sont vos propres espoirs à l’heure où nous parlons ? Et vos projets de publications ?


Michel Winock : " Aujourd’hui, je nourris l’espoir que la planète sortira le plus vite possible de la sinistre pandémie qui confine nos vies depuis le printemps 2020. J’ai admiré la rapidité avec laquelle on a pu inventer un vaccin (plusieurs mêmes) sur lequel repose cet espoir. Sur un autre plan, la défaite de Trump aux États-Unis réconforte en moi l’idée de paix et de solidarité entre les nations. À plus long terme, j’espère la formation d’une véritable Europe unie et démocratique — élément capital pour l’équilibre du monde. Quant à mes projets, là encore je songe surtout à la récapitulation, que les grandes collections comme « Bouquins » et « Quarto » permettent, sans préjudice du travail de Thierry Marchaisse qui s’est lancé dans l’édition de mon Journal et qui n’en a pas fini ! Dans l’immédiat, le bicentenaire de la naissance de Flaubert va m’occuper quelque peu " .

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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 Hommage Marc Fumaroli (1932-2020)

Interview 10 avril 2009, Paris.

 

 


Notre revue a eu le plaisir de rencontrer un grand nom de la culture française en la personne de Marc Fumaroli, académicien et professeur au Collège de France. Grand spécialiste de la rhétorique, il est également un historien et un essayiste reconnu dans de nombreuses disciplines. A l'occasion de la sortie de son dernier livre*, il a bien voulu nous livrer ses impressions quant à l'évolution de la pensée et de l'art en ce début de XXI° siècle. Voyage avec un maître de choix dans le raffinement de la pensée classique !

(* Paris-New York et retour, voyage dans les arts et les images, Fayard, 2009 )

 

 


LEXNEWS : « Vous êtes un spécialiste réputé du XVII°siècle et de la rhétorique, mais vous avez aussi porté vos analyses sur le siècle des Lumières qui suit et même jusqu’au XIX° siècle avec un ouvrage remarqué sur Chateaubriand. D’où vous vient cette curiosité insatiable qui vous mène aujourd’hui à des réflexions passionnantes sur l’art avec votre dernier ouvrage ? »

Marc Fumaroli : « Je me suis passionné très tôt pour l'art de persuader, autrement dit la rhétorique, celle des Grecs et des Romains, notamment Cicéron, celle des médiévaux, qui dérive essentiellement de saint Augustin, adaptant Cicéron à la prédication chrétienne, et celle des humanistes, qui retrouvent Cicéron, les Grecs et les Romains, sans pour autant renier Augustin.
La mode des années 6O-8O allait à la linguistique et à la logique formelle, attirant les “littéraires” à qui elles promettaient d’accéder à la science dure. Pour ma part, je n’ai jamais aspiré à cette dignité scientifique. Les humanités me suffisaient, elles avaient leur dignité propre qui tenait à leur objet, l’homme, lequel ne peut se connaître lui-même par l’exactitude logico — mathématique, Pascal l’a avoué, mais par les approximations du langage, de la parole orale et écrite, et les oxymores des symboles, des signes. A cet égard, la rhétorique plurimillénaire est un véritable trésor réflexif d’expérience humaine du langage, de la parole, des symboles et des signes, accumulé et classifié dans des sociétés très différentes, dans des contextes religieux et politiques très différents, mais dont les conclusions se recoupent, constituant une profonde sagesse de l’interactivité humaine, orale et écrite, selon les circonstances, les lieux, les personnes.
Je dis bien sagesse, et non science, comme j’ai dit art de persuader, et non savoir infaillible de convaincre. La rhétorique énonce des règles, mais non des lois, et ces règles elles-mêmes sont soumises à des variables, les circonstances, les lieux et les personnes pouvant présenter des analogies, voire des constantes, mais jamais tout à fait les mêmes. L’Antiquité gréco-latine a exploré avant tout l’art de persuader de l’homme public, mais ses philosophes ont connu, réfléchi et pratiqué l’art de persuader en privé, entre amis, entre maîtres et disciples. Le Moyen — âge chrétien a transféré l’expérience de l’art public de persuader au prédicateur et au missionnaire, mais il a considérablement approfondi et intériorisé l’art de persuader privé en l’adaptant, sous le nom de rhétorique divine, à l’examen de conscience et à la prière. La Renaissance a fait revivre la rhétorique gréco-romaine en l’adaptant à la modernité laïque des villes et des cours, et elle a étendu la rhétorique divine des moines médiévaux à la parole intérieure et au monologue intime des chrétiens, lorsqu’ils font halte et se retournent sur eux-mêmes, princes, militaires, diplomates, marchands, dans leur vie d’affaires.
Dès l’Antiquité, les théoriciens de l’art de persuader ont bien compris qu’il n’était pas circonscrit dans le langage et la parole. Ses normes relatives et ses variables s’appliquent aussi bien aux arts visuels, au théâtre, à la peinture, à la sculpture, à l’architecture, et à la musique, autant de miroirs du commerce des hommes entre eux, mais aussi modèles dont les hommes peuvent s’inspirer pour régir au mieux leurs rapports de persuasion réciproque. De même que l’orateur ne peut faire l’éloge d’un général victorieux dans la même forme qu’il adopterait pour faire sa cour à une jolie femme, l’architecte ne concevra pas un temple à Jupiter comme il le ferait pour une maison de campagne ou un immeuble de rapport en ville. Proportion, convenance, dans l’espace, mais aussi à propos, dans le temps, sont des notions clefs, aussi variables que précises, et valables dans toutes sortes d’ordres. La mimique des comédiens qui fait partager une vive émotion par ses spectateurs peut être adoptée et adaptée par l’avocat ou l’orateur qui veut susciter la même émotion par ses auditeurs. Les différents modes, graves ou gracieux, qui font naître chacun des émotions correspondantes peuvent servir de modèles analogiques à l’orateur qui cherche à jouer sur la sensibilité des juges. Un geste peut être la transposition économique et instantanément comprise de tout un long discours, un signe visuel peut être l’équivalent en raccourci de toute une théologie : le signe de la croix, par exemple, geste ou symbole. Les figures de pensée, notamment la métaphore et la synecdoque, sont les outils et les anneaux qui permettent à la rhétorique de relier les différents plans et les diverses facettes du réel, et de les enchaîner par un sens symbolique ou mythique.
Art de mettre en œuvre toutes les cordes de l’esprit et de l’imagination humaine, la rhétorique peut faire dialoguer entre eux les arts du langage, les arts visuels et la musique, leur donnant pour fin commune de surmonter le chaos, le malentendu, le tintamarre, l’incommodité, la violence, et de faire régner une certaine entente, un degré d’harmonie compatible avec les troubles inhérents à la condition humaine. Cette antique correspondance des arts a été poussée beaucoup plus loin par le Moyen-âge chrétien, dans l’invention de la liturgie eucharistique, où la convenance des langages et des arts humains au Dieu incarné oblige à ordonner une prodigieuse symphonie de la mimique, du vêtement, de la voix, de l’architecture, de la musique, de la tapisserie, de l’orfèvrerie et de l’encens (pour ne rien dire de la boulangerie et de la vinification du raisin) en réponse à la prodigieuse condescendance divine à se mettre à la portée des sens humains.
A la Renaissance, les étiquettes cérémonielles et les fêtes de cour transposent et sécularisent la symphonie liturgique catholique à la glorification du Prince, image de Dieu vivante à la tête de l’État, bras séculier de l’Église, et investi dans son ordre de la tâche de faire descendre un peu d’harmonie et de paix sur la terre pécheresse. La rhétorique, art et sagesse, c’est donc infiniment plus qu’une technique de circonvenir les esprits et de séduire les sens et l’imagination. C’est aussi, c’est surtout, tant dans ses versions antiques que dans ses versions modernes et chrétiennes, un ensemble de tours de main artisanaux éprouvés, et à leur manière rigoureux, dont la finalité est d’éviter les malentendus et les couacs et de faire régner un unisson là où menace à tout instant la mésentente et la violence. Il a été tout naturel pour moi de m’intéresser à la persuasion et à la méditation des arts visuels silencieux et à la dramaturgie, tant la rhétorique classique se situe en facteur commun entre eux et l’éloquence parlée ou écrite.
Je me suis longtemps demandé pourquoi Versailles, ce Vatican du gallicanisme, exerçait aujourd’hui une telle fascination sur les foules. C’était un quartier général guerrier, d’où partaient des ordres meurtriers. Mais ce fut aussi, et surtout lorsque Jules Hardouin-Mansart le pourvut d’une Sixtine, le concours de tous les arts, religieux et profanes, à la glorification du roi de droit divin, et de la finalité de son pouvoir absolu, qui n’était pas la guerre, détour inévitable, mais la paix, l’harmonie et le bonheur compatibles avec « la branloire pérenne » de ce monde. Ce quartier général guerrier était aussi le centre d’un réseau diplomatique d’une rare efficacité persuasive, d’une administration compétente dont le souci d’ordre et progrès matériel s’étendait à tout le royaume et à ses colonies, d’une étiquette réglée comme papier à musique, et métaphoriquement, par ses architectes, ses tapissiers, ses miroitiers, ses peintres, ses sculpteurs, ses jardiniers, ses cuisiniers, ses tailleurs, mais aussi ses musiciens et son clergé, une symphonie accordée à la grandeur quasi divine d’un Prince investi de la tâche de rendre le monde d’ici bas un peu moins confus, et susceptible par sa beauté d’alléger et d’inspirer son épuisante et incessante action.
Et de fait, à ce prodigieux acte de foi dans la bonne volonté royale que fut Versailles répondit la foi des Français dans leur pape-roi,et sans autre révolte notable que celle des Camisards, ils supportèrent les sacrifices que les guerres décidées par le roi, et notamment la plus cruelle, la plus longue (17O1-1713) dite de la Succession d’Espagne, confiants qu’ils étaient devenus qu’elles étaient nécessaires à la sécurité future du royaume et à la paix en Europe, dont la beauté de Versailles était comme une promesse. C’était un formidable édifice de fiction, mais cet édifice fut conçu en accord avec une expérience millénaire, tant antique que chrétienne, de la nature humaine et des moyens de conférer un sens plausible à son histoire terrestre. Cet édifice de fiction harmonisatrice créa pendant un demi-siècle le terrain commun où s’entendirent tous les Français, même les calvinistes que le roi commit l’erreur terrible de vouloir réduire à encore plus d’unité. Les œuvres littéraires conçues à cette époque ont étayé le mythe de la clarté française, fils de la fiction du roi Apollon, dont la lumière l’emporte sur la monstruosité ténébreuse du serpent Python.

 

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je me suis installé dans l’entre-deux, ce qui me permet d’être généreux pour l’Ancien régime trop calomnié, et critique du régime moderne, trop content de soi.

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Cette clarté classique, restée dans la mémoire française comme un bonheur perdu, Jean Paulhan, dans un livre célèbre « Les fleurs de Tarbes », en a assigné la responsabilité à la rhétorique, art du consensus autour de critères, de conventions et de lieux communs unanimement acceptés, lesquels permettent un dialogue où le risque de malentendu est réduit au minimum. A la rhétorique, classique depuis Isocrate jusqu’à Voltaire, il a opposé la Terreur moderne, qui veut depuis Rousseau que chacun se délivre de tout ce qui est commun pour ne parler et ne signifier qu’à partir de sa propre, brève et incommunicable expérience. La « communication » jusqu’à plus soif sans la moindre convention acceptée par ses interlocuteurs, et sans le moindre lieu commun. Entre ces deux extrêmes, le contraste de régime est saisissant, et je me suis installé dans l’entre-deux, ce qui me permet d’être généreux pour l’Ancien régime trop calomnié, et critique du régime moderne, trop content de soi. Après Jean Paulhan, je dois beaucoup à Claude Lévi-Strauss. Cela peut paraître paradoxal, parce que l’un est en guerre contre le rousseauisme et le romantisme, alors que l’autre a toujours proclamé sa dette envers Rousseau. En fait, Paulhan et Lévi-Strauss sont plus proches qu’on ne croit. Paulhan avant de méditer sur la rhétorique d’Ancien régime, a étudié à Madagascar les « lieux communs » proverbiaux qui fondent les jeux de parole des Mérinas. Pour lui, il y a continuité entre les Mérinas précoloniaux et le rhétoricien Racine. Lévi-Strauss, avant d’écrire de belles pages sur Poussin, a étudié au Brésil, puis dans la littérature ethnographique, le langage mythique des Indiens précolombiens. Il a montré que ce langage n’avait rien à envier en logique et en sémantique avec les plus complexes dont les civilisés que nous sommes se vantent. S’il se réclame de Rousseau, c’est du Rousseau qui réhabilite la « pensée sauvage » et abaisse les prétentions des civilisés. Si Paulhan est agacé par Rousseau c’est au contraire parce que les civilisés hypocrites se réclament de lui pour faire régner la Terreur du nouveau, du moi sans précédent ni successeur. Paulhan et Lévi-Strauss se rejoignent dans leur commune critique d’une modernité civilisée, plus sauvage au fond que les prétendus sauvages, puisqu’elle prétend faire d’un jour à l’autre table rase de l’expérience commune, même d’hier et d’avant-hier, et donner à chacun l’illusion qu’il est, ou qu’il peut être, à tout instant, un commencement absolu. Deux mensonges qui facilitent et cachent un conditionnement moutonnier par de puissants « persuadeurs occultes », les industries du divertissement, la publicité, cornes d’abondance de poncifs éphémères, tenant de lieux communs...
L’exercice de ces deux grands esprits, ce fut le va-et-vient, la comparaison. A ma façon, j'ai comparé moi aussi. »

 

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L’érudition est une excellente chose, entre érudits. Je la recommande, je la vénère… Mais elle doit savoir se faire oublier, ou se faire discrète, lorsqu’il s’agit de faire comprendre aux jeunes générations que les classiques de notre langue n’écrivaient ni ne créaient pour des érudits...

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LEXNEWS: « Comment percevez ce legs du classicisme français à notre époque ? N’avons-nous pas d’un côté, un travail scientifique très poussé sur ces sources, et parallèlement un délitement quant à son héritage chez l’honnête homme du XXI° siècle ? »

Marc Fumaroli : « Le “classicisme français”, c’est sans doute le gouvernement de Versailles et la centralisation de la monarchie absolue. Les historiens et les philosophes politiques éclairent rétrospectivement ce régime théologico-politique par comparaison avec ses rivaux de l’Angleterre d’après 1688 et des Provinces-Unies hollandaises. Mais c’est aussi, et même surtout, comme le château lui-même et son parc, quelques grands écrivains, de Montaigne à Voltaire, en passant par Corneille, Racine, Molière et Pascal, et quelques grands artistes, de Poussin à Fragonard, qui ne sont pas “passés” avec le régime, et qui, tout en portant l’empreinte du régime disparu, lui échappent et prennent un sens vivant et neuf pour chaque génération, et pas seulement en France, un sens universel. Ces écrivains et ces artistes, chacun à sa façon singulière, et dans un langage qui pour nous Français, en dépit de l’évolution de notre langue et de notre regard, reste étonnamment limpide, lisible, audible, délicieux, s’adressent à nous, à notre conscience et à notre liberté d’une façon immédiate. Ils nous font participer à une conversation intense qui nous touche et qui nous grandit, alors même qu’elle nous rappelle sans cesse combien il est difficile, quoique enthousiasmant, d’être digne, d’être libre, d’être heureux, d’être sage, d’être généreux, et combien il est facile de nous laisser aller à la pente inverse et de nous rendre odieux et malheureux. Ils tiennent ouverte une école d’humanité par laquelle il est fort souhaitable d’avoir fait ses classes.
L’érudition est une excellente chose, entre érudits. Je la recommande, je la vénère… Mais elle doit savoir se faire oublier, ou se faire discrète, lorsqu’il s’agit de faire comprendre aux jeunes générations que les classiques de notre langue n’écrivaient ni ne créaient pour des érudits, mais, sous une forme claire, s’adressaient à tous, invitant lecteurs et spectateurs qui avaient quelque chose en commun avec ceux d’aujourd’hui et de toujours, à découvrir avec eux de sûrs repères qui orientent sur le chemin de la vie.
Le pédantisme n’est évidemment pas le seul obstacle à l’accès des jeunes générations aux classiques de leur propre langue. Puissant, un utilitarisme à courte vue fait pression pour éliminer ou restreindre toujours davantage la lecture et l’étude des classiques dans les programmes d’enseignement. Un luxe, un archaïsme, nous rabâche-t-on avec mépris. Les esprits courts ne voient pas que le jour où il faudra une note en bas de page pour excuser la mention d’Alceste, de Candide, de Phèdre, du Cid, d’Harpagon, de Célimène dans un article de journal, ou sur un blog, la conversation française et même l’identité nationale seront réduites à l’ilotisme et au tribalisme. L’atrophie de toute mémoire littéraire et artistique commune a pour conséquence de censurer et d’exclure du champ de conscience commun même des œuvres et des auteurs récents. Il est difficile de lire vraiment la Recherche si l’on n’a pas rencontré auparavant, même brièvement, Mme de Sévigné et Racine, voire Saint-Simon. Il impossible de goûter vraiment Picasso ou Matisse si l’on ignore qu’ils rivalisaient avec de grands maîtres d’autrefois. Cela ne devrait pas relever de l’érudition, mais de la culture commune à quiconque parle notre langue et a été éduqué en français C’est une condition élémentaire du “vivre ensemble” français… »

 

LEXNEWS : « Vous soulignez les dangers de l’inflation de l’image qui tend à voiler notre acuité à regarder. Vous partez de l’exemple de l’abri bus diffuseur d’image qui anéantit l’image de l’œuvre d’art. »

Marc Fumaroli : « J’ai pris cet exemple pour montrer combien les images publicitaires, et leur défilé ininterrompu et éphémère par les canaux les plus divers, conditionne une mémoire et une imagination préfabriquées de l’extérieur, et incline à la dispersion d’une attention sollicitée et titillée de tous les côtés à la fois pour nous inciter à consommer. Nous avons l'impression aujourd'hui d'un énorme système impersonnel à l'intérieur duquel on se roule avec bonheur, sans trop savoir ni ce que l'on reçoit, ni ce que l'on envoie. Des revues comme la vôtre font leur possible pour limiter les dégâts et pour rétablir ce que j'appellerai un espace rhétorique où le discours est orienté de façon à servir aussi bien que possible les intérêts profonds de celui qui écoute et qui reçoit, mais bien souvent il me semble que dans ces canaux neutres qui ne sont ni bons, ni mauvais, il passe toutes sortes de choses qui risquent d'aggraver la confusion dans laquelle chacun se trouve dans un monde où il n'y a plus beaucoup de repères.

Naturellement je ne veux ni la mort du pécheur publicitaire ni celle du marché, je me contente de signaler les “dommages collatéraux” qu’entraîne sa montée en puissance de feu technologique, ce que tout le monde d’ailleurs ressent plus ou moins vivement, sans toujours prendre les précautions et les décisions nécessaires pour limiter les dégâts, entre autres dans l’éducation des enfants, cible facile et ductile que la publicité commerciale vise avec une gourmande prédilection.

La multiplication des écrans, grands et minuscules et le défilé rapide des images sur ces écrans, crée un univers second et hystérique qui ajuste à lui les facultés de ses habitants, atrophiant par ailleurs, celles, beaucoup plus décisives pour la maturité et l’équilibre de la personne, que réclament l’acte recueilli de lire, celui d’écrire, celui de goûter longuement et profondément un spectacle, un visage, un paysage, une œuvre d’art. Bien sûr, l’éducation humaniste qui développait méthodiquement la mémoire, l’imagination, et l’attention personnelles ne s’adressait qu’à une minorité d’enfants, et n’avait pas de rivale hors des murs de l’école et du collège. Pour autant, il faut bien voir qu’elle avait des vertus qui répondaient au souci des maîtres d’augmenter par l’exercice les dons naturels des élèves.

C’est très bien de vouloir que tous les enfants passent par le collège, et qu’ils s’intègrent au monde extérieur où ils vont entrer, mais cette générosité politique louable doit aller jusqu’au bout d’elle-même, et comprendre que le monde extérieur où les enfants sont déjà plongés dès le berceau est très loin d’avoir la même ambition que l’école, et qu’il vise même des fins opposées, l’excitation et la distraction du petit consommateur insatiable. Il serait bon que l’on conçoive l’école comme un contrepoids à cette déconstruction précoce de la personne par les sollicitations commerciales, et même si l’on recourt pour ce faire à des méthodes différentes de celles des pédagogues humanistes, il faut retrouver leur souci primordial, construire des personnes fortes et des volontés libres, en exerçant et développant les organes intérieurs de la personne à contre-pente de tout ce qui les atrophie.

Apprendre à lire attentivement un texte imprimé de qualité littéraire, apprendre à écrire à la main des textes dont la syntaxe et l’orthographe sont soignés, apprendre à lire et à goûter des œuvres d’art qui ne relèvent ni de la photographie, ni de l’installation, aussi éphémère que les vitrines de magasin, tels sont aujourd’hui les exercices d’ascendance rhétorique que les enfants devraient avoir pratiqués longtemps à l’école, afin de prémunir solidement leur esprit contre les périls que lui fait encourir l’univers hystérique qui les assiège et qui tend à le diminuer et affoler. Dans une démocratie digne de ce nom, chaque enfant est un petit prince, non par les gâteries, mais par l’éducation qui le prépare à se gouverner lui – même, afin de n’être l’inférieur de personne parmi les tous les autres.
Ce qui était bon pour les princes peut l’être encore pour les futurs citoyens libres de nos démocraties. Les Fables de La Fontaine ont été conçues pour l’éducation des dauphins de France, les avoir méditées et les savoir par cœur fait de tout enfant un dauphin à son tour. Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, fit écrire par La Fontaine de nouvelles fables pour son élève, et il donna pour exercice au petit prince d’en écrire à son tour sur ce modèle. Tout en lui donnant par ce biais des leçons de vie, il formait son style et son goût. Dans les merveilleux dialogues qu’il écrivit lui-même pour nourrir l’esprit du jeune duc, on découvre comment il s’y prenait pour enseigner à son élève la lecture attentive et méditative des œuvres d’art. Cela mérite d’être remis en lumière aujourd’hui où il est enfin question de faire place à l’histoire de l’art dans l’enseignement primaire et secondaire, Fénelon met son élève devant deux tableaux tirés de la collection de son grand-père Louis XIV, deux grands paysages de Nicolas Poussin, “Les funérailles de Phocion” et “Diogène jetant son écuelle” et les fait lire et goûter par Poussin lui-même, à l’intention d’un autre peintre. Poussin fait valoir la composition de ses paysages, leur harmonie et leur diversité, leur majesté et leur sérénité, leurs ombres et leur lumière. Mais dans cet espace profond et calme, il attire l’attention sur le minuscule, et cependant terrible, drame humain dont il est le théâtre, qui a donné son titre au tableau, et qui tranche sur la majestueuse tranquillité de la nature.

 

 

Dans le cas des funérailles de Phocion, c'est le fait qu'un grand homme d'Athènes, injustement accusé et puni, est enterré comme un malfaiteur en dehors des murailles de la ville. Dans le cas de Diogène, c’est le renoncement par un philosophe à la dernière commodité dont il était propriétaire, l’écuelle dans laquelle il mendiait sa soupe.

 

 

Deux drames qu’il est nécessaire de faire comprendre à un enfant tenté, par la vanité de sa naissance d’ignorer les ombres de la vie humaine et de n’en pas voir les vraies grandeurs. La beauté de ces deux tableaux va fixer dans la mémoire du prince deux notions qui ne le quitteront plus, l’une, que les mérites les plus éclatants, loin d’être toujours reconnus et récompensés, sont d’autant plus dignes d’être recherchés ; l’autre, que l’on peut résumer par la sentence de Bossuet, si mystérieuse pour l’utilitarisme grossier qui prévaut aujourd’hui : « Pauvres, que vous êtes riches ! Riches, que vous êtes pauvres !” Ce sont là des notions qui n’ont rien perdu de leur vérité, et que les petits ducs de Bourgogne d’aujourd’hui n’ont rien à perdre d’avoir l’occasion de les méditer.»

 

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Cette hâte introduit partout le vite fait, le jetable, dès le plus jeune âge, même dans ce que nous mangeons, fast food, même dans nos relations humaines, même dans nos affections et nos amours, régis par un déluge de textos rivaux

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LEXNEWS : « N’invitez-vous pas également de la même manière à retrouver cette beauté intrinsèque de l’art en revisitant cette notion de l’otium héritée des antiques ? »

Marc Fumaroli : « C'est en effet la notion clef autour de laquelle tourne mon dernier livre. Otium ne signifie pas passivité, paresse, congé, relax, mais retrait de l’agitation quotidienne afin de contempler, de méditer, de regarder à distance et à loisir, afin aussi de s’interroger soi-même, c'est-à-dire de redoubler d’activité mentale et imaginative. Ce mot, je l'ai rencontré d’abord chez un des plus grands orateurs, hommes d’Etat et philosophes de l’ancienne Rome, celui qui a donné au monde la rhétorique la plus raffinée, c’est Cicéron ! Les traités de rhétorique de Cicéron, qui enseignent à l’homme politique l’art de persuader sont inséparables de ses traités de philosophie. Dans les deux cas, Cicéron accorde une place importante à l’otium, qui permet à l’orateur de prendre du champ avant de parler en public, dépassant les circonstances particulières de son discours et rattachant celui-ci aux questions permanentes que pose la Cité. L’otium permet aussi au philosophe, retiré de la vie publique, d’occuper calmement son esprit et de fixer son attention sur les questions permanentes que pose la vie humaine. Le grand philosophe Sénèque, sur les traces de Cicéron, a consacré un traité entier à l’éloge et au bon usage de l’otium. Pourquoi remettre sur le tapis le loisir ? C’est qu’il en est venu à nous manquer cruellement. Il serait bienvenu d’en retrouver le sens, de faire une pause, de lui rendre la place qui lui revient dans nos existences agitées, où la vie privée et les vacances elles-mêmes sont devenues aussi hâtives, occupées et professionnelles que la vie de travail et d’affaires, nos multiples écrans ne cessant jamais de nous solliciter, nous sonnant à tout instant comme si nous étions les domestiques d’un vieux tyran impatient et sadique. Cette hâte introduit partout le vite fait, le jetable, dès le plus jeune âge, même dans ce que nous mangeons, fast food, même dans nos relations humaines, même dans nos affections et nos amours, régis par un déluge de textos rivaux, même dans ce que nous appelons pompeusement “écriture” ou Art, en vue d’un bref succès consommant plus d’énergie publicitaire que de concentration inventive. Ce film passé en accéléré a quelque chose de grotesque et de destructeur, et il se trouve de pseudo-philosophes qui en font la réclame au nom de l’hédonisme. Étrange hédonisme qui ignore la saveur du vrai repos, la douceur des lentes joies du cœur, les haltes et les mesures dont ne peut se passer la volupté. Riches, que vous êtes pauvres... »

 

LEXNEWS : « Nous comprenons bien avec ce que vous venez de dire qu’avec le sens de l’otium nous sommes dans le contrôle du temps et de la durée, alors qu'aujourd'hui il faut à tout prix abrutir par l'urgence avec un flot d'images qui ne nous laisse plus le temps de réfléchir. »

Marc Fumaroli : « La consommation, n’a plus rien de commun avec les emplettes, c’est un impératif catégorique et une fièvre chaude, au même rythme précipité que l’activisme de parade auquel nous nous soumettons, suspendus à nos portables, courant sur le trottoir, manoeuvrant le volant, bavardant à toute allure comme les reporters de matchs de foot, les yeux remplis en chemin par l’appel visuel des publicités. Cela nous déshabitue très tôt de savoir ralentir, de jouir de ces moments de détachement et d’intimité qui font tout le prix de l’existence. Nous sommes menacés de tourner à la vitesse des rouages d’une machine qui nous use, le “dynamisme” du divertissement pascalien accéléré par une dynamo. Nous ignorons le contrepoids intérieur qui permettrait de nous soustraire à cette roue, et qui nous donnerait le temps de regarder, d’écouter, de sentir, de goûter, d’aimer, de nous faire aimer. C'est toute une longue cour attentive au sens érotique du terme qu'il faut faire aux êtres et aux choses pour les connaître vraiment et se faire connaître et apprécier d’eux. Nous sommes menacés d’une atrophie des relations humaines, d’un rétrécissement moral généralisé. Si on s'éprend au premier regard sur le portable, et que l’on se quitte au second, sollicité par une autre voix et un autre visage, situation de plus en plus fréquente, le donjuanisme devient dynamique et papillotant, effaçant toute possibilité d'amour, de fidélité, de loyauté, de confiance, de tendresse. Le désert du cœur, de mirage en mirage finit par ressembler à ces quartiers abstraits dont les barres de béton sautent d’année en année, pour être remplacées par d’autres toutes semblables, tandis qu’errent dans les rues des bandes ne connaissant que la contrebande, la haine et le viol. »

LEXNEWS : « Vous citez un personnage haut en couleur, Barnum, qui serait à l’origine de cette notion de rendement des productions culturelles et œuvres d’art. Vous n’hésitez pas en faire le père spirituel d’un Duchamp, Warhol ou d’un Serrano. »

Marc Fumaroli : « Il y a toujours eu une économie des œuvres d’art, même si au Moyen-âge l’art d’église relevait le plus souvent du donateur, et dans les temps modernes, d’un mécénat princier et d’Etat qui soustrayait, au départ, l’œuvre au marché. C’est grâce à cet espace de don ou de gloire que les arts ont pu s’arracher non seulement à l’artisanat manuel, comme on le dit souvent, mais au commerce et à la boutique, et gagner pour l’artiste, pour son atelier, pour ses œuvres, le degré de noblesse que nous leur attribuons encore aujourd’hui dans les musées d’art ancien. Les romantiques anti-bourgeois du XIXe siècle ont bien compris cela, et sentant venir la puissance commerciale et bancaire, ils ont fait feu de tout bois pour transporter les arts dans une sphère idéale, quasi sacrée, totalement désintéressée, inaccessible au marché. C’était exagéré, mais le péril était déjà si visible que poètes et romanciers ont multiplié les avertissements, les sombres prophéties pour mettre en garde le “sacerdoce de l’art” contre les marchands du temple, leur clientèle bourgeoise et les peintres ou les sculpteurs qui entraient dans leur jeu. Dans une large mesure, le modernisme et les avant-gardes du début du XXe siècle européen ont été fidèles à l’idée quasi sacrale que le romantisme s’était faite de l’art et de l’invention artistique, et la polémique romantique contre l’artiste vendu au bourgeois, l’artiste académique. Marcel Duchamp a pris à la blague ce palladium romantique, et il a trouvé des admirateurs et des mécènes pour le rien que son exposition au musée suffit à sacraliser et à transfigurer en œuvre d’art. En ce sens, ce dandy français ricaneur mettait sa démarche dans les empreintes laissées à New York par Barnum, l’inventeur du marketing culturel, le prince des charlatans publicitaires. Plus ce qu’il avait à vendre était de la camelote, ou même rien du tout, plus il mettait son point d’honneur à le faire acheter par les foules, en conjuguant toutes les méthodes pour les mettre à appétit. Son principe était : les gens aiment être charlatanisés, humbugged, hoaxed. La mystification est irrésistible, elle correspond à la psychologie du marché-roi, où l’on ne se sait jamais si les martingales les plus audacieuses ne vont pas réussir après tout à rapporter gros. Le mystificateur, le prestidigitateur, sont des héros modernes, de rien ils savent tirer un grand profit, en dupant les naïfs ébaubis.
Ce que j’appelle la barnumisation de l’art a vraiment commencé à très grande échelle dans les années 6O, quand les derniers grands modernistes et héritiers des avant-gardes du début du siècle ont dû s’effacer devant le raz de marée du Pop art. Le plus nul des avant-gardismes d’après 14-18, le dadaïsme, est devenu alors le canon universel d’un académisme mercantile, épate-nouveau riche et kit d’où le premier venu peut tirer le concept d’une installation, d’une performance. C’est à qui fera le moins pour épater le plus, avec les méthodes de Barnum et pour le public que Barnum avait le premier deviné. L’idole Warhol, qui a vulgarisé Duchamp et Dada, est glorifiée à Paris comme à New York. Warhol a identifié le « bank note » et l’action en bourse à l’œuvre d’art, le photomaton au portrait, l’automatisme, la tautologie et la copie à l’invention artistique. Il a été érigé en Van Gogh d’un “Art contemporain” qui prospère comme un poisson dans l’eau dans l’univers atrophié et stérile, dépourvu de mémoire et d’imagination, où les images publicitaires plongent leurs victimes ou leurs snobs. Les musées ont beau lancer des ponts entre ces mômeries de la dernière pluie et leurs collections de chefs-d'œuvre de tous les temps, ils ne parviennent pas à surmonter le malaise qui malgré tout s’impose au grand public désintéressé, ni à lui faire croire qu’une continuité quelconque, et un statut commun, relie les secrétions éphémères du soi-disant Art contemporain à l’évidence merveilleuse de la beauté de tous les temps. Cette béance n’a pas de précédent... »

 

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Tout un aspect des arts de la Renaissance se propose de favoriser cette bonne humeur, fille de l’équilibre intérieur, et mère du bonheur social.

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LEXNEWS : « Les discours évoquant l’excellence ont toujours tendance à effrayer notre époque. Vous évoquez la notion d’eutrapélie qui peut offrir quelques notes plus légères en invitant à tenir des propos fins et agréables. »

Marc Fumaroli : « L’eutrapélie est un mot que j’ai été cherché à dessein dans le grec d’Aristote et le latin scolastique de Thomas d'Aquin, et qui a remporté un certain succès de surprise chez mes lecteurs. Ce mot savant désigne en fait une disposition d’humeur heureuse, bienveillante, souriante qui répand dans la conversation et les relations sociales la détente, la gaîté, l’esprit de jeu et de joie. L’entrée de cette notion hellénique dans le vocabulaire de la théologie morale chrétienne au XIIIe siècle a coïncidé avec l’apparition du sourire sur les traits des Vierges à l’enfant ou des Christs de la sculpture gothique. La joie contagieuse commence à devenir une vertu, et la tristesse cesse d’être tenue pour l’attitude convenable au chrétien. L’humanisme de la Renaissance, qui réhabilite l’otium, laïcisera cet esprit de joie. Tout un aspect des arts de la Renaissance se propose de favoriser cette bonne humeur, fille de l’équilibre intérieur, et mère du bonheur social. On a l’impression d’être revenu au Haut Moyen-âge lorsque l’on parcourt les installations sanglantes ou les conceptualisations sordides qui s’étalent dans les Foires dites d’Art contemporain. La joie et le sourire sont bannis de ces sabbats sinistres et prétentieux. Ils vous sont rendus lorsque vous parcourez les salles bien disposées et bien éclairées d’un musée où voisinent Titien et Véronèse, Boucher et Watteau, Corot et Matisse. »

LEXNEWS : « Vous pestez d'ailleurs contre les scénographies d’expositions qui ruinent ce bonheur du regard »

Marc Fumaroli : « Je parle d’une exposition Sebastiano del Piombo à Rome qui avait tous les défauts d’une installation Dada. J’aurais pu évoquer les ravages des metteurs en scène acharnés à se servir d’opéras ou de pièces de théâtre comme s’il s’agissait d’une matière première pour leurs installations saugrenues ou d’habillage pour leurs propres et pesants concepts. »

 

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Serions-nous des cobayes soumis dès l’enfance, et dans une euphorie suspecte à des expériences de nouveaux produits dont les conséquences sur le psychisme personnel et les relations humaines sont imprévues ?

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LEXNEWS : « En conclusion de votre ouvrage, vous soulignez notre propre fondamentalisme, caractérisé par une pauvreté et une usure de la culture. Quel message d’espoir voyez-vous allant à l’encontre de cette pollution que vous comparez à celle combattue par l’écologie ? »

Marc Fumaroli : « La bataille de l'écologie est gagnée ; tout le monde est convaincu aujourd'hui qu'il faut bien connaître et réduire en conséquence les dommages collatéraux de l’industrie et de la consommation, afin de rendre vivable et beau le milieu naturel pollué, abîmé, ou menacé de l’être, où l’humanité séjourne, à la surface de la terre. Il reste un grand pas à faire pour prendre conscience que notre milieu culturel et notre système communicationnel comportent eux aussi des dommages collatéraux pour la santé du corps, comme pour la santé de l’âme, moins immédiatement visibles, mais peut-être plus graves encore. Nous devons apprendre à nous défier des euphories publicitaires qui nous dépeignent toute nouvelle invention technologique comme un progrès auquel nous sommes tous appelés à bénéficier, avant même qu’aient été mesurés les effets collatéraux qu’ils peuvent entraîner. Serions-nous des cobayes soumis dès l’enfance, et dans une euphorie suspecte à des expériences de nouveaux produits dont les conséquences sur le psychisme personnel et les relations humaines sont imprévues ?

La critique du progrès pour le progrès du nouveau pour le nouveau doit entrer dans nos mœurs. Et il nous reste beaucoup à apprendre, si nous voulons restaurer notre équilibre moral et social, des sagesses personnelles et des méthodes d’éducation expérimentées avec fruit, à d’autres époques, en vue de cultiver toutes les facultés humaines et de former des personnes libres, inventives et prudentes. Le dialogue avec l’expérience du passé, et ce qu’elle nous a laissé de meilleur, est redevenu indispensable à une “culture” moderne et critique digne de ce nom, à la hauteur des périls que l’idolâtrie du contemporain nous fait courir et faire courir aux nouvelles générations. Tout ce que je souhaite, c’est de contribuer si peu que ce soit à un “connais-toi toi-même” qui fasse contrepoids au torrent d’illusions qui nous condamne à découvrir toujours trop tard que nous avons été dupes de notre hâte. »

 

LEXNEWS : "Merci Marc Fumaroli pour ce beau message d'espoir qui ne doit pas faire croire à un quelconque donquichottisme utopique, mais bien à une réelle volonté de repenser les fondements de nos sociétés modernes !"

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

Tous droits réservés

reproduction interdite sans autorisation

Une invitation à l'excellence et à la beauté rédigée tout spécialement par Marc Fumaroli pour nos lecteurs !

 

 

 

Hommage Jean Delumeau (1923-2020)

Interview Jean Delumeau

Paris, Collège de France, Vendredi 4 avril 2008.

 

 

LEXNEWS a eu le privilège de rencontrer le grand spécialiste de l'histoire des mentalités et de la Renaissance. Jean Delumeau a cette délicate attention de nous suggérer des idées sans jamais les asséner. Pédagogue hors pair et esprit façonné aux meilleures sources des grands esprits, il a bien voulu répondre à nos questions sur cette période en compagnie d'un personnage truculent qu'il nous a fait découvrir : le grand Campanella !

 

 

 

LEXNEWS : « Pouvez- vous nous rappeler comment votre formation intellectuelle vous a conduit vers l’histoire des religions et des mentalités de la Renaissance ? »

 

Jean Delumeau : « En fait, j'inverserai : d’abord « Renaissance » et ensuite « mentalités ». Je suis passé par l'École normale supérieure et ensuite par l'Ecole française de Rome. Dans cette dernière, je me suis spécialisé dans l'étude de l'Italie du XVIe siècle. Toute une partie de ma production est consacrée au sens large à la période de la Renaissance. C'est vrai aussi de mes autres livres comme La peur en Occident ; Le péché et la peur, qui sont consacrés notamment à cette période de la Renaissance, du début du XVe au début du XVIIe siècle. »

 

LEXNEWS : « Vous avez très tôt pris comme objet d’étude le discours théologique de la renaissance : par quelle intuition et pour quelles raisons ? »

 

Jean Delumeau : « La Renaissance au sens large du terme, qui est d'ailleurs l'acception courante depuis Michelet, ne désigne pas seulement une modification importante dans la littérature et dans les beaux-arts. C'est beaucoup plus vaste que cela. Elle englobe aussi l’invention de l'imprimerie, la découverte de l'Amérique, la naissance du protestantisme… Par conséquent, on ne peut pas traiter de la Renaissance en évacuant les questions religieuses qui sont à l'époque absolument fondamentales. En plus, de par mon histoire personnelle, j'étais très désireux de savoir ce qu'était le protestantisme sur lequel étant enfant ou adolescent, je n'avais que de très vagues lumières. Je me suis donc interrogé sur le protestantisme, et j'ai écrit le livre Naissance et affirmation de la Réforme, un livre qui est toujours en usage actuellement ainsi que son symétrique, Le catholicisme entre Luther et Voltaire. Je me trouvais placé dans la situation de quelqu'un qui met la théologie à sa vraie place, dans les préoccupations de la Renaissance. »

 

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Nous pratiquons, depuis l'école des Annales et grâce à elle, une histoire globale. On ne peut pas faire l'histoire d’une période sans y faire entrer les problèmes religieux.

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LEXNEWS : « Votre démarche méthodologique se reconnaît dans l’école des Annales : comment concrètement avez-vous accepté d’étudier d’autres personnages que les personnes renommées de ces époques ? »

 

Jean Delumeau : « Nous pratiquons, depuis l'école des Annales et grâce à elle, une histoire globale. On ne peut pas faire l'histoire d’une période sans y faire entrer les problèmes religieux. Cela nous conduit donc à nous investir dans des questions théologiques qui, à l'époque, étaient centrales dans la civilisation. À l'étranger, lorsque que l'on me présente au début d'une conférence, on fait d'ailleurs toujours référence à l'école des Annales ! J’ai dimensionné largement la Renaissance : de Pétrarque à Shakespeare, en accord avec Jacques Le Goff qui avait arrêté sa Civilisation du Moyen Age à la Peste noire (1348), livre paru juste avant ma Civilisation de la Renaissance. Jacques Le Goff est un vieil ami… depuis 1941 ! La coupure à 1348 me paraît la bonne. »

 

LEXNEWS : « Vous avez concrètement accepté d'étudier l'histoire sous l'angle de l'école des Annales en reléguant à l'arrière-plan les personnalités renommées et en vous intéressant au quotidien… »

 

Jean Delumeau : « Exactement ! Vous avez utilisé le mot quotidien c'est-à-dire tout. Quand je suis arrivé à Rome, j'avais le projet d'étudier la vie quotidienne à Rome au XVIe siècle, ce qui a d'ailleurs été mon sujet de thèse. Il me semble que c'était une bonne approche de la ville. »

 

LEXNEWS : « La peur, le péché, la culpabilité,… sont autant de thèmes récurrents dans vos études les plus célèbres. Quelle est la place du sentiment religieux dans vos études ? »

 

Jean Delumeau : « Tout d'abord, il y a une coupure dans mon travail à partir du moment où j'abordais la peur en Occident. Ayant déjà écrit la Civilisation de la Renaissance, mon livre sur Rome, naissance et affirmation de la Réforme, je m'étais arrêté dans mon travail pour une pause de bibliographie. Je me suis alors aperçu qu'il n'y avait pas d'histoire de la peur et que par conséquent il y avait, comme on dit vulgairement, un « créneau à occuper ». J'ai pris la décision de refuser tout autre travail tant que je n'aurais pas écrit une histoire de la peur. Cela m'a amené beaucoup plus loin d'ailleurs que je ne le pensais. Je m'étais promis, si Dieu me prêtait vie, de ne pas en rester à la peur. Ce qui voulait dire que mes deux livres sur la peur allaient entraîner une suite. D’où Rassurer et protéger, L'aveu et le pardon, puis Le jardin des délices, Mille ans de bonheur et Que reste-t-il du paradis ? Cela fait au total 22 ans de travail et 7 ouvrages. Il s'agit d'ouvrages autonomes les uns par rapport aux autres mais constituant une suite. Le point de départ a donc bien été la place de la peur dans la vie quotidienne. Dans tous ces livres, le facteur religieux au sens le plus large a une place évidemment importante. »

 

LEXNEWS : « Véritable personnage de roman et de film, comment Campanella a-t-il croisé le chemin du grand spécialiste de la Renaissance que vous êtes ? »

 

Jean Delumeau : « Je crois que l'on pourrait faire un beau film avec le personnage de Campanella ! Je l'avais rencontré pour ma Civilisation de la Renaissance. Je savais notamment qu'il était l'auteur de la Cité du Soleil mais je n'en savais pas beaucoup plus. Le hasard a fait qu’en 1968 j'ai rencontré Marguerite Yourcenar qui venait de publier L'oeuvre noire qui se passe au XVIe siècle. Nous avons eu alors une longue conversation et elle m'a dit qu'elle songeait à un roman historique sur Campanella. À la dernière page de L'oeuvre noire, elle révèle que, pour le procès de son personnage Zénon qui est une sorte de théiste un peu égaré dans son époque, elle s'était inspirée du procès de Campanella. J’ai alors pensé : si un jour j'ai le temps, j'aimerais en savoir davantage sur Campanella. Cette idée m'a poursuivi et, lorsque j'ai terminé Que reste-t-il du paradis ?, j'ai jugé que le moment était venu de faire plus ample connaissance avec Campanella. C'est un personnage qui mérite le détour même s'il n'inspire pas toujours la sympathie ! »

 

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Campanella est certainement le seul catholique de son temps qui ait écrit en prison et malgré l'Inquisition une apologie de Galilée !

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LEXNEWS : « Quelle est la formation intellectuelle d’un jeune lettré au XVI et début XVII° siècle ? »

 

Jean Delumeau : « Campanella n'appartenait pas à une famille de lettrés puisque qu'il était le fils d'un cordonnier illettré de Calabre. Mais il a pu, comme c'était possible à l'époque, faire des études en devenant novice chez les dominicains. Il est resté dominicain lui-même jusqu'à sa mort dans le couvent parisien du faubourg Saint-Honoré. Il a reçu une formation scolastique. Il avait une mémoire prodigieuse doublée d’une curiosité immense, ce qui lui conduisit à lire tout ce qui lui tombait sous la main, avec ou sans l'accord des supérieurs. Il est devenu dès le début de sa carrière un adversaire acharné et définitif d'Aristote. En revanche, et je reprends ce que vous avez dit tout à l'heure, il s'est tourné vers la philosophie néoplatonicienne que Marcile Ficin avait mise à la mode en Occident à Florence vers la fin du XVe siècle à la cour Médicis. Il est resté partisan d'une philosophie du pansensisme selon laquelle tout communique avec tout et tout s’apprend par les sensations. Il était un admirateur du néoplatonisme dans sa coloration magique. Lui-même emploie d'ailleurs le mot de « magie ». Il s'est toujours présenté comme un astrologue et eut effectivement une réputation de grand astrologue dans toute l'Italie et même ailleurs. Il appartient à l'époque de la Renaissance tardive, et au courant néoplatonicien, mais il a rencontré les inventions de son temps, c'est-à-dire celles de Galilée dont il avait fait la connaissance. De toute manière, il faut rappeler que Campanella a passé trente ans de sa vie en prison. Il a ainsi eu la possibilité d'étudier en profondeur les travaux de Galilée. Un de ses ouvrages les plus connus est intitulé Apologie de Galilée même si le titre n'est pas de lui. Il défendit la position de Galilée affirmant que les découvertes de Galilée n'allaient pas à l'encontre du texte biblique. Il est certainement le seul catholique de son temps qui ait écrit en prison et malgré l'Inquisition une apologie de Galilée ! »

 

LEXNEWS : « Pour revenir à sa formation intellectuelle, il y a donc un socle important constitué par Aristote… »

 

Jean Delumeau : « qu'il a refusé et a réfuté toute sa vie ! »

 

LEXNEWS : « Mais aussi Platon… »

 

Jean Delumeau : « Platon vu à travers Marsile Ficin… »

 

LEXNEWS : « Quelle fut son attitude vis-à-vis de saint Thomas d'Aquin ? »

 

Jean Delumeau : « Son attitude vis-à-vis de saint Thomas d'Aquin est particulièrement intéressante. Campanella était dominicain. Il a toujours admiré très sincèrement saint Thomas d'Aquin et saint Albert Le Grand. En même temps, il savait bien que saint Thomas d'Aquin avait essayé de christianiser la philosophie d'Aristote. Contrairement à son époque, il a séparé saint Thomas d'Aquin d'Aristote en disant en substance que saint Thomas d'Aquin avait été obligé de moderniser et de christianiser Aristote pour le faire accepter en son temps. Mais lui-même faisait la part des choses entre ce qui était d’Aristote et ce qui était de la foi chrétienne. Donc Campanella a reçu une formation, certes classique dans ses aspects philosophiques et théologiques, mais il y a ajouté toutes sortes de lecture notamment du côté des néoplatoniciens de la Renaissance. »

 

LEXNEWS : « Comment se caractérise la philosophie panvitaliste du moine calabrais dans le contexte intellectuel de son époque ? Pouvez-vous nous expliquer les nuances très subtiles auxquelles conduit son pansensisme ?»

 

Jean Delumeau : « Le terme pansensisme veut dire, d'une part, que toute connaissance nous vient par nos sens et d'autre part que tout dans la nature, y compris les pierres, est doté de sensibilité. Il s'agit sans doute d'une philosophie très ancienne dans l'humanité que l'on trouverait peut-être encore par exemple dans la mentalité japonaise. La philosophie néoplatonicienne allait dans le sens  du panvitalisme et un certain nombre de grandes figures de la pensée de la Renaissance se situait dans cette filière, en particulier Paracelse ou Agrippa de Nettesheim qui sont, si vous voulez, des magiciens de la Renaissance. Campanella ne reculait pas devant le mot magie au contraire il a intitulé un de ses livres De magia et sensu. »

 

LEXNEWS : « L’intérêt croissant pour l’astrologie, la magie et d’autres traditions occultes remontant à l’Hermétisme de la fin de l’Antiquité ont provoqué l’ire de l’Inquisition de l’époque. Vous rappelez que Campanella est le parfait exemple d’un millénariste. Pouvez-vous nous rappeler ce contexte et ses conséquences vis-à-vis de l’Église à cette époque ? »

 

Jean Delumeau : « Plusieurs choses ont inquiété l'Inquisition : d’une part le platonicisme était trop présent dans les oeuvres de Campanella aux dépens peut-être de l'Évangile et, d’autre part, l'aspect astrologique n'a pas arrangé les choses… Tout cela est très complexe, car, comme je le dis dans mon livre sur le Mystère Campanella, les plus grands personnages de l'époque y compris le pape Urbain VIII croyaient en l'astrologie. Par un de ces nombreux paradoxes de sa carrière, Campanella est devenu l'astrologue confidentiel d’ Urbain VIII et plus tard celui de Richelieu. L'Église se méfiait tout de même d'une conception de l'astrologie qui donnait trop aux étoiles et pas assez à la liberté humaine. En particulier, Campanella disait à l’instar d'autres astrologues que les étoiles influencent non seulement les destins individuels, mais également les destins collectifs, y compris la naissance des religions ! Cela allait évidemment très loin… »

LEXNEWS : « Vous rappelez d'ailleurs qu'il ira même jusqu'à comparer son propre horoscope à celui de Jésus ! »

 

Jean Delumeau « Oui, et il a même laissé supposer que le sien était supérieur à celui de Jésus…

Quant à votre question sur le millénarisme, j'avais rencontré le personnage de Campanella lorsque j'avais écrit le tome deux de mon Histoire du paradis intitulé Mille ans de bonheur. Campanella à mon avis est un authentique millénariste qui s'appuie notamment sur le chapitre 20 de l'Apocalypse, ensuite sur un écrivain comme Lactance, puis sur Joachim de Flore, pour annoncer qu'entre notre histoire tourmentée, pleine de crimes, et le Jugement dernier, il y aura une période intermédiaire. Et ce temps intermédiaire est qualifié dans l'Apocalypse de saint Jean d'une période de mille ans de paix durant lesquels le Christ régnera sur terre avec les justes ressuscités. Campanella a plusieurs fois rappelé ce texte, ce qui le range dans cette lignée millénariste. Du début de la conjuration de Calabre (1599) jusqu’à la dernière année de sa vie au moment où il a dressé l’horoscope du petit Louis XIV, il a constamment rappelé qu'on allait vers une période de paix sur terre dans ce qui allait être La Cité du Soleil. Ce petit livre évoque ce qu'allait être la vie sur terre durant cette période privilégiée. Campanella s'est ainsi présenté comme le prophète du retour à l'âge d'or. »

 

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À partir de saint Augustin, l'interprétation millénariste au sens strict fut officiellement rejetée. Par conséquent, toute personne qui proposait une lecture de ce chapitre laissant entendre un retour de l'âge d'or sur terre était suspectée par l'Église.

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LEXNEWS : « Comment tout cela a-t-il été perçu par l'Église ? »

 

Jean Delumeau : « Mal ! Je pense que des générations assez nombreuses des premiers temps de l'église étaient millénaristes. Ils étaient tentés de penser qu’eux mêmes risquaient d'être martyrisé et renaîtraient sur la terre de leurs supplices. Avec le Christ revenu sur terre, ils gouverneraient alors l'humanité. Or, plus tard saint Augustin, qui lui-même avait été millénariste à ses débuts, rejettera le millénarisme car il ouvrait des perspectives trop charnelles, trop matérialistes. Il proposa une autre lecture du chapitre 20 de l'Apocalypse en estimant que les mille ans avaient commencé avec la naissance du Christ. À partir de saint Augustin, l'interprétation millénariste au sens strict fut officiellement rejetée. Par conséquent, toute personne qui proposait une lecture de ce chapitre laissant entendre un retour de l'âge d'or sur terre était suspectée par l'Église. »

 

LEXNEWS : « La Cité du Soleil est une œuvre pour le moins originale pour un Dominicain, comment comprendre ce modèle de société à son époque ? »

 

Jean Delumeau : « Le modèle a été donné par Thomas More dans l'Utopie parue en 1516. J'ai essayé dans mon livre de situer la Cité du Soleil par rapport à l’Utopie de Thomas More. Ce dernier a mis en scène une île imaginaire au fin fond des mers où règnent le bonheur, la prospérité, l'unité, l'égalité, mais il donnait ce modèle comme un contre modèle à la réalité de son temps. Je ne crois pas que Thomas More ait pensé que cette utopie allait devenir la réalité. Or si Campanella se réfère à l'Utopie, la suite de son oeuvre en revanche prouve qu'il annonce le retour de cet âge d’or. Et c'est cela la grande différence que l'on ne fait pas toujours entre la Cité du Soleil de Campanella et l'Utopie de Thomas More. Pour Campanella ce n'est pas une utopie, mais l'avenir prochain. »

 

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Campanella fut un homme de contradictions. Il était d'autant plus libre qu'il était en prison !

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LEXNEWS : « Pouvons-nous revenir, si vous le voulez bien, à ce modèle pour le moins inattendu quant à un homme d'Église ! »

 

Jean Delumeau : « Vous pensez à la polygamie ! »

 

LEXNEWS : « Entre autres ! S'il n'y avait que la polygamie… C'est tout de même l'exemple d'une pensée très libre et en même temps un des paradoxes si vous acceptez cette image. »

 

Jean Delumeau : « Oui absolument, il faut le dire, et l'on peut même ajouter que Campanella fut un homme de contradictions. Il était d'autant plus libre qu'il était en prison ! Quand il a écrit ce petit livre, qu'il a pu faire passer à l'étranger comme beaucoup d'autres depuis la prison de Naples, il n'était pas du tout sûr qu’il puisse être un jour imprimé. Cela dit, il ne faut pas se faire de la polygamie de la Cité du Soleil une idée érotique. Il n'y a rien d'érotique, Campanella est un eugéniste : il s'agit de faire naître une race humaine saine avec des recettes de procréation qu'il détaille dans son livre. Il évoquera même la procréation assistée par les étoiles pour ne rien laisser au hasard ! Le lecteur sera donc déçu s'il cherche des choses croustillantes. Campanella a été influencé par l'élevage de chevaux d'un de ses patrons à  Naples pour élaborer son modèle. Il faut tout de même ajouter qu'à la fin de sa carrière, quand il est revenu sur son texte, il en a gommé la composante polygame, en revanche il a toujours maintenu l’idée d’une abolition de la propriété privée. C'est d'ailleurs ce point qui a eu du succès à l'époque du socialisme. La Cité du Soleil était encore traduite et imprimée dans les pays du bloc soviétique dans les années 70 du XXe siècle. »

 

LEXNEWS : « Vous n’hésitez pas à faire de Campanella un homme représentatif de son époque. Faut-il le présenter comme un novateur au même titre que Galilée qu’il soutiendra jusqu’au bout ?"

 

Jean Delumeau : « J'ai tout un chapitre dans mon livre consacré à Campanella et à Galilée. Il est un admirateur sans conteste de Galilée, qu’il compare d'ailleurs à Christophe Colomb. Christophe Colomb a découvert de nouvelles terres ; Galilée a découvert de nouveaux cieux. En revanche, Campanella ne semble jamais avoir été convaincu par l’héliocentrisme. Il a toujours pris ses distances vis-à-vis de Copernic, peut-être pour des raisons de convenance vis-à-vis du Saint-Office, mais également parce que l’héliocentrisme n'était pas adéquat à sa philosophie. Il n'a donc pas été un admirateur inconditionnel de la nouvelle astronomie mais un admirateur de Galilée. Il a invité la science à poursuivre son travail, il est donc un moderne qui rejoint Kepler et d'autres de son temps, mais sans pour autant adhérer à tout. »

 

LEXNEWS : « La méthode de travail de Campanella est extraordinaire. »

 

Jean Delumeau : « En effet, là aussi, c'est un mystère ! Il a passé en gros trente ans de sa vie en prison, dont vingt sept dans les prisons napolitaines, et parfois dans des conditions extrêmement sévères. Comment faisait-il pour écrire ? Comment parvenait-il à faire passer ses manuscrits à l'étranger ? Il n'avait pas de bibliothèques à sa disposition. Sa mémoire extraordinaire, soulignée d'ailleurs par ses contemporains, était hors du commun. Un grand nombre de ses citations étaient faites de mémoire, ce qui est remarquable. En second lieu, il a parfois été dans des conditions extrêmement dures, manquant de lumière et de papier. Il nous faut supposer que des complicités l'ont tout de même aidé. Soit son barbier, soit ses gardiens, ou encore des confesseurs ont dû lui apporter des bouts de chandelles et des bouts de papier. Les dominicains de Naples n'ont pas cessé d'avoir des contacts avec lui et c’est par eux certainement qu'il a pu faire sortir ses manuscrits qui seront acheminés par la suite vers l'Allemagne où il sera beaucoup imprimé. Il y a eu de nombreuses copies de manuscrits dès l'époque de Campanella. »

 

LEXNEWS : « Ces copies vous semblent-t-elles cohérentes ? »

 

Jean Delumeau : « C'est justement tout le travail des historiens actuels et notamment des spécialistes italiens de Campanella de comparer des manuscrits entre eux pour essayer de trouver la meilleure version. Néanmoins, nous savons que, pour tel ou tel ouvrage, il y avait une centaine de copies ! Campanella a été connu à l’époque d'une part par les impressions de ses livres qui ont été faites en Allemagne, puis en France mais aussi par les copies qui ont circulé. »

 

LEXNEWS : « il faut également rappeler que le Saint-Office a souvent contrecarré cette production. »

 

Jean Delumeau : « Oui, bien sûr. Il était interdit de publication en Italie. Lorsqu'il est revenu à Rome en 1627, le Saint-Office a accepté de mauvais gré la publication de quelques-uns de ses livres, mais ils ont été retirés presque aussitôt de la circulation. Il a essentiellement fait imprimer ses livres en Allemagne grâce à des luthériens et ensuite en France grâce à Richelieu et à Louis XIII. »

 

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Il est certain qu'actuellement, surtout en Occident et spécialement en France, nous sommes envahis sinon par la peur, du moins par un très large pessimisme.

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LEXNEWS : « Comment résister avec le spécialiste que vous êtes à la question fatale pour notre XXI° s. : Comment percevez-vous nos peurs passé le cap du nouveau millénaire ? »

 

Jean Delumeau : « Il est certain qu'actuellement, surtout en Occident et spécialement en France, nous sommes envahis sinon par la peur, du moins par un très large pessimisme. Ce pessimisme, bien entendu, comporte une composante peur. La notion de progrès ne remonte pas à la Renaissance, mais à la fin du XVIIe siècle. Cette notion s’était ensuite développée au XVIIIe siècle puis au XIXe. Au XIXe siècle, la majorité des intellectuels croyait au progrès, un progrès qui serait à la fois technique et moral. Puis, cette idéologie du progrès qui avait été le moteur de la IIIe République, a pris tout d'un coup du plomb dans l'aile avec la Première Guerre mondiale. Le pessimisme philosophique, initié avec Schopenhauer et Nietzsche, s'est répandu à partir de la Première Guerre mondiale et n'a fait qu'augmenter par la suite. On s'est aperçu que le progrès scientifique et technique n'apportait pas le bonheur à l'humanité, mais au contraire qu'il pouvait aggraver la situation de la planète. Autrement dit, nous vivons un retournement complet par rapport à l'idéologie du progrès qui était le pain quotidien de nos ancêtres du XIXe siècle. Voilà comment je vois la situation ; et nous ne sommes pas sortis de nos jours des inquiétudes et même parfois des peurs qu'engendre ce retournement des mentalités collectives. C'est une désillusion très profonde. »

 

LEXNEWS : « Vous avez utilisé l'imparfait concernant la croyance en la science, mais cela reste encore du présent chez de nombreuses personnes. »

 

Jean Delumeau : « Il est certain que la science que j'admire nous a libérés d'un certain nombre de servitudes et a permis d'allonger la vie humaine. Elle a également permis un confort dans la vie quotidienne qui était inimaginable il y a 300 ans. Tout cela est acquis. Mais on sait aussi que l'homme a la possibilité de détruire la planète et, d’autre part, on sait également que les ressources alimentaires de la planète ne sont pas infinies… On se trouve alors devant des perspectives d'avenir qui sont sombres et l'on ne voit pas dans l'instant présent quels remèdes on va trouver à la situation dans laquelle nous sommes désormais engagés. On peut à la fois admirer les découvertes scientifiques et techniques et en même temps être extrêmement inquiet pour l'avenir. La morale humaine, les comportements humains n'ont pas suivi les progrès de la science et de la technique. Au contraire, ils décuplent les possibilités de nuire. Il est bien certain que nous sommes face à des possibilités très sérieuses de dérapage de la science et de la technique auxquelles il faut être absolument attentif. Il y a de quoi s'inquiéter ! »

 

LEXNEWS : « Quels sont les goûts culturels de Jean Delumeau en dehors de son champ immense de recherches ? »

 

Jean Delumeau : « Je suis père, grand-père et arrière-grand-père ! Par conséquent, tout ce qui est familial compte beaucoup pour moi. Je me rends chaque année au Japon où vit l’un de mes fils avec sa famille. Par ailleurs, je dirais que j'ai des goûts assez classiques que ce soit en peinture, en musique, en sculpture, etc. Je reconnais bien naturellement toutes les avancées de l'art moderne et je ne les rejette pas. Néanmoins ma tendance naturelle est d'aller vers la culture classique au sens large. Dans une journée, quand vous avez accordé beaucoup à la famille, au travail et à la culture, il est grand temps de se coucher ! »

 

LEXNEWS : "Merci beaucoup Jean Delumeau pour ce témoignage captivant sur cette Renaissance que vous chérissez tant et pour cette rencontre avec le personnage haut en couleur qu'est Campanella ! "

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

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Interview Jacqueline de ROMILLY

 Paris, 19 février 2007.

- En hommage à la grande dame des lettres et de l'histoire grecque récemment disparue, nous republions l'interview qu'elle avait accordée à notre revue -

BIOGRAPHIE

 

Née en 1913, à Chartres, Fille de Maxime David, professeur de philosophie, tué à la guerre en 1914, et de Jeanne Malvoisin, plus tard écrivain.

A fait ses études à Paris (lycée Molière, lycée Louis-le-Grand, E.N.S. de la rue d'Ulm et Sorbonne). En 1930, prix en latin et en grec au Concours général, la première année où les filles pouvaient concourir. Agrégée des lettres en 1936, docteur ès lettres en 1947.

Carrière professionnelle :

Professeur dans l'enseignement secondaire en 1939-1940 (Bordeaux et autres villes), nommée en première supérieure au lycée de jeunes filles de Versailles, puis assistante à la Sorbonne, bientôt professeur de langue et littérature grecques à l'Université de Lille (1949-1957), puis à la Sorbonne (1957-1973) ; nommée au
Collège de France à cette date (chaire : la Grèce et la formation de la pensée morale et politique) ; professeur honoraire en 1984.

A exercé en outre diverses fonctions d'enseignement (E.N.S., jurys de concours, etc.) et diverses présidences d'associations (Ass. des Études Grecques, des lauréats au Concours Général, Ass. Guillaume Budé).

Membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres depuis 1975 et de l'Académie française depuis 1989.
Membre correspondant de diverses académies étrangères : Ac. du Danemark (1961), British Ac. (1967), Ac. de Vienne (1968), d'Athènes (1975), de Bavière (1976), des Pays-Bas (1977), de Naples et de l'American
Academy of Arts and Sciences (1988), de Turin (1989).

Distinctions honorifiques :

Docteur Honoris Causa des Universités d'Oxford, d'Athènes, de Dublin, de Heidelberg, de Yale, de Montréal.
Titulaire du Österreichische Ehrenzelchen für Wissenschaft und Kunst (Vienne) depuis 1981. Membre d'honneur de diverses sociétés savantes, en Angleterre, en Grèce, aux États-Unis, etc...

Divers prix dont le prix Onassis pour la culture en 1995. A reçu d'autre part, la même année, la nationalité grecque.
Nommée ambassadeur de l'hellénisme en mars 2000, désignation faite par Athènes et communiquée ultérieurement.
Prix « Humanisme et médecine » décerné par le Collège International de pathologie vasculaire.
Élevée à la dignité de grand Croix de l'ordre National du mérite (mai 2002)
Septembre 2004. Diplôme d'honneur du Centre d'Études d'Ithaque.

(Sources : Collège de France)

Son dernier livre paru :

 

Jacqueline de Romilly en livres...

 

...Une bibliographie loin d'être exhaustive !

© LEXNEWS

 

LEXNEWS a eu le grand privilège d'interviewer l'une des plus grandes dames des lettres classiques, académicienne tant appréciée et helléniste de coeur avec sa passion de toujours, le grand Thucydide ! Découvrons le parcours et les grandes émotions d'un personnage qui porte sur notre société un regard toujours aussi informé et combatif même si ses yeux ne lui permettent plus de lire ses auteurs favoris...

 

 

LEXNEWS : « Pouvez vous nous rappeler pour quelles raisons la découverte des sources grecques anciennes a eu chez vous plus d’importance que celle des lieux qui les avaient produites ? »

 

Jacqueline de ROMILLY : « J'ai commencé à être en contact avec des textes grecs quand j'étais une petite élève de quatrième. Je n'avais jamais vu la Grèce, je n'ai d'ailleurs vu la Grèce que lorsque j'étais entrée à l'Ecole normale. Mon premier contact a été en effet un contact direct avec les textes, c'est après seulement que j'ai eu le plaisir de voir les lieux, mais j'étais d'ailleurs complètement prise dans les textes et j'y suis encore ! Vous savez, en classe de quatrième, on n’est pas toujours déterminé pour la vie entière. Il est vrai que j'avais dans mon ascendance des raisons d’aller de ce côté-là, mon grand-père maternel était professeur de lettres et mon père était professeur de philosophie, je ne l'ai pas connu car il a été tué mais c'était dans cette atmosphère que je baignais. J'étais de la première année où les filles ont eu le droit de faire du grec, donc c'était une découverte, une nouveauté et ces textes m'ont émerveillée. Cet émerveillement ne valait pas forcément pour tous les textes littéraires de façon générale puisque je me rappelle lorsque j'étais en première année à l'école normale le directeur me disait : « alors ce mémoire sur Marivaux cela avance ? » Ce n'était pas une confusion de sa part, il est vrai que j'avais pu hésiter. Ce qui a déclenché ma passion pour Thucydide, c'est un cadeau de ma mère qui m'avait acheté un beau Thucydide en parchemin. Je l'ai emporté comme cela pour en lire un petit peu et en fait cela a été un coup de foudre ! C'est véritablement ce qui m'a engagée dans cette voie. »

 

LEXNEWS : « Vous soulignez régulièrement dans vos différents écrits que vous attachez plus d’intérêt à la conscience que pouvaient avoir les Grecs d’eux-mêmes qu’à la réalité de certains faits historiques. Cela participe-t-il de la même attitude ?»

 

Jacqueline de ROMILLY : « Oui probablement. Je ne dirais pas exactement la conscience que les Grecs pouvaient avoir d'eux-mêmes. Ils ont essayé, et c'est le propre de la culture grecque, d'exprimer en termes universels accessibles à tout le monde des idéaux. Ce n'était pas seulement leurs portraits, sous-entendu conscience de, mais surtout d'un idéal quelque chose qu'ils étaient heureux d'exprimer, de répandre et qui était un ensemble de valeurs. Il y a toujours une continuité. Une pensée, des idées se forment progressivement et c'est particulièrement vrai du développement de la culture grecque. Mais il y a un foyer au Ve siècle à Athènes où il y a eu un essor extraordinaire et où tous se sont mis à écrire, à définir leur régime politique ainsi que l'homme et les passions. C'est le moment où la philosophie intervient, mais aussi les tragédies, la naissance de l'histoire, puis la comédie. Cela a été exceptionnel et finalement c'est là que nous avons un ensemble de textes qui se suivent presque année par année où on voit éclore et s'affirmer cette pensée. Alors forcément c'est un attrait extraordinaire quand on étudie les choses grecques, à cet égard je ne suis pas du tout à la mode parce que la curiosité scientifique actuelle se tourne plutôt vers les confins, les rapports avec d'autres cultures, vers des zones moins étudiées. Mais en fait, ce n'est pas parce que cela a été important tout au cours des siècles et que cela a été très étudié que cela n'a plus rien à nous dire, loin de là car chaque période interroge ces textes avec des idées, des problèmes, des soucis différents. À mon avis, j'ai toujours été vers quelque chose qui était nouveau. »

 

LEXNEWS : « Faites-vous remonter cette curiosité dés Homère ? »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Oui, tout a fait ! Vous savez que j'ai écrit un ou deux livres un peu portés par les circonstances actuelles sur la démocratie athénienne. La démocratie est née à Athènes au début du Ve siècle mais si j'étudie Homère je vois déjà ces guerriers ou même ces dieux, qui ont des assemblées, qui ont des débats, qui prennent conseil. Il y a déjà en essence cet esprit-là. Et c'est la même chose pour presque tout, seulement cela s'est développé et cela s'est exprimé ensuite. »

 

LEXNEWS : « Faut-il alors véritablement partir d’Hérodote pour commencer à avoir des choses plus concrètes : un petit peu moins de bruit d'armes et de fracas sur les terrains de bataille, un peu plus de réflexion sur le barbare par exemple, celui qui n'est pas comme nous ? »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Cela a l'air juste ce que vous dites en ce sens que Hérodote est le premier historien que nous possédons donc il se pose déjà des problèmes comme ceux que nous nous posons, de comprendre, etc. Mais je n'aurais pas l'idée de commencer par Hérodote selon moi. Pour quelle raison ? C'est évidemment très personnel, c'est une question de goût mais si vous voulez il n'était pas athénien, il est venu à Athènes. Il a subi l'influence des problèmes et des idées athéniennes, on la voit très bien. Il a terminé ses jours dans une colonie collective présidée par Athènes. Alors, c'est un apport, une naissance qui a eu beaucoup d'influence naturellement mais pour moi c'est plutôt un prélude qu'une entrée. Nous avons l'Histoire d'Hérodote qui raconte les guerres médiques et l'entrée je la vois plutôt avec Eschyle qui écrit une tragédie où nous voyons le reflet des guerres médiques auxquelles il avait participé, mais Eschyle est déjà athénien ! »

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"C'est étrange en effet ! Il n'y a pas de raison qui justifie que l'on consacre toute une vie à un historien de n'importe quelle époque. C'est pourtant ce que j'ai fait…!"

 

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LEXNEWS : « Une de vos émotions les plus fortes de votre vie a été la relation étroite que vous avez entretenue avec Thucydide, l'historien de la guerre du Péloponnèse. »

 

Jacqueline de ROMILLY : « C'est étrange en effet ! Il n'y a pas de raison qui justifie que l'on consacre toute une vie à un historien de n'importe quelle époque. C'est pourtant ce que j'ai fait…! Cela est né d'un premier contact où j'ai été éblouie par la densité, la force, l'espèce de puissance d'analyse et de généralités qui se met au-dessus, au-delà de l'expérience concrète et qui nous livre une sorte d'analyse de l'homme en guerre qui a eu de l'influence plus tard aussi bien sur les philosophes, et peut-être même plus sur des philosophes que sur des historiens. Et le tout avec une espèce de condensation des rapports, des mots qui se font écho à des livres ou à des chapitres de distance, c'est merveilleux de combattre pour gagner la vérité de Thucydide. Mais, naturellement, je regrette un peu d'avoir fait cela absolument toute ma vie, il y en avait d'autres ! »

 

LEXNEWS : « Comment jugez vous soyez Alcibiade en raison du caractère controversé du personnage. »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Alcibiade est un personnage de Thucydide et j'ai été amenée à discuter, étudier d'autres textes,… Or il y avait deux choses pour m'attirer chez Alcibiade : premièrement, une séduction à laquelle personne n'échappe, qui apparaît dans Platon, à laquelle on ne peut absolument pas résister, et en même temps le danger qu'a été cet homme plus soucieux de lui-même que du régime et de la patrie, qui a contribué à faire basculer le régime, la démocratie et la puissance d'Athènes. »

 

LEXNEWS : « Il ira même jusqu'à passer à l'ennemi ! »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Oui, c'est vrai, il est même passé au camp adverse. Tout cela est dans Thucydide et représente une aventure politique qui est très attachante. Le personnage l’est à certains égards, mais l'aventure désastreuse l’est intellectuellement.»

 

LEXNEWS : « Peut-on dire qu'il incarne deux faces d'une même personne : l'ambition et la vertu, le pouvoir et la mesure ? On a l’impression qu'il y a l'envers et l'endroit dans le même personnage. »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Comme probablement dans tous les personnages ! Je dirais plutôt que si vous voulez le couple dans lequel s'illustre tellement bien les problèmes de l'Athènes d'alors ce serait plutôt Socrate et Alcibiade ; La rencontre est racontée dans Platon, on voit les deux personnalités, les deux formes de désir ou d'idéal. Alcibiade avait sûrement des ambivalences et des ambiguïtés mais nous avons plus l'habitude aujourd'hui de relever ces sortes de problèmes intérieurs qu'on ne l'avait à l'époque où on aimait simplifier, voir l'illustration des idées. »

 

LEXNEWS : « Un autre personnage semble non controversé cette fois-ci avec Hector, nous repartons en arrière évidemment ! »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Oui, même si en ce qui concerne ma vie on irait plutôt en avant avec cette question ! Je dois vous avouer quelque chose. J’ai été très agacée quand des lecteurs de mon Alcibiade m'ont dit : eh bien, décidément, ils étaient aussi mauvais que nous aujourd’hui, ces gens d'autrefois ! Et cela n'était pas du tout mon idée. J'étais contente d'aller vers un héros pur, homérique et la façon dont il avait été traité qui évoque aussi quantité de problèmes : le courage, notre psychologie,… mais qui n'a rien de ce que l'on pouvait reprocher à Alcibiade et de ce en quoi on peut se reconnaître dans Alcibiade. »

 

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"Tout le monde a présent à l'esprit les adieux d'Hector et d'Andromaque, si on demande à n'importe quel auteur littéraire ce qui l’a frappé, il citera cette scène."

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LEXNEWS : « On parle beaucoup plus de la colère d'Achille, de la ruse d'Ulysse alors qu'Hector est souvent en retrait dans notre culture contemporaine, pour quelle raison à votre avis ? »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Je crois que dans notre XXIe siècle Homère dans l'ensemble n'est pas aussi présent que vous voulez bien le dire ! Mais je ne suis pas tout à fait d'accord quant à ce retrait du personnage d’Hector ! Tout le monde a présent à l'esprit les adieux d'Hector et d'Andromaque, si on demande à n'importe quel auteur littéraire ce qui l’a frappé, il citera cette scène. De même, la mort d'Hector ou la visite du vieux Priam qui vient demander le corps de son fils restent parmi les épisodes d'Homère qui émeuvent tout le monde. »

 

LEXNEWS : « Si vous avez étudié et fait revivre ces grands personnages de l’Antiquité, vous vous êtes également consacrée à l’étude des grands concepts et valeurs de la démocratie athénienne. Lesquels ont le plus nourri votre passion ? »

 

Jacqueline de ROMILLY : « J’ai toujours été passionnée par la naissance et la précision croissante des idées. J’ai éprouvé le plus vif intérêt pour la manière dont les Grecs ont élaboré tout cela en essayant de donner le plus de précisions et d'universalité possibles. Mon cours au Collège de France s'appelait « la Grèce et la formation des idées morales et politiques », je suivais ainsi les Grecs dans leur développement, c'est devenu ma spécialité ! Le concept de démocratie, même si ce n'est pas le premier auquel je me sois attachée, est celui le plus proche des problèmes que nous vivons actuellement, notamment avec la construction européenne. J'ai eu envie de préciser les choses avec, à l'origine, un livre qui montrait les difficultés de la démocratie, puis deux livres plus récents montrant l'idéal et les différences avec notre régime actuel avec ce que ces comparaisons pouvaient apporter. Mais auparavant, j'avais fait l’étude de bien d'autres concepts ou idées comme la loi dans la pensée grecque, la liberté,… Il me semble que ce qui est le plus frappant dans cette étude, ce sont plus les ignorances que les distorsions quant à ces concepts anciens. Les gens ne se représentent pas d'une part comment ces modèles s’appliquaient alors et d'autre part en vue de quoi ils avaient été élaborés. »

 

LEXNEWS : « Pensez vous par exemple à l'importance de la loi ? Je crois que vous avez dit récemment que vous étiez toujours horrifiée, le mot est peut-être trop fort, de ce que les jeunes générations pouvaient percevoir de la loi »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Oui, vous pouvez dire horrifiée, le mot n'est pas trop fort. C'est quelque chose qui m'a en effet choquée parce que pour les Anciens, l'idée de démocratie était liée à la loi qui était la loi la même pour tous. Dans tous les textes d'Hérodote et d'Euripide, on commence par dire : la loi ne dépend pas de l'arbitraire d'un homme, elle est la même pour tous, elle est notre loi, nous en sommes responsables dans une certaine mesure et surtout elle est là pour défendre le faible. Tandis que maintenant, nous avons l'impression que la loi est édictée d'en haut et que ce qui est noble et bien, c'est de se révolter ! C'est un gros retournement. »

LEXNEWS : « Vous avez représenté et défendu ardemment les langues anciennes tout au long de votre vie, aujourd’hui, vous souhaitez alerter les pouvoirs publics et les citoyens du danger d’extinction qui menace ces sources les plus anciennes de nos langues modernes. »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Oui parce que ces disciplines étaient de première importance dans l'enseignement et sont peu à peu devenues d'abord des options, puis ont passé pour être un signe de la bourgeoisie d’autrefois, et maintenant, elles sont victimes tout simplement des économies ! On ne veut plus ouvrir une classe et on supprime celles existantes. Les jeunes ont alors perdu confiance, ils n'osent plus demander ces matières en pensant qu'elles risquent d'être supprimées l'année suivante. Il y a eu un courant très fort dans ce sens même si je pense qu'il pourrait être renversé. Vous avez de nombreux professeurs qui parviennent à enseigner le grec dans les banlieues avec succès, je pense que cela est possible. Cela montre que l'opinion commence aussi à se rendre compte de l'importance de ces langues. D'autre part, je voudrais préciser que je suis à l'heure actuelle au moins aussi inquiète de la crise du français que de celle du latin et du grec. À mon avis, c'est un peu lié parce que le latin et le grec servaient entre autres choses à développer l'attention à la langue, les étymologies, les différences, avec une correction de la langue beaucoup plus grande. Maintenant, il est clair que le français, dans notre enseignement, n'a plus la place qu'il devrait avoir. Les enfants n'ont plus l'occasion de s'exprimer. Je m'occupe de deux associations, une pour la défense des lettres, du latin et du grec en particulier, l'autre qui s'appelle « L'élan nouveau des citoyens » où nous avons fait un concours où l'on demandait à des jeunes de décrire quelque chose de dynamique. J'ai ainsi pu comprendre d'après ces témoignages que les enfants, qui avaient peu de zèle pour ce concours au début, manquaient non pas de valeur ou d'idéal mais tout simplement de la maîtrise même du français. Ils ne savaient pas écrire une page et demie en français ! »

 

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"Je crois qu’il faut faire tout ce qu’il est possible de faire pour réveiller chez les jeunes et chez les moins jeunes le désir de donner, de recevoir, de progresser et de créer. C'est déjà beaucoup ! "

 

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LEXNEWS : « Avez-vous l'impression, pour l'académicienne que vous êtes, que ces moyens d'expression moderne, même s'ils peuvent vous faire sursauter, que certaines musiques jouant sur les mots tel le rap par exemple, n’auraient pas tendance à manifester une volonté de s'exprimer même si c’est dans un champ lexical limité faute de la culture que vous évoquiez ? »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Il y a certainement du vrai dans les aspects positifs que vous évoquez, même si je ne suis pas très bien placée pour en juger. Seulement cela ne peut pas jouer si cela s'applique comme vous le signalez avec un vocabulaire tout à fait limité. Car si l'on ne distingue pas entre les mots, que ce soit par jeu, en musique, en plaisanterie, dans un blog, avec un message, ou tout ce que vous voudrez, on n’exprimera pas sa pensée. Et si l'on ne peut pas exprimer sa pensée, vous savez quel est le résultat : on remplace par un coup de poing, par un attentat. Lorsqu’on ne peut pas s'exprimer, alors on passe aux coups. S'il est difficile d'agir sur la cellule familiale quand à l’apprentissage de la langue, c'est par l'intermédiaire de l'enseignement qu'il est possible d'agir. Il y a quantité de professeurs qui pensent comme moi et qui ont connu cette expérience, c'était merveilleux. Je ne dis pas qu'il faut reprendre la même chose, c'est idiot de croire que c’est passéiste, mais quand il y a des bonnes choses c'est idiot de les supprimer, il s'agit du bon sens ménager !»

 

LEXNEWS : « Pensez-vous qu'il soit possible de faire l'apprentissage, à l'âge adulte, de ces langues anciennes ? »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Il n'y a pas l'ombre d'un doute ! De nombreuses personnes le font, il y avait à la Sorbonne il y a quelques années, je ne sais pas ce qu'il en est maintenant, des cours pour débutants adultes. C'est très facile. Il y a une méthode Assimil pour apprendre le grec ancien qui a eu un succès fou. Mais vous comprenez ce n'est pas mon idéal de commencer à former des gens à la retraite ! C'est la génération qui arrive qui compte, c'est la génération auprès de laquelle on peut avoir une action, ouvrir des merveilles, faire découvrir, entraîner leur mémoire, leur attention, leur sens de l'histoire. C'est dans la jeunesse que cela compte et que c'est important. »

 

LEXNEWS : « L’inculture et la démagogie peuvent ouvrir les portes  à un retour des âges obscurs et de la barbarie. Etant née à la veille du premier conflit mondial, ayant connu les horreurs de la seconde guerre mondiale, votre point de vue nous semble précieux pour les jeunes générations. »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Je ne prédis jamais l'avenir ! Mais le danger de cette inculture actuelle est certainement grand, peut-être qu'il en sortira simplement un monde que je ne peux pas comprendre et qui peut être nettement inférieur car l'histoire ne va pas toujours dans le même sens, il y a des hauts et des bas et pour les pays et pour les personnes. Quand je vous disais à l’instant je ne prédis pas l'avenir, je veux dire que moi je vois ce que je peux essayer de donner pour un avenir meilleur et après cela, on verra bien... »

 

LEXNEWS : « Cela passe par le respect de cette culture classique. »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Oh vous savez, je ne demande pas que tout le monde se mette à faire du latin et du grec et je ne suis pas sûre d'ailleurs que tout le monde deviendrait alors parfait ! Loin de là. C'est d'ailleurs pour cela que nous avons créé cette autre association à côté du latin et du grec. Je crois qu’il faut faire tout ce qu’il est possible de faire pour réveiller chez les jeunes et chez les moins jeunes le désir de donner, de recevoir, de progresser et de créer. C'est déjà beaucoup ! »

 

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"Je suis persuadée que la force intérieure et l'espoir sont des choses qui se cultivent. Et pour moi la discipline est essentielle, elle est synonyme de vouloir apprendre."

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LEXNEWS : « Vous vous opposez ainsi à cette omniprésence du désespoir et de la désillusion. »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Je suis contre ! Je suis persuadée que la force intérieure et l'espoir sont des choses qui se cultivent. Et pour moi la discipline est essentielle, elle est synonyme de vouloir apprendre.»

 

LEXNEWS : « Quelles seraient les lectures indispensables d’œuvres de la Grèce classique que vous recommanderiez  à vos contemporains du XXI° siècle ? »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Je me garderai bien de faire un tel choix ! Homère tient évidemment une place privilégiée dans toute notre culture et encore maintenant, un film sur la guerre de Troie plus ou moins inspiré, (plutôt moins d'ailleurs) d'Homère, une exposition à la Bibliothèque nationale, deux livres pour les plus jeunes. Cela tient une place extraordinaire et cela inspire des oeuvres modernes. Le nombre de musiques inspirées par la tradition homérique est également extraordinaire. Homère est certes un peu déroutant à certains égards, mais c’est excellent et distrayant pour des jeunes de le lire en traduction. Je vis beaucoup dans la tragédie grecque. Quand on lit les tragédies de Racine, il est merveilleux de remonter à ce qui a été le principe, à la tragédie grecque. Inversement, si on s'intéresse aux idées, on devrait dévorer les pages de Platon. Vous voyez je recommande tout, sauf Thucydide je me le garde ! »

 

LEXNEWS : « Quels sont vos goûts littéraires et les découvertes inattendues que vous avez pu faire ? »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Deux auteurs m'ont été très chers à des moments différents mais tous deux doivent beaucoup à la Grèce curieusement. J'ai été illuminée toute ma jeunesse par Giraudoux et toute ma vie a été illuminée par Racine. Mais cela ne veut pas dire que je me plonge dans mon Racine tous les soirs, j’aime aussi lire un bon roman anglais ! J'ai dit mon amour pour les textes dés le début, mais maintenant que j'ai perdu la vue, je ne peux plus lire, je peux seulement écouter des textes enregistrés. Et c'est devenu une espèce de hantise, il faut que j'en ai à portée de main ces enregistrements, et quelquefois j'ai la chance de pouvoir écouter des textes que je connais. J'ai pu avoir en abonnement la totalité des Mémoires d'Outre-tombe de Chateaubriand et bien vous savez ce sont des textes que normalement vous n'avez pas le temps de lire d'un bout à l'autre et cela a été une véritable joie pour moi. Et quand j'ai perdu la vue, mon affolement à l'idée que je perdais les textes, j'ai essayé de mémoire d'enregistrer moi-même des bribes qui me revenaient de ce que j'avais appris par coeur. Et entre parenthèse, je ne l'ai pas assez dit, et je ne le dis jamais assez, il faut apprendre des textes par coeur, c'est une compagnie, une présence et un enrichissement et quand par hasard, comme moi, on perd la vue, quel trésor ! »

 

LEXNEWS : « Comment jugez-vous la qualité de ces enregistrements ? »

 

Jacqueline de ROMILLY : « Ce n'est pas mal. Il y a un certain choix, mais je suis très frappée de voir qu'il y a également des lacunes énormes, les mêmes pour tous les abonnements d’ailleurs et en particulier tout le théâtre parce que l'on croit qu'il faut laisser le théâtre aux acteurs. Alors il y a d'horribles enregistrements du théâtre français alors que lorsque vous êtes seul dans votre appartement, il est beaucoup plus émouvant d'entendre ces textes grâce à une simple lecture et que l'on entende bien chaque vers. Vous savez les bondissements à travers la scène, les éclats de voix, c'est une catastrophe. Il est presque impossible d’avoir plus d’une pièce de Racine, Corneille, Goethe, Calderón, Shakespeare. Je trouve cela extraordinaire à un moment où le théâtre a tant d'importance. J’ai perdu la vue trop tard pour savoir le braille et trop tard pour connaître les nouvelles technologies. Je pense que tout cela évoluera dans l’avenir. Mais vous savez heureusement je ne suis pas éternelle, immortelle mais pas éternelle !»

 

LEXNEWS : « Merci Jacqueline de Romilly pour ce très beau témoignage. Nul doute que nos lecteurs trouveront dans votre énergie et votre intelligence la volonté de découvrir ou redécouvrir les lettres classiques que vous représentez si bien ! »

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

Tous droits réservés

reproduction interdite sans autorisation

 

Thucydide, l'histoire d'une vie...

En conclusion, un petit mot adressé par Jacqueline de ROMILLY à nos lecteurs...

DVD paru aux Editions Montparnasse, 2010

 

 

 

 

Interview Régis BOYER

La Varenne, 15 octobre 2008.

 

Professeur de langues, littératures et civilisation scandinave à l’Université Paris-IV-Sorbonne, Régis Boyer est un des meilleurs spécialistes de la littérature de l’Europe du Nord. Il a non seulement traduit un nombre incroyable de textes anciens (sagas, eddas,...) mais il est également un traducteur infatiguable des littératures contemporaines.
Né en 1932, licencié de français, de philosophie et d'anglais, agrégé de lettres, docteur ès lettres, Régis Boyer a été lecteur de français prés les universités de Lodz (Pologne, 1959-1961), Reykjavik (Islande, 1961-1963), Lund (Suède, 1963-1964), Uppsala (Suède, et directeur de la Maison de France, 1964-1970). Régis Boyer est devenu professeur de langues, littératures et civilisation scandinaves à l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) en 1970 et directeur de l’Institut d'études scandinaves en la même université à partir 1980. Régis Boyer est aujourd'hui professeur émérite.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Régis Boyer a véritablement donné ses lettres de noblesse aux littératures nordiques auxquelles il a consacré toute son énergie. Défricheur des textes les plus anciens de l'Islande, il a su restituer une histoire "démythifiée" où le mythe du Nord est relégué à sa juste place sans pour autant enlever la bravoure et le mystère qui jalonnent les sagas les plus enlevées ! La discipline du chercheur, qui n'hésite pas à recadrer à sa juste valeur les invasions vikings, n'enlève en rien à la magie de ces récits qui étonnent toujours le lecteur du XXI° siècle. Régis Boyer milite également depuis de nombreuses années pour que cesse le purgatoire des littératures nordiques contemporaines. En route vers un paysage extraordinaire où pragmatisme, héroïsme, magie et amour de la nature se disputent la première place !

 

 

 

 

LEXNEWS : « Vous êtes le grand spécialiste des langues et de la littérature scandinaves. D’où vient cet attrait pour ce paysage culturel bien particulier ? »

 

Régis Boyer : « J'ai fait deux agrégations, une agrégation de philosophie et une agrégation de Français. Puis, est arrivé mon service militaire avec 27 mois d'Algérie ! J'étais déjà antimilitariste, mais avec cette guerre…. Je me suis dit alors : c'en est fini avec la France, je pars à l'étranger ! Or, je suis l'arrière-petit-neveu de Paul Boyer, le fondateur des Langues O. Alors que vous jouiez aux billes à 10 ans avec les copains, moi je récitais du Pouchkine au même âge…(rires). J’avais donc décidé que je ne remettrai plus les pieds en France et j'ai demandé un poste en Russie. En fait, j'ai obtenu un poste en Islande… pour dire la vérité, j'allais en Islande par romantisme, et en fait, dans ce pays, j'ai découvert ces langues, cette culture, cette histoire, ses littératures scandaleusement ignorées chez nous encore maintenant. Je me suis trouvé émerveillé et j'ai découvert brusquement qu'il y avait des quantités de choses absolument méconnues. Qui plus est, elles ne sont pas que méconnues car certains se croient mêmes obligés de dire des idioties à leur sujet. Il y avait ainsi un champ immense à défricher, c’était absolument merveilleux ! J'ai été nommé directeur de la maison de France à Uppsala en Suède. C'était un travail magnifique que je n'ai jamais retrouvé même après 31 ans de Sorbonne. En effet, à côté des écoles classiques d'Athènes, de Rome, et de Tokyo, se trouvait l’école d’Uppsala où j’ai passé sept ans. J'ai fait ma thèse puis je suis rentré et j'ai eu cette chaire que l'on a créée pour moi. Cela fait 38 ans que je n'arrête pas de diffuser et de divulguer ces enseignements et cela reste littéralement passionnant ! Vous savez, la place de la virgule au vers 285 de Phèdre m’est un peu égale… Par contre faire connaître les œuvres d’écrivains comme Enquist, Undset,… C'est autre chose ! » 

 

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Il faudrait écrire quelque chose sur le mythe du Nord chez les Français...

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LEXNEWS : « Vous avez évoqué très rapidement cette idée de romantisme ! » 

 

Régis Boyer : « Vous avez eu vingt ans comme moi ! Et quand on a vingt ans, le Nord… D'ailleurs, la vie est trop courte. Il faudrait écrire quelque chose sur le mythe du Nord chez les Français, et si cela peut vous consoler, on note la même chose chez les Scandinaves quant au Sud. Si vous allez un jour en auto de Paris à Marseille sur l'autoroute A6 puis A7, à la hauteur de Mâcon Chalon, vous passez une ligne de séparation des eaux. Et en effet, dans l'espace des vingt kilomètres qui suivent, vous n’avez plus les mêmes maisons, ni le même paysage… C'est un peu la même chose avec les Germains, c'est autre chose et on pourrait dire qu'il y a également une ligne de partage… Vous êtes au nord de cette limite, vous êtes dans le Nord. Ce n'est vraiment pas la même culture, les mêmes mentalités, la même histoire. C'est quelque chose de très attirant. J'ai vécu dix ans en Scandinavie avec ma femme et nous avons eu des enfants là-bas. Nous y avons vécu, ce n'était pas du tourisme. »

 

LEXNEWS : « Comment vous êtes vous formé à ces langues anciennes ?»

 

Régis Boyer : « Je me suis formé de manière empirique. Je connais au moins théoriquement une quinzaine de langues, je parle les langues slaves ainsi que les langues germaniques. Je les ai apprises sur place. En revenant à la Sorbonne en 1970, j'ai créé un institut de langues et depuis vous pouvez apprendre à Paris le Norvégien, le Suédois, l'Islandais, et mes « enfants spirituels » ont égrené cela dans les universités de Caen, de Strasbourg, Nancy,… Même si j'ai écrit des grammaires, sur ce point, je ne suis pas un homme de livres. Les langues anciennes en question sont des langues scandinaves ; Or la mère de toutes ces langues, c'est l'Islandais. Et l'Islandais n'a pas bougé depuis 1000 ans ! Un gamin de dix ans lit sans difficulté un texte de l'an 1200… L'insularité, l'éloignement ont fait que cette langue n'a pas évolué. Si vous savez l'Islandais, c'est ma spécialité, vous avez la clé du danois, du suédois, du norvégien et en prime celle du néerlandais, de l'allemand, de l'anglais… » 

 

LEXNEWS : « C'est le latin du Nord en quelque sorte »

 

Régis Boyer : « Absolument ! » 

 

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Nous n'avons pas pour les sources scandinaves les difficultés que nous rencontrons concernant le latin ou le grec.

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LEXNEWS : « Quelles ont été les difficultés que vous avez rencontrées dans l’accès aux sources scandinaves et pourriez-vous nous rappeler les distinctions entre sagas, eddas, poésie scaldique… ?"  

 

Régis Boyer : « Les textes sont très facilement accessibles et les Scandinaves eux-mêmes sont très forts là-dessus. On ne le sait pas, mais ils sont des paléographes réputés, des antiquaires de premier ordre. Leur littérature commence aux alentours de l'an 1100. Nous n'avons pas pour les sources scandinaves les difficultés que nous rencontrons concernant le latin ou le grec. Quant aux distinctions, nous allons commencer par les textes poétiques qui s'appellent Eddas. Il y en a de deux sortes : l'une qui est l’Edda poétique à savoir un recueil de leurs vieux poèmes mythologiques, récits magiques, etc. J’ai traduit cela en français. C'est une source de tout premier ordre car sans ces textes, nous ne saurions rien des antiquités germaniques. Vous y trouvez racontée la vie des dieux avec de nombreux éléments surnaturels... Ce sont des textes qui soutiennent la comparaison avec le Rig-Véda ou avec la Bible. En second lieu, il y a la poésie scaldique. Je suis le seul à avoir diffuser cela en France. À l'heure où nous parlons, cela reste la poésie la plus sophistiquée, la plus compliquée que l'Occident n’ait jamais inventée. Il faut encore aujourd'hui bien une demi-heure à un grand savant Islandais pour décrypter une strophe ! Il y a des difficultés de versification, de vocabulaire, de rythme, de jeux de sonorités… C'est une langue qui refusait, probablement pour des raisons religieuses, de nommer les êtres et les choses par leur nom. Il fallait leur substituer des espèces de synonymes heiti ou de métaphores kenningar. Il faut savoir que dans ces textes, l’expression « cheval de la mer » est en fait un bateau ;  et comme la mer est la maison du dieu qui s'appelle Aegir, on ne dit pas le cheval de la mer, mais on dit le cheval de la maison de… On peut aller ainsi jusqu'à quatorze termes ! »

 

LEXNEWS : « Pensez-vous que cette complexité a joué dans cette méconnaissance de ces textes en France ? » 

 

Régis Boyer : « C'est une bonne question ! Ces gens-là étaient des techniciens, des ingénieurs. Leurs bateaux par exemple étaient une sorte de défi technique qu'ils ont posé face à la mer. C'est une merveille sur le plan technique et ils ont résolu ce défi techniquement. La poésie, c'est une façon d'exprimer des choses que vous n'osez pas ou que vous ne savez pas dire correctement. Eh bien, le poète va dire ces choses en raffinant la forme, en rendant la chose obscure ce qui fait que le vulgum pecus ne comprendra pas. L'aventure avec un A majuscule, c’est pour les journalistes de la rive gauche ! Ils se fichaient bien de l'aventure, ce qui les intéressait c'était de voir s’ils pouvaient aller depuis Bergen dans le sud de la Norvège jusqu'aux Féroé par exemple. Et ils l'ont fait, ils sont même allés jusqu'en Islande, au Groenland puis en Amérique. Après tout, vos enfants se meublent avec quelle marque ? » 

 

LEXNEWS : « Ikéa ? » 

 

Régis Boyer : « Et voilà ! Ils sont des grands techniciens dans tous les domaines dans lesquels ils exercent. La vie pour eux est d'abord une quantité de problèmes techniques à résoudre tout le temps. Ce n'est pas en pleurnichant ni en faisant la grève que vous les résoudrez. C'est grâce à la technique. » 

 

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Le christianisme a apporté sa religion, sa foi, mais aussi ses textes. Or, les Islandais avaient leurs propres traditions orales...

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LEXNEWS : « C'est certainement également lié à la dureté de la vie dans ces régions. »

 

Régis Boyer : « C'est bien vu ! Vivre à Stockholm, ce n'est pas la même chose que vivre à Paris. C'est en effet certainement le critère de ces explications. On ne peut pas vivre quand il fait nuit six mois par an avec des températures de -40 comme ici en France. Il y a certainement un rapport de cause à effet. 

Revenons à nos distinctions des sources littéraires : après les eddas et la scaldique, il nous reste à parler des sagas. Et là, je dois avouer que j'ai été à l'initiative de ce que l'on a appelé l'Ecole de Paris. Ce sont les Islandais qui sont les responsables de tout cela. On ne sait pas exactement quelle était leur religion, mais ils ont été convertis au christianisme en l'an 1000. Le christianisme a apporté sa religion, sa foi, mais aussi ses textes. Or, les Islandais avaient leurs propres traditions orales. Ils ont subitement été dotés d'une écriture et d'une tradition qui leur venaient de l'Église. Ils ont probablement dû se dire qu'ils avaient eux-mêmes leurs propres traditions tout en découvrant la littérature occidentale grâce aux clercs. Ils ont ainsi découvert tout un vaste mouvement d'historiographie antique, la conjugaison de l'hagiographie médiévale, d'une part, et de l'historiographie antique, d'autre part, ont servi d'incitateur ultrapuissant qui les a conduits à écrire leurs propres traditions ; dans un premier temps, leur vraie tradition, puis des légendes. C'est cela qu'on appelle les sagas. Ce sont des textes en prose, nous sommes aux XIIe et XIIIe siècles, et vous n'en trouvez pas en France ou en Allemagne à cette même époque. Il y a une quatrième source qu'il faut ajouter : ce sont toutes les traductions qu'ils ont pu réaliser des textes apportés par les clercs. »

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Comment voulez-vous que 35 000 hommes et femmes déferlent sur tout l'Occident, le mettent à feu et le soumettent ? Cela n’a pas de sens...

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LEXNEWS : « L’Occident, et notamment la France, a longtemps nourri (et continue peut-être encore à nourrir) un souvenir du viking cruel, sanguinaire et sans culture. Vous vous êtes opposé très tôt à ces contrevérités. »

 

Régis Boyer : « Il y a aujourd'hui 9 millions de Suédois, 5 millions de Danois, 4 millions de Norvégiens et 300 000 Islandais. Le total ne fait pas 19 millions. L'ensemble ne fait même pas le tiers de la France. Revenez quelques instants en arrière : les Vikings se développent entre 800 et 1050. Des calculs ont été faits et admettons qu'ils étaient 35 000 en moyenne à cette époque. Comment voulez-vous que 35 000 hommes et femmes déferlent sur tout l'Occident, le mettent à feu et le soumettent ? Cela n’a pas de sens. L’explication de cela est simple : il y avait une grande pauvreté à cette époque. Ils n'avaient pas ou peu de ressources naturelles et ils ont tout de suite compris que leur seule façon de survivre était de faire du commerce. Ils sont ainsi commerçants depuis le IVe siècle. C'étaient des pays qui vivaient en totale symbiose avec l'eau : les lacs et rivières, la mer et les marécages. Ils s’en allaient ainsi pour s'enrichir. Les deux seuls témoins irrécusables que nous ayons sur les Vikings : ce sont les pierres runiques et la poésie scaldique. Ces deux sources nous indiquent sans aucune équivoque qu'ils pratiquaient des voyages pour s'enrichir ! Il ne faut pas oublier que leur bateau viking contenait un maximum de 50 personnes et il ne peut pas embarquer beaucoup de marchandises se limitant ainsi à des produits de luxe. J'ai ainsi pu reconstituer leurs tactiques de voyage : ils s'en allaient et s'attaquaient aux points faibles et vulnérables : les abbayes, les églises, les cathédrales, les prieurés, les abbatiales, etc. Ils savaient que dans ces lieux se trouvait l'argent et qu'il n'y avait pas de défense. Nous n'avons pas d'exemple de bataille rangée qu'ils aient livrée et qu'ils aient gagnée. Cela s'explique en raison de leur faible nombre. Les principales victimes étaient les clercs ; or ces clercs étaient les seuls à savoir écrire. Ce sont eux qui sont coupables de ces récits horrifiques que vous avez pu lire !  Oui, de manière générale, je crois que ce sont les clercs qui sont coupables du mythe viking. Ils ont ainsi inventé le mythe du barbare venu châtier l'Occident de ses péchés. S'ils s'en allaient pour s'enrichir, ils n'étaient pas capables de se battre au sens matériel du terme. Un de leurs objectifs était de s'établir à demeure, et il faut d'ailleurs à ce sujet écarter le terme de colonie. En deux, voire trois générations, il n'y a plus de Scandinaves. Ils prennent les noms locaux, ils ont une faculté saisissante d'adaptation. »

 

LEXNEWS : « Il semble incroyable que ces idées reçues perdurent au XXI° siècle après toutes ces études que vous venez de rappeler. »

 

Régis Boyer : « C'est tout simplement dû à ce mythe persistant du Nord dont nous avons déjà parlé. Je regrette d'ailleurs d'avoir à mourir bientôt, car il faudrait recommencer une carrière, refaire des recherches pour comprendre la raison qui nous fait tant tenir à ces mythes ! »

 

LEXNEWS : « Cela touche la question de l'adhésion à un mythe et à la mythologie de manière générale. Est-ce que cela nous rassure ? Est-ce que cela peut définir notre identité par rapport à ces mythes ? »

 

Régis Boyer : « Mon ami Michel Zink du Collège de France prétend que le mythe est l'histoire que les hommes racontent pour essayer d'expliquer ce que personne ne comprend. Je pense qu'il a raison. La condition humaine est plutôt tragique. Il doit bien y avoir quelque chose là-dedans qui échappe à notre entendement. Et alors, on crée des histoires autour de cette question. Le mythe du nord, pur, dur, particulièrement énergique participe très certainement de cette question. Lorsque Jason s'en va conquérir la Toison d'or, où va-t-il ? »

 

LEXNEWS : « En Colchide… »

 

Régis Boyer : « Oui, il s’en va vers le Nord et non à l'Est ou au Sud ! Et vous avez déjà entendu parler de l'hyperborée ? »

 

LEXNEWS : « Platon… »

 

Régis Boyer : « Oui, il y a une sorte de fascination dés l’Antiquité pour ces contrées du Nord. Je vous ai proposé un début d'explication, mais cela reste à approfondir… »

 

LEXNEWS : « Il semble évident que les fameuses sagas sont les témoins essentiels de ces périodes et ont beaucoup à nous apprendre. Quelle a été votre approche pour faire « parler » ces textes qui ne sont pas des histoires fabuleuses comme on le croit trop souvent ? »

 

Régis Boyer : « J'en ai traduit une quarantaine, parce qu'il y a cinq ou six sortes de saga. J'ai beaucoup écrit autour avec un gros travail de vulgarisation parallèlement. Ce sont des récits qui racontent la vie d'un ou plusieurs personnages de sa naissance à sa mort en faisant état de ses ancêtres et descendants. Ce qui est intéressant, c'est la vision du monde qui est derrière ces textes. Ces gens-là étaient persuadés, et cela va à l'encontre de Monsieur Sartre, qu'ils n'existaient pas pour rien et qu'ils n'étaient pas de trop. Ils étaient également persuadés du bien-fondé de leur existence grâce à la volonté des « Puissants » avec un arrière-fond religieux. Ils se sentaient habités par une certaine réalité du sacré, une sorte de transcendance. Une saga vous présente un personnage intéressant, car les dieux se sont intéressés à lui. Ils lui ont donné une certaine capacité de chance et de réussite. Dans un premier temps, il va s'efforcer de voir ce qu'il vaut. Les anciens sont là pour l'avertir, des présages accompagnent le récit. Il ne se révolte jamais, et une fois qu'il a découvert ce dont il était capable, il va chercher à démontrer qu'il est digne de ce dépôt que les Puissants ont mis en lui. Contre vents et marées, il assume fatalement et il va être soumis à des épreuves. Je cite d'ailleurs souvent Corneille sur cette idée de la gloire très présente dans ses tragédies, et cette gloire est la plus haute idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. On ne peut pas dire que ce sont des modestes ! En triomphant de ces épreuves, ils sont dignes de donner matière à saga. Le monde dans lequel ces Islandais vivent, est un monde double. La présence de l'occulte et importante. L'homme n'est pas seul et il y a un sens de l'épiphénoménal qui est caractéristique de la vie normale. »

 

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C'est un univers hanté, double, je trouve cela fascinant…

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LEXNEWS : « Y a-t-il la notion de mystère ? »

 

Régis Boyer : « Si je vous dis oui, vous allez automatiquement coller des images grecques ! Je vous explique : le personnage, un chef, s'en va d'un point A pour un point B parce qu'il sait qu'il y a un litige à régler. Il est sur son cheval et il chemine sur des champs de lave et soudainement d'une crevasse sort une tête de femme laquelle déclame une strophe scaldique avec toute la complication dont nous parlions tout à l'heure lui enjoignant de ne pas aller plus loin. Il rebrousse alors chemin et revient chez lui ! C'est un univers hanté, double, je trouve cela fascinant…(Rires). »

 

LEXNEWS : « C'est en même temps un univers très pragmatique où les choses sont souvent dites très brutalement ! »

 

Régis Boyer : « Absolument ! Ce n'est pas un réalisme plat ; d'ailleurs, c'est bien Nietzsche, un Allemand, qui a dit que le monde est profond… 

Je ne saurais vous dire le nombre d'écrivains modernes qui ont essayé d'imiter ce style et qui n'y ont pas réussi, y compris chez les Scandinaves. C'est un phénomène qui est un peu comparable au phénomène de la tragédie française au XVIIe ou du roman romantique européen au XIXe, ce genre de phénomène qui se manifeste une fois avec éclat et il ne se répète plus…»

 

LEXNEWS : « Comment le lecteur occidental du XXI° siècle peut-il lire ces textes et avec quelle  approche ? »

 

Régis Boyer : « En bon prof de fac que j'ai été, je répondrai qu'il vaudrait mieux s'initier d'abord à la culture avant de plonger dans les textes qui risquent de rebuter, ne serait-ce qu'en raison de l'onomastique. L'idéal serait de s'initier un peu à l'Islande médiévale. »

 

LEXNEWS : « Il ne faut pas les lire comme un roman »

 

Régis Boyer : « Non ! Surtout pas. »

 

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A l’heure actuelle, on ne peut pas dire qu'on ne connaît pas les littératures nordiques y compris la Finlandaise faute de textes

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LEXNEWS : « Une partie importante de votre activité est réservée à la traduction des textes que nous venons d’évoquer. Quelles sont les difficultés et quelles sont vos exigences dans l’acte toujours délicat de traduction, qui plus est lorsqu’il s’agit de textes anciens ? »

 

Régis Boyer : « Lorsque je suis venu à la Sorbonne grâce à mon maître Maurice Gravier, je sortais d’Uppsala comme je vous l'ai dit tout à l'heure. J'ai fait un cours mirifique dans l'amphithéâtre Guizot sur l'état présent des lettres suédoises. Il y avait là 150 étudiants parce que je représentais un exotisme ahurissant ! Au bout d'une heure, j'en avais les larmes aux yeux, tous les stylos restaient en l'air… Je suis rentré chez moi, nous n'avions pas encore défait nos cartons, j'ai dit à ma femme : on repart ! Elle m'a réconforté en me disant de prendre patience et j'ai réalisé alors qu'il fallait lancer un grand mouvement de traduction pour que ces jeunes aient des textes sur lesquels disserter. J'ai ainsi traduit quelque chose comme 150 textes ; j'ai eu de nombreux successeurs qui ont également suivi cette voie, ce qui fait qu'aujourd'hui de très nombreuses choses sont disponibles. A l’heure actuelle, on ne peut pas dire qu'on ne connaît pas les littératures nordiques y compris la Finlandaise faute de textes. Quand vous avez vécu dix ans dans ces pays-là, et que vous vous êtes initié à leur mentalité, il y a là quelque chose d'étrange, d'étranger. Je pense que cela vaut la peine de montrer que tout le monde ne pense pas comme un intellectuel de la rive gauche. Cela dit, il est difficile de traduire les langues scandinaves parce qu'elles n'ont pas la subtilité que nous avons dans l'abstrait, elles n'ont pas tellement les exubérances ou les hyperboles que nous affectionnons particulièrement dans le domaine lyrique ; par contre, elles sont très fortes sur le plan factuel. Je suis en train de travailler sur Kierkegaard, c'est la même chose. C'est un grand philosophe des temps modernes, mais il n'a rien à voir avec la manière d'écrire d'autres germains comme Heidegger ou Jaspers. »

 

LEXNEWS : « Vous vous intéressez également aux littératures scandinaves plus contemporaines. Comment passe-t-on du VI° s. au XIX et XXe s. ? et quelles sont les ponts que vous avez notés dans ces écarts chronologiques et géographiques ? (Vous avez traduit les Suédois Strindberg et Almqvist, les Danois Andersen et Blixen, les Norvégiens Vesaas, Hamsun et Ibsen et les Islandais Vilhjalmsson, Laxness…)

 

Régis Boyer : « J'ai écrit une histoire des littératures scandinaves qui se divisent en deux temps. Tout d'abord, le Moyen Âge qui est une affaire islandaise que nous avons rappelée en détail tout à l'heure. Puis, survient un long trou noir certainement en raison des événements historiques, mais également dû au passage au luthéranisme. Mais, à partir de 1870, sous l'impulsion d'un Danois qui s'appelle Georg Brandes, ils se sont réveillés et se sont révoltés contre ce carcan puritain et dogmatique qui leur était infligé depuis le début du XVIe siècle. Ils ont explosé et cela a donné Strindberg, Ibsen, Andersen,Kierkegaard… Il y a une formidable éclosion de talents littéraires. J'ai ainsi réalisé une Pléiade d'Ibsen, j’ai fait deux Pléiades d'Andersen, je suis en train de faire deux Pléiades de Kierkegaard… Il y a vraiment quelque chose de nouveau. Tous ces auteurs restent d'une certaine manière fidèles à cet esprit que nous évoquions tout à l’heure. Kierkegaard par exemple fait régulièrement référence à ses racines anciennes.»

 

LEXNEWS : « Quels seraient les auteurs que vous recommanderiez ? »

 

Régis Boyer : « Tout d'abord les sagas ! Pour les Islandais,je recommande un grand nom en la personne de Halldór Kiljan Laxness ; On lira les auteurs danois avec bien sûr Andersen qui n'est pas que l'auteur des Contes, loin s'en faut, mais aussi les œuvres de Karen Blixen ; Quant aux Norvégiens, il faut bien entendu encourager la lecture de Kierkegaard, celle d’Ibsen qui est pour moi un génie, peut-être même le plus grand, et il ne faudra pas oublier de lire Vesaas. On lira également avec plaisir les Suédois : Strindberg, mais aussi Lagerlöf, Lagerquist… Voilà, des écrivains qui devraient figurer dans la bibliothèque de l'honnête homme, même s'il y en a bien d'autres. Tous leurs livres sont disponibles en français ! »

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

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reproduction interdite sans autorisation

 

Un extrait de saga lu par Régis Boyer pour la revue LEXNEWS...

 

LEXNEWS : « Merci Régis Boyer pour ce magnifique voyage dans l'univers nordique que vous avez tant contribué à diffuser au plus grand nombre ! Nos lecteurs auront très certainement à coeur de découvrir non seulement ces belles sagas islandaises que vous avez traduites mais également la littérature scandinave plus récente  injustement méconnue...

 

 

 

 

 

         

Interview André Lemaire

Paris, 16 juin 2008.

André Lemaire, philologue, épigraphe, spécialiste de langues anciennes et d’Histoire antique, est né en 1942. Il est directeur d'études à l'École pratique des hautes études.


Bibliographie sélective


Naissance du monothéisme : point de vue d'un historien, (Bayard, 2003).
Le Proche-Orient Asiatique, tome 2 : Les empires mésopotamiens, Israël, coécrit avec Paul Garelli, 4ème édition corrigée (Presses Universitaires de France, 2002).
Prophètes et Rois, Bible et Proche-Orient, sous la direction d'André Lemaire (Le Cerf, 2001).
Histoire du peuple hébreu, (Presses Universitaires de France, 2001).
Nouvelles tablettes araméennes, (Droz, 2001).
Les routes du proche-Orient, sous la direction d'André Lemaire (Desclée de Brouwer, 2000).
Le monde de la Bible, préface de Frédéric Boyer (Editions des Arènes, 1999).
Le monde de la Bible, sous la direction d'André Lemaire (Gallimard, 1998).
Nouvelles inscriptions araméennes d'Idumée au Musée d'Israël, (Gabalda, 1996).
Les Hébreux, peuple de la Bible, documentation photographique (La Documentation Française, 1996).
Inscriptions hébraïques, tome 1 : les ostraca, (Le Cerf, 1977).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'ossuaire de Jacques

 

 

 

L'inscription originale agrandie (au dessus et mis en évidence en dessous)

 

 

 

exemple d'inscription en araméen

 

 

La tombe de Talpiot

André Lemaire, l'un des meilleurs spécialistes en langues sémitiques et en épigraphie, a bien voulu répondre à nos questions afin d'expliquer l'origine de ces langues les plus anciennes et leur actualité, notamment en archéologie où un certain nombre de découvertes a occupé l'espace médiatique, souvent de manière trop superficielle. Nous avons décidé d'interroger à la fois le spécialiste de ces langues mais également l'historien et l'archéologue qu'il est également afin de lever un certain nombre d'incertitudes hasardeuses. Rencontre avec un homme de terrain et de bibliothèque pour mieux comprendre quelle était cette langue que parlait Jésus !

 

 

LEXNEWS : « Comment vous êtes-vous spécialisé dans les langues anciennes et dans la littérature biblique du Proche-Orient ? Et d’où vient cet attrait marqué pour le Levant ancien ? Votre chaire à l’EPHE porte le nom sibyllin pour les néophytes de " Philologie et épigraphie hébraïques et araméennes". »

André Lemaire : « Mon parcours a été marqué par deux petites expériences personnelles. Vers l'âge de 16 ans, j'ai retrouvé dans un grenier de ma grand-mère, au beau milieu d'un fatras, les restes d'un gros livre très abîmé à moitié mangé par les rats. Lorsque je l'ai extrait, j'ai réalisé qu'il s'agissait d'une traduction française de la Bible de 1585. La deuxième expérience eut lieu, quant à elle, lorsque j'étais étudiant et que j'ai souhaité aller sur place au Proche-Orient. Avec deux étudiants, nous sommes partis en 2CV à Jérusalem pour découvrir ce Proche-Orient et le milieu biblique ! Nous avons traversé la Grèce, la Turquie, la Syrie, le Liban, la Jordanie puis Israël... Cela a été une très forte expérience qui m'a fait découvrir le Levant. Par la suite, j'ai pu bénéficier d’une bourse de l'Académie des inscriptions et belles-lettres pour être un an à l'École biblique et archéologique française de Jérusalem, ce qui m'a permis également de découvrir le pays. J'ai eu la chance d'avoir comme professeur Roland de Vaux qui avait dirigé les fouilles à Qumran. Après cela, je me suis spécialisé dans l’épigraphie paléo-hébraïque sur les conseils du grand spécialiste André Dupont-Sommer. Cela m'a conduit à faire ma thèse sur les Ostraca paléo-hébreux. J'ai également privilégié l'interprétation historique en participant moi-même à une vingtaine de fouilles archéologiques, car il me semble que, pour faire l'histoire du Proche-Orient, il faut toujours tenir compte des trois sources qui sont à notre disposition : la tradition historiographique, les textes contemporains avec l'épigraphie et l'archéologie matérielle. Chacune de ces sources pose des problèmes de méthode d'interprétation. »

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Il y a un point sur lequel tous les historiens sont d'accord : Jésus parlait et enseignait en araméen même s'il a pu connaître quelques mots grecs...

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LEXNEWS : « Pouvez-vous nous rappeler à quoi correspond cette langue qu’est l’araméen, une langue méconnue du grand public jusqu’au fameux film « La Passion » de Mel Gibson, et pour laquelle vous êtes reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes ?»

André Lemaire : « Il y a un point sur lequel tous les historiens sont d'accord : Jésus parlait et enseignait en araméen même s'il a pu connaître quelques mots grecs, ce qui n'est pas impossible. La langue populaire parlée à cette époque-là était l'araméen. L'araméen a une longue histoire puisque nous avons les premières attestations dès le IXe siècle avant notre ère. C'’était une langue sémitique proche de l'hébreu et de l'arabe. Elle était parlée en Syrie actuelle au premier millénaire avant notre ère, puis elle a eu une expansion considérable à l'époque néo-assyrienne et surtout à l'époque de l'empire perse, puisque l'araméen est devenu la langue administrative la plus utilisée dans cet immense empire. Nous avons des documents en araméen qui proviennent d'Afghanistan, de l'Indus, du fin fond de l'Égypte… Cela ne veut pas dire que tout le monde parlait cette langue, mais elle était utilisée comme langue écrite connue de tout cet empire. Avec l'avènement d'Alexandre, il y a eu un certain recul géographique dans l’emploi de cette langue. Cela n'a pas empêché l'araméen de continuer à se développer et à être perpétué dans la langue liturgique chrétienne, notamment avec le syriaque. L'araméen était encore parlé dans quelques villages, il y a une quinzaine d'années, en Syrie à la frontière avec le Liban ! »

LEXNEWS : « Sait-on pour quelles raisons cette langue a-t-elle pu autant se développer ? »

André Lemaire : « L'araméen écrit était lié à l'emploi de l'écriture alphabétique. Les royaumes araméens ont quasiment disparu à la fin du VIIIe siècle avant notre ère. Ils ont été en fait absorbés dans l'empire néo-assyrien. La culture araméenne n'en a pas pour autant disparu, bien au contraire. Elle a continué à se maintenir dans cet empire : l'araméen continua à être utilisé, parfois même en tant que langue administrative. Cet emploi de l'araméen plus facile que le cunéiforme a assuré son maintien à l'époque néo-babylonienne et surtout perse. Les Perses l’ont adopté d'autant plus facilement qu'ils n'avaient pas eux-mêmes de tradition de langue écrite de culture.
Il faut savoir qu'il y a seulement 22 lettres dans l'écriture araméenne, comme en phénicien et en hébreu, alors que, au contraire l’écriture cunéiforme nécessite un minimum de quelque 200 signes pour se débrouiller dans la vie courante. Qui plus est, chaque signe pouvait avoir une ou deux valeurs, avec les ambiguïtés qui en découlaient. Il y avait, sans doute, certaines difficultés avec l'écriture alphabétique araméenne puisque l'on écrivait essentiellement avec les consonnes mais, dans une langue sémitique, encore aujourd'hui, on peut arriver à comprendre un texte sans écrire les voyelles d’après le sens des mots et le contexte. »


LEXNEWS : « Votre spécialisation ne s’arrête d’ailleurs pas là puisque vous êtes également spécialisé en épigraphie ouest-sémitique, en sigillographie et numismatique et que vous êtes également archéologue. »

André Lemaire : « Il me semble essentiel de montrer en quoi ces inscriptions éclairent une situation historique, de mieux comprendre l'histoire, de les réinsérer dans ce contexte historique. L'épigraphie, dans un premier temps, cherche à lire le texte, mais, pour le comprendre, nous sommes obligés d'avoir recours à la philologie c'est-à-dire à l'étude des langues qui sont utilisées. »

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Il ne faut pas oublier que les premiers manuscrits de Qumran sont apparus, en premier, sur le marché des antiquités…

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LEXNEWS : « Toutes ces spécialités sont rarement connues du grand public. Mais un documentaire très médiatisé a annoncé que l’on avait découvert le tombeau de Jésus à Talpiot dans les faubourgs de la ville de Jérusalem et, avant cet évènement, en 2002, vous avez vous-même travaillé sur un ossuaire du 1er siècle portant une inscription avec le nom de « Jacques, fils de Joseph, frère de Jésus » qui a également fait grand bruit et a mis en avant des inscriptions araméennes. Quel regard portez-vous sur ces découvertes avec le recul ? »

André Lemaire : « Il faut tout d'abord souligner que les deux événements que vous évoquez sont bien deux problèmes différents. J’apprécie le fait que vous évoquiez ces deux questions, car cela souligne un des gros problèmes de l'épigraphie aujourd'hui et j'en parlerai vraiment en tant qu'épigraphiste.
Il y a une dizaine d'années, il y a eu un mouvement des archéologues qui recommandait de pratiquer une archéologie conformément à toutes les normes en vigueur de cette discipline, ce qui conduisait à écarter toutes les pièces provenant d'une origine incertaine et du marché des antiquités. Ce mouvement, qui s'est beaucoup développé aux États-Unis ainsi qu'en Israël (moins en France), ne tient cependant pas compte de situations particulières comme celles que peut connaître l'épigraphie.
Depuis les origines de la création de l'épigraphie en tant que science, nous publions des objets qui sont apparus par hasard ou qui appartiennent à des collections privées venant de fouilles anciennes. Si vous prenez d'ailleurs la grande découverte de Qumran, ce n'est pas autre chose que le hasard ! Il ne faut pas oublier que les premiers manuscrits de Qumran sont apparus, en premier, sur le marché des antiquités… C'est la même chose plus récemment pour les 1700 ostraca araméens d’Idumée qui proviennent du marché des antiquités. Nous avons également de nombreux manuscrits araméens non publiés datant du IVe siècle avant notre ère et venant d'Afghanistan.
Nous avons toujours eu, en épigraphie, la volonté d'utiliser toutes les sources qui sont à notre disposition. En tant qu’historiens, nous n'avons pas le droit de jeter « à la poubelle » des documents pour la seule raison qu'ils ne sont pas arrivés jusqu’à nous par des voies réglementaires et officielles.
Si nous suivions à la lettre les exigences du mouvement contre tout ce qui n’est pas trouvé dans des fouilles officielles, il faudrait alors jeter tous les plus beaux manuscrits de Qumran, tous les manuscrits du Wadi Daliyeh (qui datent du IVe siècle avant notre ère) et la plupart des manuscrits araméens d’Éléphantine (Ve siècle avant notre ère) …
Je pense que ce courant ne tient pas suffisamment compte du fait qu'en épigraphie et en numismatique, il est particulièrement impossible de retenir ces exigences.
Bien plus, la tâche de l'historien est d'essayer de récolter le plus possible de documents et de localiser leur découverte. Or, en épigraphie ou en numismatique, il est parfois possible de localiser la provenance à partir du document lui-même. Le problème se retrouve d’ailleurs assez souvent en archéologie. Je vous rappelais tout à l'heure que j'avais souhaité avoir une expérience concrète de fouilles : elle m'a permis de constater que, assez souvent, nous ne trouvions pas les objets dans leur contexte initial. Ils sont souvent réutilisés ou découverts dans des remplissages ou des débris… Il peut également y avoir eu des déplacements de ces objets dans l'Antiquité. »

LEXNEWS : « Cela semble d’autant plus vrai qu’une inscription a tout de même un message à délivrer… »

André Lemaire : « Absolument, un tesson hors contexte n'a pas beaucoup d'intérêt tandis que, dans la mesure où il y a une inscription, surtout lorsqu'elle est importante et longue, il est possible d'en tirer des informations qui parfois peuvent s'avérer très importantes. On ne peut pas les négliger par principe.
Cela n'empêche pas, bien sûr, de tenir compte du problème des faux sur le marché de l'Antiquité alors que dans les fouilles archéologiques, même s'il peut y avoir des faux anciens, il n'y a pas de faux modernes si la fouille est bien conduite.
Certains ont récemment souhaité imposer l’idée selon laquelle il n’y aurait que des faux dans le marché des antiquités pour mieux lutter contre ce marché et indirectement contre les fouilles clandestines. Il faut bien entendu lutter contre les fouilles clandestines, mais il y aura toujours des découvertes par hasard.
Pour en revenir à votre question, la discussion actuelle sur l'ossuaire a été à mon avis mal interprétée car elle a été menée dans ce contexte de critique absolue du marché des antiquités. L'ossuaire n'a pas été découvert dans une fouille régulière comme, d’ailleurs, un certain nombre d'ossuaires qui sont dans les catalogues officiels et enregistrés à l'Autorité des Antiquités d'Israël. »

LEXNEWS : « Avez-vous en tant qu’épigraphiste les moyens de lever ces doutes ? »

André Lemaire : « Bien entendu ! Nous avons fréquemment à affronter le problème des faux et l'épigraphiste qui a une certaine expérience dispose depuis le début de cette science de nombreux moyens pour lever ces ambiguïtés.
Pour l'ossuaire que nous évoquions, il n'y a aucune raison, ni matérielle, ni philologique, ni paléographique, de rejeter l'inscription ou la deuxième partie de l'inscription comme ayant été rajoutée à une époque postérieure. Vous avez d'ailleurs sur cette question une prise de position assez claire de la majeure partie des meilleurs épigraphistes. »

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En fait, la lecture de l'ossuaire ne pose pas de problème, ce qui n'est pas le cas, bien entendu, de son interprétation !

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LEXNEWS : « Comment comprendre le fait que le grand public est quasiment persuadé qu'il s'agit d'un faux selon l'information distribuée par les médias ? »

André Lemaire : « Il y a manifestement un problème de manipulation des medias. Je pense que c'est un problème dont le public est conscient après les manipulations réalisées sur l'information des armes de destruction massive à l’origine de la guerre d'Irak. Dans le cas précis, l'Autorité des Antiquités a déclaré qu'il s'agissait d'un faux après avoir réuni un comité dont les membres étaient soigneusement sélectionnés et sans faire appel à un débat contradictoire. La presse n'a évidemment pas la distance critique suffisante par rapport aux annonces officielles qui lui sont faites. Il va falloir apprendre au monde à être critique par rapport aux informations délivrées par les medias.
En fait, la lecture de l'ossuaire ne pose pas de problème, ce qui n'est pas le cas, bien entendu, de son interprétation ! L'analyse matérielle est plus compliquée parce qu’il y a eu plusieurs examens et qu’il faut tenir compte de tous ceux qui ont été faits. Il y a eu un premier examen réalisé par les spécialistes du Geological Survey of Israel qui ont regardé la pierre, qui ont regardé la patine et qui ont conclu à l'authenticité tout en relevant le fait que l'ossuaire avait été nettoyé un peu trop fortement. L'ossuaire a été ensuite montré au Royal Ontario Museum où, là encore, il a été examiné d'autant plus près qu'il s'est cassé en cours de route, ce qui a permis non seulement d'examiner la superficie extérieure, mais également la tranche.

Cela a été fait par un spécialiste de la patine sur pierre qui a conclu à une inscription authentique. Ensuite, sur décision de l'Autorité des Antiquités, on a fait intervenir quelqu’un dont ce n'était pas la spécialité et c'est là qu'il y a eu manipulation. Cet examinateur était spécialisé dans l'argile et non pas dans la patine sur pierre. Il a conclu, peut-être avec une pression amicale, à une partie de l'inscription qui semblait bonne, mais qui manquait de patine sur sa deuxième partie qu’il considérait comme l’œuvre d’un faussaire. Paradoxalement il a reconnu lui-même dans son rapport qu'il y avait tout de même de la patine sur une ou deux lettres de la deuxième partie de l'inscription ! Il faut comprendre que le problème devient de plus en plus complexe à mesure qu'il y a de plus en plus d'examens sur la pierre. Obligatoirement, la pierre est nettoyée, l'ossuaire a même été brisé, sa couleur a été modifiée, il n'est donc plus dans son état original. »

 

LEXNEWS : « Le problème d’identification semble important dans ce cas précis. »

André Lemaire : « C'est en effet une question importante et je l'avais dit moi-même : l’ identification avec Jacques, le frère de Jésus de Nazareth, n'est pas sûre à 100 %. On arrive à une estimation de grande probabilité, mais certainement pas à une certitude. »

LEXNEWS : « Qu’en est-il de la tombe de Talpiot dont un des ossuaires était manquant et des rapprochements qui ont été faits avec cet ossuaire de Jacques ? »

André Lemaire : « Lorsque l'on regarde les choses objectivement, ces rapprochements ne peuvent être faits. D'une part, il y a eu une photo prise chez le collectionneur qui montre une partie de l'ossuaire de « Jacob/Jacques » avec la finale de l'inscription bien visible à la fin des années 70. L'ossuaire a donc été acquis avant 1980, avant le moment où l'on a ouvert la tombe de Talpiot. Sauf à critiquer la photo comme ayant été truquée, il semble peu plausible que l’ossuaire vienne de cette tombe de Talpiot. De plus, même si la fouille de Talpiot a été une fouille d'urgence à la suite de la découverte accidentelle de la tombe, les ossuaires ont été catalogués de manière assez claire et le dixième ossuaire manquant est bien mentionné comme n'ayant aucune inscription et étant cassé. Ce qui n'est pas le cas de l'ossuaire dont nous parlions. Cela fait à mon avis deux arguments très sérieux pour dire qu'il n'y a aucun lien entre cet ossuaire et la tombe de Talpiot.
Le problème de l’identification éventuelle de la tombe de Talpiot avec celle de la famille de Jésus est d'ordre plus général et relève des probabilités : il faut d'abord bien lire les inscriptions. A mon avis, l'une de ces inscriptions, celle faisant prétendument référence à une Marie-Madeleine ou « Mariamne », est loin d'être établie. De plus, même si on retenait ce nom, cette identification avec Marie-Madeleine dans un écrit qui ne date que du III° ou IVe siècle de notre ère ne semble pas un argument très fort historiquement. Les deux arguments principaux, tirés de ces deux ossuaires et utilisés dans le film pour proposer que ce soit la tombe de Jésus, ne tiennent pas. »

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La mention, sur un ossuaire, de quelqu'un en fonction de son frère est un phénomène très rare : nous n’avons qu’un seul cas semblable à ce jour.

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LEXNEWS : « En ce qui concerne l’ossuaire, il y a par contre une spécificité du frère. »

André Lemaire : « Oui, c'est en effet l'argument le plus fort ! La mention, sur un ossuaire, de quelqu'un en fonction de son frère est un phénomène très rare : nous n’avons qu’un seul cas semblable à ce jour. Cependant je n'ai pas caché que nous sommes toujours dans un problème de probabilité. »

LEXNEWS : « Un retour à une lecture plus systématique de la Bible vient d’être lancé par le Vatican. Il semble que les fidèles aient « délaissé » ce texte fondamental dans la religion catholique. Quel regard portez-vous sur cet « accès » jugé difficile à la Bible ? »

André Lemaire : «L’expérience personnelle que j'évoquais au début de notre entretien m'encourage à recommander la lecture de la Bible, car elle représente un document qui a formé la culture occidentale pendant très longtemps, à tort ou à raison. Cependant ce n'est pas un texte écrit à la manière de notre XXIe siècle et cela pose de nombreux problèmes d'interprétation.
Nous avons des livres qui appartiennent à la catégorie historiographique, par exemple, les Livres des Rois. Nous y trouvons la présentation des reines, de David, des rois d'Israël, des rois de Juda et des tentatives de synchronie entre les deux royaumes. Il y a même plusieurs mentions de rois extérieurs qui sont pratiquement tous confirmés par l'épigraphie. Même dans ce cas de figure, il faut faire très attention, car ce n'est pas une histoire telle que nous la présentons XXIe siècle, mais le résultat d'une rédaction qui porte sur quatre siècles. Cela n'a pas été rédigé d'une seule venue par un seul historien. Il s'agit plutôt d'un enseignement systématique qui a été formé au cours des quatre siècles d'histoire. Au fur et à mesure que les siècles ont passé, les fonctionnaires royaux avaient besoin d'une certaine initiation à l'histoire de leur pays. C'est probablement un manuel d'histoire qui s'est formé de couches successives sur cette longue période. Au cours des siècles, l'idéologie historiographique elle-même a changé en fonction de l'idéologie du moment. La difficulté, si l'on veut bien comprendre les détails du texte et surtout si l'on veut en tirer une interprétation historique, est de distinguer ces différents niveaux. C’est une tâche délicate et en même temps cela révèle la richesse de cette historiographie !
Pour l’interprétation historique des textes bibliques, il faut aussi tenir compte d’un autre phénomène : l'histoire de l'ancien Israël était essentiellement rédigée jusque dans les années 70 par des spécialistes de la Bible. Il y avait donc une tendance à mettre en avant ce que disait la Bible. Depuis, on a souligné qu'il y avait parfois des conflits entre ce que disait le texte biblique et l'archéologie. Ces 20 dernières années, on a inversé la tendance avec des archéologues qui affirment que c'est à eux d'écrire l'histoire de l'ancien Israël, car leur point de vue serait plus scientifique, plus méthodique… »

 

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J’estime quant à moi que le travail de l'historien doit tenir compte de toutes les sources, chaque source devant contribuer à notre connaissance du passé...

 

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LEXNEWS : « Ce que vous évoquez fait penser à une personnalité comme celle d’Israel Finkelstein ! »

André Lemaire : « Bien entendu ! C'est un excellent collègue qui représente bien cette tendance. Ce qui est très caractéristique avec ces archéologues-historiens, c'est que les textes sont souvent mis au deuxième plan ou traités de seconde main, qu'ils soient contemporains ou de la tradition biblique. On en vient facilement à affirmer que dès l'instant où cela n'est pas prouvé par l'archéologie matérielle, on entre dans le domaine de la légende… J’estime quant à moi que le travail de l'historien doit tenir compte de toutes les sources, chaque source devant contribuer à notre connaissance du passé, en soulignant qu’il est important d’avoir toujours à l’esprit que chaque source a sa propre méthode critique. »

LEXNEWS : « Les études les plus récentes insistent de plus en plus sur ce que la Bible doit à l’Égypte, titre d’un ouvrage collectif qui vient de sortir avec votre contribution. L’antagonisme traditionnel ne doit apparemment pas occulter les nombreuses influences découlant de ces relations entretenues par les deux civilisations. »

André Lemaire : « Vous évoquez la tradition de l'Exode et qui aurait exprimé une inimitié totale entre la tradition de l'ancien Israël et la tradition de l'Égypte. Même si, à l'origine, il y a eu un fait historique qui ne concernait qu'un petit groupe de personnes, cela a été ensuite amplifié pour devenir une légende, on a fait intervenir le pharaon lui-même alors qu'à l'origine ce personnage n'était pas du tout concerné par la fuite d'un petit clan peut-être d'une centaine de personnes autour d'un homme Moïse. C'est normal, cela fait parti de l'épopée : quand on raconte la naissance d'un peuple, on met en avant des événements amplifiés. Regardez la naissance des États-Unis avec le Mayflower !
Ce qui est réel c'est que géographiquement les royaumes d'Israël et de Juda étaient des voisins de l'Égypte. Il est tout à fait clair historiquement qu’à l’époque du Bronze récent, qui se termine probablement en Palestine vers le milieu du XIIe siècle avant notre ère, nous avons une province, Canaan, qui dépend largement de l'Égypte. Ensuite, il y a eu un affaiblissement politique de l'Égypte ce qui ne veut pas dire que l'Égypte n'exerçait pas encore une certaine influence sur la région. J'ai eu d'ailleurs l'occasion tout récemment de travailler sur cette question à partir les inscriptions de Byblos, il est assez clair que le pharaon tirait les ficelles des rivalités politiques des divers royaumes locaux.
Pour comprendre la situation du début du premier millénaire, on peut simplement la rapprocher de celle de certains états africains encore récemment. Les états africains qui dépendaient de la France ont été déclarés indépendants, mais cela ne voulait pas dire que l'influence française avait diminué du jour au lendemain !
Cela a dû être la même chose pour Canaan avec des royaumes indépendants et en même temps une influence naturelle de l'Égypte. C'est dans ce contexte-là que l'on peut comprendre notamment le règne de Salomon. Ce règne a été par la suite l'objet de légendes, on a dit qu'e Salomon avait dominé toute la région entre l’Euphrate et l’Égypte, mais lorsque l'on regarde les textes de près, on s'aperçoit qu'il s'agit de quelque chose de légendaire, rajouté à une époque relativement récente : au VIe siècle avant notre ère. La couche la plus ancienne (probablement fin du Xe s.), nous rapporte que Salomon a épousé la fille de pharaon. Il y a eu deux interprétations quant à ce dit biblique répété trois fois, certains ont pensé que Salomon était à la tête d'un empire égal au pharaon tandis que d'autres, au contraire, ont estimé que cela était de la pure légende. Cependant, lorsqu'on pratique l'histoire antique, on se rend compte que les mariages diplomatiques ont une signification et que le fait d’épouser la fille d'un roi veut très souvent dire : se mettre dans la zone d'influence de ce roi. Par ce mariage, Salomon se plaçait dans la zone d’influence de l’Égypte. Cela explique que le règne de Salomon ait été pacifique.
Le rôle de l'Égypte a été important dans un sens ou dans un autre pendant toute la période royale. »

 

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le problème de l’histoire du fondateur du christianisme est difficile pour un historien : le fondateur du mouvement lui-même n'a pas écrit…

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LEXNEWS : « La confusion règne souvent également lors des débats éternels entre détracteurs du christianisme et fidèles de la foi quant aux références historiques au Christ. Pourriez-vous nous dire quelles sont les plus anciennes sources relatives au Christ ? »

André Lemaire : « Comme tout problème d’origine, le problème de l’histoire du fondateur du christianisme est difficile pour un historien, même si c’est un phénomène que l'on retrouve pour un certain nombre de mouvements : le fondateur du mouvement lui-même n'a pas écrit et nous avons des informations de la génération postérieure.
Les informations sur Jésus sont essentiellement données par les Évangiles ainsi qu'une mention de Jésus et du frère de Jésus chez l'historien Flavius Josèphe. Ce dernier point a d'ailleurs été très discuté puisque certains ont estimé qu'il s'agissait d'une interpolation chrétienne, position qui semble de plus en plus abandonnée aujourd’hui. Il faut bien sûr distinguer la date de rédaction du texte et celle des manuscrits les plus anciens que nous avons pour ce texte. Pour Flavius Josèphe, on estime qu'il a rédigé son texte entre 70 et 100. C'était un personnage généralement bien informé, car nous pouvons juger assez fidèles ses descriptions de monuments au regard de l'archéologie.
Les manuscrits sont beaucoup plus récents, mais il ne faut pas oublier que c'est un cas général pour toute l’antiquité. Si vous prenez Tite-Live, c'est la même chose, on a toujours un hiatus considérable. Pour les Évangiles, ils ont été transmis et recopiés avec des manuscrits complets à partir du IVe siècle. Nous avons bien entendu des fragments plus anciens avec un fragment de papyrus de Jean dont la date probable pourrait être autour de 125. »

LEXNEWS : « les manuscrits de Qumran ne comportent-ils aucune référence à Jésus ? »

André Lemaire : « Non, il n'y a rien qui concerne Jésus directement dans ces manuscrits et il est assez clair aujourd'hui qu'il n'y a pas de rapport direct entre les Esséniens et Jésus. Cependant, les manuscrits de Qumran nous décrivent la littérature et les idées qui avaient cours dans le judaïsme de cette époque (fin du IIIe siècle avant jusqu’au Ier siècle de notre ère). En fait, les documents de Qumran révèlent une idéologie qui semble assez différente de celle que l'on trouve dans les Évangiles. Actuellement, plus personne ne défend une dépendance directe, mais il est vraisemblable que des personnes qui se rattachaient à ce mouvement aient pu se rattacher par la suite au christianisme.
Il ne faut pas non plus oublier que Qumran était à l'écart de la Galilée, ce qui peut aussi expliquer ce silence des textes de Qumran sur Jésus. En fait, il y a très peu de références historiques dans ces documents qui sont essentiellement littéraires et les noms propres de personnages historiques y sont très rares, peut-être quatre ou cinq seulement.
Pour en revenir à votre question, je ne vois aucun historien sérieux qui remette en question l'existence historique de Jésus aussi bien dans la tradition universitaire juive que dans la tradition chrétienne. Dans la tradition universitaire juive, on essaye plutôt de souligner que Jésus était bien un juif de son temps et que ses premiers disciples étaient également juifs dans un contexte historique qui ne mettait pas en avant de séparation. On voit d'ailleurs dans l'Évangile de Jean un phénomène de niveaux de rédaction avec des éléments anciens et des développements plus récents. Lorsque dans cet Évangile les Pharisiens ont décrété que les disciples de Jésus seraient chassés des synagogues, nous avons là le niveau le plus récent de rédaction. Il est clair qu'il s'agit alors d'une allusion à une situation historique qui date, au plus tôt, de la période proche de 100.
Cette notion d'enracinement de Jésus dans la tradition juive de l'époque est de plus en plus développée aujourd’hui et on la comprend mieux dans le contexte de la diversité du judaïsme contemporain : il n'y avait pas un seul mouvement à l’intérieur du judaïsme, mais plusieurs, ce qu'avait bien vu Flavius Josèphe. »

 

LEXNEWS : « Merci André Lemaire pour ces explications précieuses et qui nous démontrent combien il faut se garder en histoire des généralisations et interprétations trop rapides. Nous pouvons ainsi mieux saisir l'importance du travail de longue haleine nécessaire avant de pouvoir confirmer ou infirmer des conclusions toujours ponctuées par le doute semé par l'Histoire !

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Un mot d'André Lemaire adressé tout spécialement aux lecteurs de Lexnews !

Réaction d'André Lemaire au lendemain de la décision de la Cour du District de Jérusalem

validant l'historicité de l'ossuaire et de l'inscription "Jacques fils de Joseph frère de Jésus"

Lexnews : Le juge Aharon Farkash de la Cour du District de Jérusalem vient de rendre sa décision de 474 pages lavant de tous soupçons les défendeurs accusés d’avoir contrefait plusieurs objets antiques dont le fameux ossuaire de Jacques. Quelle est votre réaction au lendemain du rendu du jugement ? Et comment expliquer qu’une telle affaire ait pu aller si loin et conduire à contester des témoignages comme le vôtre, pourtant expert en la matière ?

André Lemaire : "Je n’ai pas encore pu lire en détail les 474 pages du verdict, mais il me semble que celui-ci est la conséquence logique des longs témoignages et débats qui l’ont précédé.
Il faudrait poser cette question à l’Autorité des Antiquités qui a voulu et organisé ce procès. Vu de l’extérieur, avec toutes les nuances et le respect dûs à cette Autorité dont l’importance est indéniable pour la préservation et la mise en valeur du patrimoine archéologique, il me semble qu’il y a parfois eu confusion entre un problème scientifique (celui de l’authenticité d’un certain nombre d’inscriptions) et un problème de politique des antiquités (celui du maintien d’un marché des antiquités contrôlé par l’Autorité des Antiquités).

 Cette confusion a pu conduire certains archéologues à intervenir en dehors de leur spécialité ainsi qu’à une certaine manipulation des mass-media."

Lexnews : "Comment faut-il regarder aujourd’hui le fameux ossuaire de Jacques, étant entendu que l’inscription est bien ancienne et contemporaine de l’époque de Jésus ?"

André Lemaire : "À juste titre, le verdict n’a pas voulu préjuger du débat scientifique sur l’authenticité de chacun des objets évoqués. Le verdict ne prouve donc pas que l’ossuaire et l’inscription de « Jacques fils de Joseph frère de Jésus » sont authentiques. Cependant les divers témoignages et débats ont clairement montré que personne ne mettait en doute l’authenticité de l’ossuaire, tandis que le rejet de l’authenticité de la deuxième partie de l’inscription était le fait de personnes intervenant en dehors de leur spécialité avec des affirmations de détail contradictoires.

"Jacques fils de Joseph frère de Jésus "

Le verdict n’a pas non plus voulu se prononcer sur le problème d’identification du défunt, laissant ouvert le débat scientifique sur ce point. De fait, comme je l’ai précisé depuis le début, l’identification est un problème de probabilité et non de certitude absolue.

Il est important de souligner que l’inscription ne révèle pas de nouveau personnage historique. L’existence de Jésus puis le rôle de Jacques le frère de Jésus à la tête des disciples de Jésus à Jérusalem sont connus des historiens du judaïsme du Ier siècle et d’abord par Flavius Josèphe, en plus du Nouveau Testament. Malheureusement l’existence de Jacques le frère de Jésus était souvent ignorée du grand public. Assez paradoxalement chrétiens et juifs ont eu tendance à oublier son existence alors qu’il révèle ce qu’ils ont en commun. Les débats autour de l’inscription de l’ossuaire ont-ils permis de mettre en lumière que le christianisme a pris naissance au sein du judaïsme du Ier siècle ? On ose à peine l’espérer car le débat a été détourné vers un faux problème d’authenticité de l’inscription."

Paris, le 23 mars 2012 - © Lexnews

 

 

 

                                                                                                         

Interview Jacques LE GOFF

 Paris, 22 novembre 2007.

 

C'est avec une profonde tristesse que nous avons appris la disparition de Jacques Le Goff, ce 1er avril 2014. En hommage à l'un des plus grands historiens de notre époque, nous republions l'interview qu'il avait eu la gentillesse d'accorder à notre revue.

 

 

 

Biographie :

Né le 1er janvier 1924 à Toulon.

Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure. Agrégé d’Histoire.
1950-1951 : Professeur au Lycée d’Amiens.
1951-1952 : Bousier au Lincoln College d’Oxford.
1952-1953 : Membre de l’Ecole Française de Rome.
1953-1954 et 1950-1960 : Attaché de recherche au CNRS.
1954-1959 : Assistant à la Faculté des Lettres de Lille.
1960 : Maître-Assistant puis Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hauts Etudes.
1972-1977 : Président de la VIe Section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, devenue en 1975 l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

Ancien membre du :

Comité National
Conseil Supérieur de la Recherche et de la technologie
Conseil Supérieur des Universités
Conseil Scientifique de l’Institut de recherche et d’histoire des textes
De la Fondation France-Pologne
De la Fondation « Pour la Science » Centre International de Synthèse
De l’Academia Europea
De l’Académie Polonaise des Sciences
Correspond fellow of the Medieval Academy of America du Jury  de l’Institut Universitaire de France
Président du Conseil Scientifique de l’Ecole nationale du Patrimoine

Co-directeur de la Revue Annales, Histoire, Sciences Sociales et de la revue italienne de vulgarisation Storia e Dossier.

Docteur Honoris Causa des Universités de Cracovie, Louvain, Jérusalem, Budapest, Varsovie, Bucarest, Cluj et Prague.

Prix Scientifiques :

Grand Prix national d’Histoire (1987).
Prix Tevere (Rome).
Grand Prix de la Fondation de France.
Médaille d’Or CNRS (1991)

Producteur de l’Emission Les Lundis de l’Histoire sur France Culture
Commandeur dans l’Ordre des Arts et Lettres (1997).

(Sources : GAHOM - EHESS)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jacques LE GOFF n'aime pas l'exercice autobiographique et encore moins se mettre en avant. Nous le ferons cependant à sa place tant les qualités humaines et l'humilité du personnage rivalisent avec la profondeur et la sensibilité de ses recherches sur le Moyen-âge, son "long Moyen-âge" comme il le qualifie souvent. Il serait aberrant de ne pas souligner qu'en compagnie de Jacques LE GOFF, nous avons sans aucun doute l'une des pensées les plus fécondes et les plus riches, tout en rendant accessible au plus grand nombre une réflexion exigeante et intransigeante quant à la rigueur des sources exploitées. Nous avons avec Jacques LE GOFF une pensée qui se nourrit à la lumière et à la beauté de ce prétendu sombre Moyen-âge, image que l'historien refuse et réfute par ses nombreux écrits sur ce sujet sans pour autant écarter les heures sombres de ces temps anciens qui ont donné naissance à la Révolution industrielle. Jacques LE GOFF est l'un des plus grands médiévistes et a accepté de répondre à nos questions.

 

LEXNEWS : « Vous avez en horreur l’exercice de l’autobiographie, acceptez vous tout de même le principe d’une question portant sur les raisons qui vous ont porté à consacrer toute votre vie à l’Histoire et à cette période que l’on nomme le Moyen-âge ? » 

 

Jacques LE GOFF : « Oui, j’accepte cette façon de présenter les choses car j’ai publié une série d’entretiens avec le regretté Marc Heurgon sous le titre « Une vie pour l’Histoire ». Je suis né en 1924 à Toulon. Mon père était professeur d’anglais au Lycée. J’ai eu très tôt, ce qui arrive d’ailleurs souvent chez les fils je crois, la volonté de suivre une carrière semblable à celle de mon père mais avec un certain déplacement. Mon père était professeur d’anglais et quant à moi, très tôt car je devais avoir une dizaine d’années, j’ai eu envie d’enseigner l’histoire. Evidemment, au début,  je n’avais pas la prétention de devenir un chercheur, un historien, mais j’avais un goût certain pour l’Histoire. Une lecture m’avait particulièrement frappé, le fameux roman de Walter Scott « Ivanhoé », et en classe de 4ième j’ai eu un remarquable professeur de lycée et cela coïncidait avec l’année où le Moyen-âge était au programme. Même si ce professeur n’était pas du tout médiéviste, il s’est illustré par la suite dans la Résistance dont il est devenu le grand historien, Henri Michel. C’est lui qui m’a converti, si je puis dire, à l’étude du Moyen-âge. Période qui m’a paru, outre des séductions toujours difficiles à expliquer et qui tiennent à des questions de goût, présenter un double intérêt : le premier était de ne pas être une période trop lointaine, ni trop proche de nous, et d’autre part de nécessiter l’usage d’une assez grosse documentation authentique subsistante mais qui malgré tout ne vous submergeait pas comme pour l’Histoire contemporaine.

 

Ensuite, j’ai suivi la classe de première supérieure, la Khâgne, à Marseille,puis, après un passage par la Résistance, au Lycée Louis le Grand, je suis entré à l’Ecole Normale Supérieure de 1945 à 1950. J’ai par la suite été membre de l’Ecole française de Rome et assistant d’un homme pour qui j’ai une très grande admiration et affection, que ce soit du point de vue de l’historien que du point de vue humain, Michel Mollat. Je serai son assistant pendant 5 ans à Lille. Je suis entré en 1959 à la VI° section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où j’ai été l’assistant, quoique spécialiste moi-même de l’Occident médiéval, de Maurice Lombard, spécialiste de l’Islam médiéval mais très ouvert, historien de l’espace et grand créateur en géographie historique et cartographe, le plus grand historien que j’aie connu. Il a malheureusement peu publié et est mort à 64 ans. J’ai été très proche du président de cette sixième section, le grand historien Fernand Braudel et j’ai été élu par mes collègues pour être son successeur en 1972. J’ai négocié avec le gouvernement la transformation de la VI° section en institution autonome, ce fut l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, ce qui était très important car nous n’avions pas en tant que VI° section de l’EPHE l’autonomie de l’emploi de notre budget. Je suis devenu directeur d’études en 1962 et j’ai enseigné jusqu’à l’âge de la retraite avec trois années supplémentaires que l’on pouvait demander ce qui m’a amené à l’âge de 68 ans. Depuis 1992, je mène une retraite active à la fois avec la production d’un certain nombre de livres et d’articles, une émission que je réalise depuis 1968 sur France Culture avec trois collègues et amis, « Les lundis de l’Histoire. »

 

LEXNEWS : « Pourriez vous nous expliquer ce qu’est la Nouvelle Histoire dont vous êtes l’un des plus illustres représentants ? »

 

Jacques LE GOFF : « La Nouvelle Histoire, c’est en fait l’Histoire qui a été construite et diffusée surtout en France à la suite de la publication et de l’activité de la Revue « Annales » fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch ; ce dernier, médiéviste, reste pour moi, même si je ne l’ai malheureusement pas connu, un grand homme qui a été arrêté et fusillé par les Allemands en 1944. La Nouvelle Histoire peut être ainsi présentée -en simplifiant bien sûr les choses- comme une histoire qui s’est développée à partir d’autres documents que les documents traditionnels à caractère juridique et institutionnel qui avaient été jusqu’alors la base principale des recherches et de l’enseignement du Moyen-âge au XIX° siècle et au début du XX° siècle. Cela allait depuis les sources artistiques et littéraires que nous ne voulions pas laisser au monopole des historiens de l’art et de la littérature car nous estimions qu’une époque s’exprimait aussi bien dans sa littérature et ses créations artistiques que dans ses institutions. Cette Nouvelle Histoire se construisait au contact et à l’aide des autres sciences humaines et sociales, c'est-à-dire l’économie, la sociologie en particulier, l’ethnologie. Alors que j’étais président de l’EPHE, j’ai placé mon enseignement sous l’étiquette « Anthropologie historique » ce qui a été adopté par plusieurs de mes collègues et je pense que c’est cette expression d’anthropologie historique qui exprime le mieux ce qu’a été et a voulu être la Nouvelle Histoire. »

 

LEXNEWS : « Comment jugez-vous la réaction de l’Histoire traditionnelle par rapport à ce que vous venez de retracer ? »

 

Jacques LE GOFF : « Ce type d’Histoire continue et a d’ailleurs été un peu modernisé, régénéré par l’Histoire dite nouvelle. Cela m’a valu, notamment en 1968, des affrontements un peu vifs avec un certain nombre d’enseignants pour qui, si l’Histoire nouvelle ne se fonde pas sur l’évènement, continuent à penser que seule la chronologie est essentielle pour la réflexion, la recherche et l’enseignement de l’Histoire. La matière de l’Histoire, c’est le déroulement du temps des hommes en sociétés. »

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"Le métissage me semble devoir être l’un des grands évènements du XXI° siècle." 

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LEXNEWS : « Peut on dire que cette Nouvelle Histoire a dépassé sa crise d’adolescence comme vous la nommiez il y a trente ans dans votre introduction à l’ouvrage collectif « La Nouvelle Histoire » et quels sont ses enjeux aujourd’hui pour ce début du XXI° siècle ? »

 

Jacques LE GOFF : « C’est difficile à dire. Il y a une chose dont je suis tout à fait persuadé c’est que l’historien n’est pas un prophète et que si certaines évolutions de la société sont prévisibles, dans l’ensemble, nous ignorons ce que sera l’avenir. Nous n’avons pas une conception déterministe de l’Histoire bien que nous croyons à la très grande importance des héritages et en particulier - j’ai écrit d’ailleurs un livre fondé sur cette idée - « L’Europe est-elle née au Moyen-âge ? », je pense que le Moyen-âge est une des bases essentielles de notre histoire. Alors bien entendu l’Histoire a évolué, aussi bien dans sa réalité sociale, politique, économique qu’intellectuelle et pédagogique mais je pense d’abord que l’Histoire est toujours dans sa jeunesse pour ne pas dire dans son enfance. Et par conséquent, je crois qu’il y a dans une combinaison d’héritages et de contingences de nouveautés un long futur qui attend l’Histoire et que nous ne pouvons pas inventer.

 

La seule prévision que je me suis permis concerne le XXI° siècle, et là aussi il faut se rendre compte que c’est un comportement que nous ne devons pas solidifier que de raisonner par siècle. Le siècle est une invention des historiens et des intellectuels au XVI° siècle et les périodes qui constituent l’évolution de l’Histoire ne se comptent pas fatalement en siècles. Par conséquent le XXI° siècle est une abstraction. Je pense toute fois qu’un évènement important se manifestera au cours du XXI° siècle, à savoir un renforcement de constitution de peuples qui s’unissent et font des échanges, et je crois que l’Histoire va être de plus en plus une Histoire métissée. Le métissage me semble devoir être l’un des grands évènements du XXI° siècle. D’ailleurs, nous voyons comment dans la plupart des pays, en particulier européens, les problèmes d’immigrations, d’intégration,… sont des problèmes de plus en plus essentiels.

 

La Constitution de la Communauté Européenne est un autre phénomène qui à l’heure actuelle m’apparaît être comme l’un des plus importants ; j’allais même dire l’un des plus positifs pour le XXI° siècle. Nous savons malheureusement que l’Histoire n’est pas la constitution d’une évolution pacifique mais que l’Histoire a évolué à travers des affrontements, des conflits et des guerres. Je suis pour ces raisons un militant de l’Europe unie. Je pense que pour les Français en particulier c’est une des grandes tâches et, pour moi, l’un des grands espoirs du XXI° siècle. Je suis à cet égard optimiste. Je ne suis pas du tout de l’avis de certaines personnes, y compris certains historiens, qui trouvent que l’Union Européenne se fait très lentement, trop lentement. Je trouve au contraire, que par rapport à ce que nous savons de l’évolution historique depuis la Préhistoire, c’est allé très vite ! Je pense même que si elle se fait à travers le progrès, elle se fait également à travers des erreurs. Une de ses erreurs a été l’intégration trop rapide d’un certain nombre de pays dans l’Union Européenne. S’il y a, pour tous les pays européens, des bases communes et c’est ce que j’ai voulu en particulier étudier dans le livre que je vous citais. Il y a, ce qui est d’ailleurs à mon avis à la fois une caractéristique et une richesse de l’Europe, une diversité européenne. Et l’unité de l’Europe se fait par une combinaison de ce que les Européens ont en commun et de ce qui les diversifie. »


LEXNEWS : « Lorsque vous évoquez cette idée de métissage, se pose évidemment la question des cultures extra-européennes, qui sont à la fois sources de richesses et également sources de tension. »

 

Jacques LE GOFF : « C’est sûr ! Il est évident que je partage l’inquiétude de beaucoup de mes contemporains sur l’affrontement entre les pays d’héritage chrétien et les pays musulmans. Là encore, je m’efforce d’être optimiste mais je ne suis pas sûr que le métissage, qui se fera, n’arrive pas après de nombreux et âpres conflits. Il faut bien dire que si, et c’est une des caractéristiques de l’Europe à mon avis, le christianisme qui a été un des ces éléments d’unification le plus important dés le Haut Moyen-âge, n’a pas cependant entravé l’Union Européenne, c’est parce que le christianisme a beaucoup évolué. Même s’il y a encore des chrétiens plus ou moins intégristes, le christianisme s’est adapté à la modernisation, ce qui été une des chances de l’Europe. Ce qui me fait peur, et je ne m’en cache pas, c’est que l’on ne voit pas un même travail de modernisation dans l’Islam. »

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"Je considère en effet comme un élément très positif de l’Occident, et en particulier de l’Europe, les progrès de la laïcité et, d’une laïcité qui n’est pas une laïcité hostile aux religions, qui ne persécute pas les croyants et les pratiquants."

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LEXNEWS : « L’élément qui vient immédiatement à l’esprit, c’est cette non dissociation du politique et du religieux pour le cas de l’Islam contrairement à notre plus longue échelle historique nous concernant. »

 

Jacques LE GOFF : « C’est certain ! Je considère en effet comme un élément très positif de l’Occident, et en particulier de l’Europe, les progrès de la laïcité et, d’une laïcité qui n’est pas une laïcité hostile aux religions, qui ne persécute pas les croyants et les pratiquants. Elle fait montre de tolérance à l’égard de la religion et des esprits religieux mais elle dissocie en même temps la religion et la politique. Je pense d’ailleurs que, dés le Moyen-âge, contrairement à l’idée qu’on s’en fait souvent, il y a eu une affirmation de la laïcité. Elle s’est faite d’abord par la promotion des laïcs dans le christianisme et ensuite, elle s’est faite dans la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Je pense que ce qu’il y a de très important pour l’Occident et en particulier pour l’Europe, c’est la constitution d’un droit régissant les sociétés. Au Moyen-âge en particulier j’ai vu, si je peux m’exprimer ainsi, la constitution et les bonnes relations entre un droit naturel, un droit civil et un droit canon. C’est malheureusement ce que je ne vois pas dans l’Islam. Mais je suis persuadé qu’il y a dans l’Islam les bases d’une modernisation et d’une certaine laïcisation. Je pense qu’un nombre croissant de musulmans en viendront à considérer de plus en plus que ce n’est pas désobéir et renier Allah que de ne pas laisser la religion envahir et dominer l’ensemble des activités humaines. C’est en cela que je place mon espoir. Nous sortons un peu du domaine de l’Histoire pour entrer dans celui de la Politique même si ces deux domaines sont intimement liés, mais je pense que le Christianisme et l’Islam ont des attitudes différentes qui sont à la fois positives et négatives pour chacun. Par exemple, pour l’Occident, il y a dans le Christianisme et en particulier dans le Catholicisme, une orthodoxie et une autorité qui la définit. Cette autorité est le Vatican et éventuellement à certaines époques, les Conciles. C’est un des risques que l’idée d’une orthodoxie empêche la liberté et la libre évolution des sociétés marquées par le Christianisme mais en même temps les Européens, et même dans une moindre mesure les Américains, ont su distinguer l’évolution des sociétés civiles de l’emprise d’une religion où existe l’orthodoxie.

Cela dit, je crois, et malheureusement c’est ce qui se passe dans une grande majorité du monde, que les monothéismes sont des religions qui menacent la liberté. En 1993, j’ai d’ailleurs participé à un grand colloque itinérant en Chine, où il y avait une dizaine d’intellectuels occidentaux dont Umberto Eco et une dizaine d’intellectuels chinois. Au cours de ce colloque qui a commencé à Canton et qui nous a mené jusqu’au désert de Gobi pour se terminer à Pékin, j’ai fait un exposé que je regrette de ne pas avoir publié sur les monothéismes et leurs dangers, cela pour vous montrer que ce sont des questions qui me touchent beaucoup».

 

LEXNEWS : « Vers quelle période du Moyen-âge avez-vous dirigé vos recherches ? »

 

Jacques LE GOFF : « Pour ce qui est de la périodisation du Moyen-âge, j’ai une idée principale : il a existé un long Moyen-âge. Et ce n’est pas vers l’amont mais vers l’aval que je fais progresser le Moyen-âge. Je pense que le Moyen-âge, avec évidemment des changements, a duré jusqu’au XVIII° siècle, c'est-à-dire jusqu’à la Révolution industrielle, jusqu’à l’époque des Lumières et de la Révolution française qui y a mis définitivement fin. Mais je pense qu’il est très important pour comprendre le Moyen-âge de ne pas être indifférent à la période pendant laquelle il s’est formé et d’où il est sorti. Par conséquent, je me suis intéressé de façon secondaire à ce que l’on appelait quand j’étais jeune le Haut Moyen-âge et que l’on appelle actuellement d’une expression que je préfère, l’Antiquité tardive. Pour le reste, ma propre recherche et ma propre réflexion s’est déroulée dans une chronologie plus limitée. Vous pensez bien que le Moyen-âge traditionnel tel qu’on l’évoque dans les écoles et les universités couvre une période de dix siècles ! Mon Moyen-âge va même au-delà avec douze ou treize siècles… Je me suis concentré sur la période XI° - milieu du XIV° siècle. Depuis les modifications, n’en déplaise à Dominique Barthélemy, qui se sont produites vers l’An Mil jusqu’à la grande peste qui est apparue en 1348. Cela fait donc une période 1050-1348. »

 

LEXNEWS : « L’Antiquité tardive vous a-t-elle attirée même si vous ne lui avez pas consacré le reste de vos recherches ? »

 

Jacques LE GOFF : « Oui, il y a même plusieurs raisons pour lesquelles j’ai pu apprécier cette période : La première raison tient à ce que l’Europe médiévale est sortie de l’Antiquité. Nous avons même besoin de nous rappeler les héritages de cette Antiquité. L’hellénisme est essentiel pour cet héritage et je regrette d’ailleurs que l’on n’enseigne plus le grec ancien ! De même l’enseignement du latin me paraît extrêmement important. Un certain nombre de phénomènes fondamentaux pour notre présent ont été élaborés et sortent de l’Antiquité. Je pense à la démocratie bien sûr mais également à la critique qui - on l’oublie trop souvent - a été élaborée par la Grèce ancienne avec une critique des textes, des institutions,… et ne parlons pas de l’importance du droit romain pour le futur Moyen-âge. »

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"...ce n’est que dans la seconde moitié du XII° siècle que l’Eglise invente à la fois un lieu et un nom. Et ce lieu et ce nom, c’est le purgatoire !"

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LEXNEWS : « L’exemple de votre livre sur le Purgatoire est particulièrement éclairant sur la naissance de cette idée au Moyen-âge par le fait de l’Eglise ; pouvez vous nous rappeler les raisons d’une telle invention et le mot n’est-il pas trop fort ? »

 

Jacques LE GOFF : « Non le mot n’est pas trop fort, c’est bien une invention ! Au cours de l’Histoire, il y a comme cela des inventions. Je vais vous dire une chose qui souvent étonne et ne convainc pas, y compris les historiens : L’économie est née au XVIII° siècle, il n’y a pas eu d’économie avant cette période ! Pour moi, le plus grand économiste qui ait existé est Karl Polanyi. Il a soutenu que pour lui l’économie n’existait pas de façon autonome et qu’elle était incorporée par la religion. C’est pour cela que j’aime le terme « invention » car il veut dire qu’il s’agit d’autonomiser quelque chose qui existait auparavant mais incorporé dans autre chose. Il y a dés les débuts du Christianisme, l’idée d’une période et même d’un lieu où les âmes sont recueillies entre le moment de leur mort et le jugement dernier. Mais, ce n’est que dans la seconde moitié du XII° siècle que l’Eglise invente à la fois un lieu et un nom. Et ce lieu et ce nom, c’est le purgatoire ! Je ne vous cache pas que je considère que la naissance du purgatoire est le livre où je me sens le plus investi. Les hommes et les femmes du Moyen-âge sont obsédés par le désir du salut éternel et jusqu’à la seconde moitié du XII° siècle, l’au-delà qui sera seul à subsister après le jugement dernier est composé de deux lieux antagonistes : le paradis et l’enfer. Or, au Moyen-âge, on invente uniquement pour la période terrestre - mais c’est en même temps une valorisation de cette période - un troisième lieu le purgatoire. C’était ce qui avait mis hors de lui Luther qui détestait ce troisième niveau. Quant à moi, je ne voudrai pas agresser mes amis protestants réformés mais s’il y a quelqu’un que je n’aime pas c’est bien Luther ! On voit d’ailleurs comment les idées religieuses de Luther se sont combinées avec sa position ultraréactionnaire du point de vue politique. Les positions qu’il a eues pendant la guerre des paysans en Allemagne rejoignent ses positions sur l’au-delà ; Calvin, c’est un peu mieux mais pas tant que cela… »

 

LEXNEWS : « Cette notion de purgatoire nous a semblé révélatrice de toute votre vie de chercheur et d’amoureux du Moyen-âge car vous avez profondément contribué à montrer qu’il y avait beaucoup plus de nuances, de sensibilités que ce long manteau noir dont on l’affublait souvent… »

 

Jacques LE GOFF : « …Et de richesses ! Exactement ! Je peux vous dire d’ailleurs comment je suis arrivé à cette trouvaille du Purgatoire. C’est une démarche qui me parait assez caractéristique de ce que l’on peut placer sous l’étiquette de la Nouvelle Histoire. Il y a aussi un domaine de l’Histoire dans lequel je m’intéresse actuellement peut-être plus que par le passé, c’est l’Histoire imaginaire. Je pense que les sociétés vivent autant d’histoires imaginaires que d’histoires réelles. Je me suis intéressé à cet imaginaire médiéval un peu par hasard parce que je lisais justement des textes qui habituellement n’intéressent pas les médiévistes. C’étaient des récits de voyages dans l’au-delà. C’est une série qui commencent au VIII° siècle et qui s’achève en apothéose avec la Divine Comédie de Dante. C’est vraiment quelque chose de fondamental dans l’imaginaire médiéval. Je traduisais ainsi dans mon séminaire des textes provenant en partie pour les plus anciens du VIII° siècle et je trouvais dans ces sources des expressions « lieu purgatoire » (loca purgatoria) où le purgatoire était toujours un adjectif. Et puis je dirai presque brutalement, au milieu du XII° siècle, je vois arriver le terme purgatorium et c’est là que j’ai vu la naissance du purgatoire. Cela vous montre quelle a été ma démarche qui m’a conduit à cette idée du purgatoire ».

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"L’image du Moyen-âge est l’image d’une période, d’une société qui élimine le corps au profit de l’âme. Or, si l’on regarde bien les textes, il n’en est rien !"

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LEXNEWS : « Vous avez écrit de très belles pages sur le corps au Moyen-âge, acceptez vous l’idée que notre époque ait fait une lecture sélective erronée de cette détestation du corps par l’Eglise, certes présente chez Saint Paul, mais très largement exagérée au Moyen-âge ? »

 

Jacques LE GOFF : « Il y a, à mon avis, deux visions très fausses du Moyen-âge. L’une, c’est une vision qui fait du Moyen-âge une période presque uniformément violente et sombre et une image qui en fait une collection d’oppositions brutales. Et parmi ces oppositions brutales, une de celles que l’on trouve dans le Moyen-âge traditionnel, c’était, et parfois encore aujourd’hui, le corps et l’âme. L’image du Moyen-âge est l’image d’une période, d’une société qui élimine le corps au profit de l’âme. Or, si l’on regarde bien les textes, il n’en est rien ! Pourquoi ? Parce que l’image du corps est elle-même contradictoire. En quoi ? Elle est contradictoire parce que d’une part il est vrai que le corps est quelque chose de condamnable et la raison fondamentale de cette condamnation est que le péché originel a consisté en un acte corporel sexuel. L’assimilation du péché originel à l’acte sexuel est tardive, vous ne le trouvez pas dans les Evangiles ! Vous ne la trouvez pas non plus dans les Pères de l’Eglise. C’est essentiellement au XII° siècle et chez un certain nombre de moralistes intransigeants dont un, qui est à vrai dire l’une de mes bêtes noires au grand scandale de certains amis ecclésiastiques et de certains collègues, je veux parler de saint Bernard ! Saint Bernard est en effet un de ceux qui a le plus contribué à cette assimilation du péché originel à un acte sexuel. Mais en même temps, quelle est la religion, ce qui n’est pas vrai pour le Bouddhisme, qui fait un dogme de la résurrection des corps ? Comment Dieu, s’il estimait que le corps était aussi détestable, pourrait accepter cette idée de leur résurrection ? Il y a des discussions au Moyen-âge quant au fait de savoir si les corps des hommes et des femmes sont habillés ou nus au paradis. Mais ce qui est indiscutable, c’est la résurrection des corps. Je me rappelle que déjà enfant, j’avais assisté à un certain nombre d’enterrements et que j’avais été très frappé lorsque le prêtre, à la fin de l’office, bénit le cercueil avec le corps. Par conséquent, le corps au Moyen-âge est le mélange de quelque chose de mauvais et quelque chose de bon. Il faut donc parler du corps au Moyen-âge en tenant compte de cette multiplicité de l’image du corps. C’est pour cela que j’ai écrit un petit essai avec un excellent journaliste, Nicolas Truong, sur le corps au Moyen-âge. Dans cet esprit, les éditions du Seuil ont publié récemment une Histoire du corps qui est excellente mais qui commence au XVI° siècle. Or lorsque l’on pense à l’importance du corps dans l’Antiquité et au Moyen-âge, j’avoue que je trouve cela scandaleux même si par ailleurs ce sont des historiens excellents ! » 

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"La première incarnation symbolique de la femme c’est Eve, la tentatrice. Mais en même temps, il y a une femme qui est portée aux nues, c’est la Vierge Marie..."

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LEXNEWS : « Dans le même ordre d’idée, l’image de la femme n’est pas forcément celle que notre époque a cru retenir du Moyen-âge. »

 

Jacques LE GOFF : « La place et le rôle de la femme est là encore très contrasté. Je ne dirai pas que la femme est méprisée, mais plutôt que l’on a peur d’elle. Pourquoi ? La première incarnation symbolique de la femme c’est Eve, la tentatrice. Mais en même temps, il y a une femme qui est portée aux nues, c’est la Vierge Marie à tel point que je pense que le Christianisme médiéval n’était pas monothéiste même si cette idée est contestée par certains collègues. Je pense même que c’était une des ses grandes vertus, et que les gens du Moyen-âge considéraient que le Père, le Fils et le Saint Esprit étaient des personnes différentes et ils y ont ajouté une quatrième personne de la Trinité avec la Vierge. Il y a donc une femme dans la personne divine. D’autre part, pensons à toutes les femmes qui ont eu tellement d’importance au Moyen-âge, d’Aliénor d’Aquitaine à Jeanne d’Arc, on ne peut pas dire que la femme est méprisée. Il reste qu’il y a toujours cette menace de la femme Eve et qu’elle n’est pas tout à fait l’égal de l’homme. Il y a en particulier un fait qui a existé et qui continue d’ailleurs à perdurer et qui est à mon avis l’une des tares du Christianisme, il n’y avait pas de femmes prêtres ! A cet égard le Protestantisme est un progrès. »

 

LEXNEWS : « vous animez depuis 1968 l’émission de France Culture « Les lundis de l’histoire »: c’est l’un des rares exemples de longévité médiatique. Quelle motivation fut la votre à l’origine et avez-vous noté une évolution depuis dans ce rôle des médias quant à la diffusion de la culture ? »

 

Jacques LE GOFF : « Oui, le point de départ vient d’un journaliste de France Culture, Pierre Sipriot, qui m’avait fait participer deux ou trois fois à son émission et qui, en 1968, étant appelé à des charges administratives supérieures me demande si je suis prêt à le remplacer. Je dois dire que cela cadrait parfaitement pour moi avec cette idée de vulgarisation que vous aviez évoquée pour votre propre revue au début de cet entretien. Je fais donc cette émission qui en quelque sorte est un prolongement de mon enquête historique sans que j’y manifeste une exclusivité de l’Histoire nouvelle. C’est une émission qui fait connaître les nouveaux livres qui me paraissent importants, j’ai fait d’abord cette émission tout seul, chaque semaine, puis à un rythme d’une fois par mois. Nous formons maintenant une petite équipe avec laquelle nous nous sommes répartis les périodes historiques. Je m’occupe naturellement du Moyen-âge ; les XVI et XVII° siècles sont attribués à Roger Chartier qui vient d’être élu professeur au Collège de France, Michelle Perrot s’occupe du XIX° siècle, elle est entre autres choses la grande historienne des femmes, et Philippe Levillain est le quatrième membre de cette équipe. Je m’aperçois que c’est une émission dans laquelle on parle de livres dont on ne parle pas souvent ailleurs et qui pourtant, à mes yeux, représentent des chefs d’œuvre de la production historique. »

 

LEXNEWS : « En dehors de votre passion pour le Moyen-âge, quelles sont les émotions artistiques qui vous touchent le plus et dans quel domaine ? »

 

Jacques LE GOFF : « Je suis très très assoiffé d’œuvres d’art. Un des personnages qui m’a le plus illuminé dans ma vie et avec qui d’ailleurs j’ai eu une rencontre qui a été publiée, je veux parler de Pierre Soulages. Je suis beaucoup moins intéressé par la littérature qui me plaisait beaucoup quand j’étais jeune. Mais, ensuite, je dois dire que du point de vue de la lecture c’est essentiellement la lecture de livres d’histoire, de revues et de journaux ou bien alors une lecture de divertissement qui est le roman policier ! J’ai un auteur privilégié à l’heure actuelle, un grand auteur policier suédois, Henning Mankell après avoir bien entendu commencé par les grands classiques Agatha Christie et Sherlock Holmes. »

 

LEXNEWS : « Merci Jacques LE GOFF pour cette très belle interview qui allie réflexion sur les temps modernes et retour sur le travail de votre vie ! Nul doute que vos propos donneront envie à nos lecteurs de découvrir ce si beau Moyen-âge que vous avez contribué à rendre accessible au plus grand nombre."

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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BIBLIOGRAPHIE

 

Marchands et banquiers du Moyen Âge, Paris, PUF, (coll. « Que sais-je », n° 699), 1956 ; 8e éd. corrigée, 1993.

Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, Ed. du Seuil, (coll. « Le Temps qui court » n° 3), 1957 (rééd. [coll. « Point Histoire » n° 78], 1985).

Le Moyen Âge, Paris, Bordas, 1962 ; autre édition sous le titre Le Moyen Âge : 1060 – 1330, Paris, Bordas, (coll. « L’Histoire universelle » n° 11), 1971.

La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, (coll. « Les grandes civilisations » n°  3), 1964 ; nouvelle édition, 1984.

Das Hochmittelalter, Francfort, 1965.

Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque des Histoires »), 1977 ;  rééd. (coll. « Tel » n° 181), 1991.

La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque des Histoires »), 1981 ; rééd. (coll. « Folio »  n° 31), 1991 ;  traduction italienne : La nascita del Purgatorio, Turin, Einaudi, 1982.

Intervista sulla storia, Bari, Laterza, 1982.

L’apogée de la Chrétienté :  v. 1180 - v. 1330, Paris, Bordas, coll. « Voir l’histoire », 1982 ; nouvelle édition, Le XIIIe siècle : L’apogée de la Chrétienté, v 1180-v. 1330, 1994.

 

 

 

L’imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque des Histoires »), 1985 ; nouvelle édition, 1991 ; traduction partielle dans Il meraviglioso et il quotidiano nell’Occidente medievale, Rome/Bari, Laterza & Figli, 1983.

La bourse et la vie. Economie et religion au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1986 ; nouvelle édition, 1997,  (coll. « Pluriel » n° 847).

Il Mistero del corvo d'argento. Un'avventura ideata e scritta da Salvatore Baffo. Ambientazione storica di Jacques Le Goff con testi di Jacques Berlioz, Florence, Giunti, 1991, 117 p.

Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire » n° 20, 1998, recueil de textes précédemment paru en italien sous le titre Storia e memoria ; en allemand sous le titre Geschichte und Gedächtnis, nouvelle éd., Paris, Ed. de la maison des sciences de l’homme, Francfort, Campus Verlag, (coll. « Historische Studien » n° 6), 1992.

La vieille Europe et la nôtre, Paris, Ed. du Seuil, 1994.

Saint Louis, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque des Histoires »), 1996.

Une vie pour l’histoire, (Entretiens avec Marc Heurgon) Paris, Ed. de la Découverte, 1996.

L’Europe racontée aux jeunes, Paris, Ed. du Seuil, 1996.

Pour l’amour des  villes, (Entretiens avec Jean Lebrun) Paris, Textuel, 1997.

 

 

 

Un autre Moyen Âge [Contient : Pour un autre Moyen Âge, L’Occident médiéval et le temps, L’imaginaire médiéval, La naissance  du Purgatoire, Les limbes, La bourse et la vie, Le rire dans la société médiévale], Paris, Gallimard, 1999, 1372 p.

Saint François d’Assise, Paris, Le Grand livre du mois,1999, 220 p., ill.

Cinq personnages d’hier pour aujourd’hui. Bouddha, Abélard, saint François, Michelet, Bloch, Paris, La Fabrique éditions, 2001, 104 pages.

Une histoire du corps au Moyen Âge,  en collab. Avec Nicolas Truong, Paris, Ed. Liana Levi, 197 pages, 2003.

Entretiens avec Pierre Soulages. De la pertinence de mettre une oeuvre contemporaine dans un lieu chargé d'histoire, Toulouse, Le pérégrinateur, 30 pages, 2003.

L'Europe est-elle née au Moyen Age ?, Paris, Le Seuil, 209 pages, 2003.

Le Dieu du Moyen Age. Entretiens avec Jean-Luc Pouthier, Paris, Bayard, 102 pages, 2003.

Héros du Moyen Âge. Le Saint et le roi, Paris, Gallimard (coll. Quarto), 1344 pages, 2004.

Un long Moyen Âge, Paris, Tallandier, 2004, 258 pages.

Héros et merveilles du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2005, 239 pages.

 

 

 

 

INTERVIEW JEAN YOYOTTE

Paris, 21 décembre 2006.

 

LEXNEWS a eu l'immense plaisir d'interviewer l'un des plus grands noms de l'égyptologie mondiale en la personne de Jean Yoyotte, professeur honoraire au Collège de France, directeur d'études à l'École pratique des Hautes études, ancien chef de la mission française des fouilles de Tanis, et auteur de nombreux ouvrages faisant référence en égyptologie. Si l'Egypte vous impressionne par sa grandeur et sa complexité, suivez alors un guide extraordinaire, juste pour vous !

 

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LEXNEWS : « Comment êtes vous devenu égyptologue et acceptez vous ce vocable ? »

 

Jean YOYOTTE : « Oui ! J'accepte ce vocable même si je préfère me présenter comme un historien de l'Antiquité. En fait, je suis arrivé dans ce domaine égyptien par accident. Je crois que tout est parti d'un dessin de Ramsès II sur son char que j'avais vu dans le livre d'histoire de ma grande sœur, qui avait quatre ans de plus que moi. C'est un souvenir très net que j’ai dans ma mémoire. Puis, en sixième, j'avais un professeur de dessin qui avait fait de l'égyptologie, c'était à l'époque des loisirs dirigés. Il avait créé ce qu'il appelait le club égyptien au lycée Henri IV, je dois vous avouer à ce sujet que je suis un indigène du Ve arrondissement ! Ces événements se passent en 38-39. La guerre a bien entendu interrompu ces activités. Mais cela ne m'a pas empêché de poursuivre et l’aumônier du lycée m'a adressé alors à Monsieur Vandier qui était le conservateur du Louvre, un grand égyptologue. J'ai pu être inscrit à l'École du Louvre à l'âge de 15 ans pour apprendre l'Égyptien, alors que j'étais un lycéen comme les autres. Cela m’a bien sûr donné une avance réelle et je suis entré au CNRS à l'âge de 22 ans. L'égyptologie jouissait d'une bonne réputation à cette époque, cela intéressait beaucoup de personnes en raison du prestige même de l'Égypte. À l'école, d'ailleurs, c'est la première civilisation citée, c'est un pays relativement proche, et aisé à visiter, très exotique par certains côtés et très accueillant par d'autres. La popularité de l'Égypte a toujours été grande.

 

 

LEXNEWS : « Nous ne retenons souvent des sources de l’Egypte ancienne que ses sources architecturales  monumentales et pourtant elles ne nous donnent pas une vue complète sur la vie de pharaon, de son administration et de la société de manière générale ? »

 

Jean YOYOTTE : « En effet, nous avons également comme source les monuments privés sous la forme de stèles que les particuliers plaçaient dans les temples pour être auprès du dieu et qui bénéficiaient des avantages des offrandes qu’ils leur faisaient. Nous avons également d'autres sources par leurs tombes grâce auxquelles ils pouvaient perpétuer leur nom. Nous connaissons ainsi leur nom et d'une certaine manière leur carte de visite. Et tout cela se trouve en abondance dans les monuments funéraires. Cela nous permet, pour certaines époques, d'établir des bottins, des listes de personnalités avec leurs fonctions. Et en croisant ces indications d'éléments généalogiques avec ce qu'il nous reste de documents administratifs et de documents d’affaires sur papyrus en cursive dite hiératique aux époques anciennes, puis démotique pour l'époque plus récente, nous pouvons ainsi reconstituer un grand nombre de faits sociaux. Et pour ce qui est des époques récentes, nous disposons des témoignages des Grecs, qu'ils soient critiques ou positifs. Bien sûr, toutes les découvertes archéologiques viennent compléter ces témoignages. Nous savons que les prêtres Égyptiens ne mangeaient ni porc ni poisson, mais, on s'aperçoit grâce à des fouilles sur le terrain que le reste du peuple en revanche consommait ces aliments.

Les documents que l'on a retrouvés en Égypte concernant les institutions du régime, c'est-à-dire les représentations des Égyptiens, se trouvent en partie écrits en cursive sur des papyrus, les autres gravés sur la pierre au moyen des hiéroglyphes. Les documents d'affaires récents sont écrits en démotique qui est une langue différente de l'Égyptien classique, et qui d'autre part, comme toute langue manuscrite, requiert un entraînement particulier de la part des paléographes. Vous savez Gutenberg nous a rendu un singulier service ! C'est donc beaucoup plus difficile et cela implique en plus une bonne formation en grec. Il y a également un autre schéma qu'il faut reconsidérer : celui de la naissance d'une civilisation, sa période archaïque, son apogée classique, puis son déclin. Appliqué à l'Égypte, comme à toute autre civilisation d’ailleurs, ce schéma n'a strictement aucun sens. En effet, dans la démarche intellectuelle, dans une réflexion sur l'écriture et dans bien d'autres domaines, les lettrés égyptiens ne sont pas du tout en déclin au moment où les Romains dominent l'Égypte ! J'ai développé cette idée dans un de mes commentaires de la géographie de Strabon. Au lieu de faire comme on faisait classiquement, j'entends par là les hellénistes, les profs de grec, j'ai retenu directement les sources égyptiennes. »

 

LEXNEWS : « Cela doit en effet vous conduire à un regard tout autre… »

 

Jean YOYOTTE : « Tout à fait ! C'est un regard tout autre parce que pour regarder nous devons définir cette conscience que les Égyptiens avaient d’eux mêmes. Et cela nécessite d'être recherché à partir d'une documentation en partie archéologique, ce que l'on retrouve dans le sol de la vie quotidienne. Tout cela est en effet très riche. Nous pouvons également découvrir beaucoup de choses à partir des textes égyptiens qui sont en hiéroglyphique particulièrement sophistiqué et en démotique particulièrement difficile à lire. Nous sommes quelques-uns à s'être mis au démotique à la suite de Michel Malinine qui était alors le seul spécialiste en France. Les universitaires de Leuwen et de Leiden ont ainsi permis un véritable renouvellement. J'ai trouvé passionnant l’Égypte de la deuxième moitié du VIe siècle et au IVe siècle, périodes pendant lesquelles elle était encore une puissance, même si bien sûr, dans l'ensemble, il ne s'agit plus du temps de Ramsès II. En revanche, vous avez des contacts avec les Phéniciens, un monde interlope avec tous les avantages que cela représente, des gens qui ont pu exporter des éléments de la culture égyptienne jusqu'en Andalousie. Mais il y a également les Assyriens, les Babyloniens qui, eux, lancent leurs armées. C'est véritablement l'époque où s'établissent des contacts. Les Égyptiens vont passer jusqu'à nos jours dans la tradition pour avoir été de grands astrologues. Or, cette astrologie primitive égyptienne n'avait strictement rien à voir avec le zodiaque, ce sont les contacts avec les Assyro-babyloniens qui vont l'introduire, et cela sera relayé par les Grecs. Vous avez là des éléments de culture égyptienne qui vont survivre, même s’ils seront très souvent transformés, en même temps que des éléments de culture gréco-romaine. Cette époque-là est ainsi beaucoup plus intéressante ! Je crois qu'il est très important de bien faire comprendre les matériaux dont nous disposons et l'influence que cela peut avoir sur la perception de cette histoire. Il ne faut pas dire de manière péremptoire : cela s'est passé comme ça ! Il faut bien comprendre ce qui est sûr, distinguer ce qui est probable et, bien entendu, mettre de côté tout ce qui est de la fantaisie. »

 

 

LEXNEWS : « Doit on parler de l’Egypte antique au singulier ou au pluriel tant sur le plan géographique qu’historique ? »

 

Jean YOYOTTE : « Selon moi il faut parler de diversité dans la continuité. Cette diversité aboutit en fait à une unité. Dès 4500 avant Jésus-Christ, vous êtes déjà en présence d'un État-nation ! Il s'agit d'un État-nation exemplaire : vous avez le pouvoir d’un monarque et de son administration sur un territoire qui n'a pratiquement pas varié jusqu'à nos jours. Cela présuppose que dès la dynastie zéro, les rois ont poussé leurs frontières au-delà de la terre noire qui correspondait aux frontières naturelles jusqu'alors. Les Égyptiens d'ailleurs distinguent la terre noire de la terre rouge. La terre noire, c'est la terre cultivable alors que la terre rouge, c'est le désert, un endroit de danger d'où viennent souvent d'ailleurs les nomades mal vus par les Égyptiens. Vous avez ainsi une opposition, une sorte d'isolat qui a toutes les caractéristiques de l'État-nation : Un seul gouvernement, des frontières bien délimitées, une seule langue, un seul panthéon même s'il peut y avoir une certaine diversité selon les lieux. C'est un fait qui est vraiment très frappant. De la dynastie zéro jusqu'à l’Égypte actuelle, cet espace n'a pratiquement pas varié ! L'Égypte part de la mer jusqu'aux environs de la première cataracte. Les Égyptiens ont élargi leur territoire jusqu'à la deuxième cataracte afin d'avoir une marge de sécurité supplémentaire. Du côté de l'ouest, il n'y avait pas beaucoup de pressions dangereuses. Dès la fin du IVe millénaire, il y avait une administration égyptienne sur l'actuelle bande de Gaza ! Tout cela est dicté par la géographie. »

 

LEXNEWS : « A-t-on à cette époque l'idée d'un pouvoir centralisé et de l'abstraction même de ce pouvoir ? »

 

Jean YOYOTTE : « Oui ! Tout à fait. C'est d'un lieu particulier d'Égypte, connu en grec sous le nom d'Heliopolis, que le Créateur qui somnolait est venu de lui-même à l'existence, et a créé le monde par l'intermédiaire des premiers dieux, deux dieux de l'espace, le couple Shou et Tefnout, et par la suite leurs enfants, Geb, la terre, et Nout, le ciel. Afin de mettre les choses en ordre, Shou a séparé ce garçon et cette fille qui étaient époux et, chose intéressante, il a aménagé le monde au prix d'un certain nombre de séparations. Vous voyez que nous arrivons déjà à un certain niveau d'abstractions. Le dieu a séparé le ciel de la terre, mais également le limon de l'eau, le soleil de la Lune, mais aussi le bien du mal ! Il s'agit véritablement d'une mise en ordre, il y a ainsi toute une philosophie sous-jacente. Vous avez également le dieu Osiris, le troisième successeur du soleil, qui a été assassiné et s'en est allé régner sur le Nord. Son fils, Horus, a triomphé de l'assassin et règne sur les vivants. Le roi est ainsi à la fois le fils de Ré et le substitut d’Horus. Par les rites d'offrandes et de purification, il maintient l'énergie divine, construira des temples,... Et d'autre part, il administre la société des hommes, ce qui fait qu'il exerce un pouvoir politique. »

 

 

LEXNEWS : « On a l'impression, en parcourant les dynasties, que ce pouvoir absolu a été parfois contesté par la prêtrise »

 

Jean YOYOTTE : « Il faut bien distinguer la théorie que je viens de rappeler de la pratique. Nous sommes assez mal informés sur ce qu'était le personnel politique de ces époques. Si nous avons une bonne connaissance du personnel administratif, il s'agit de deux catégories bien différentes. Nous savons qu'il y avait un chef de l'administration centrale, le vizir. »

 

LEXNEWS : « Il s’agit d’une sorte de premier ministre. »

 

Jean YOYOTTE : « Oui, mais au sens gaullien du terme. Nous entrevoyons d'après certains documents la présence auprès du roi du fameux architecte et créateur de colosses, lequel administrativement n'était qu'un préposé aux recrues militaires ! Cela ne l'empêchait pas de participer comme tel à l'organisation du BTP... Nous discernons ainsi quelques personnalités qui, sans avoir un titre administratif très élevé, avaient visiblement un rôle non négligeable. Quant aux prêtres, il est très difficile de s'avancer, car en fait tout le monde pouvait être amené à officier à la condition d'avoir la culture nécessaire. Bien sûr, dans la pratique, tout cela a fait l'objet d'une spécialisation. Il ne s'agissait pas d'un ordre, ni d'un clergé. Il est vrai qu'un roman, qui a eu une destinée particulière, s'est fondé sur l'idée d'une opposition entre un clergé et le pouvoir royal. C'est le roman de Boleslaw Prus écrit dans les années 1880 et repris dans le magnifique Film de Jerzy Kawalerowicz « Pharaon». » »

 

LEXNEWS : « c'est un film très atypique ! »

 

Jean YOYOTTE : « Oui ! On ne peut que le recommander. Le professeur Michalowski, homme d'une très grande culture, a conseillé le réalisateur. C'est d'ailleurs grâce à ce film, que j'ai pu entretenir des relations avec les égyptologues polonais. L'hypothèse de la prêtrise venant concurrencer le pouvoir de pharaon est évidemment emblématique si vous considérez l'époque à laquelle ce film a été fait en Pologne... Mais dans les sources dont nous disposons, nous n'avons pas un corps sacerdotal distinct du corps social. »

 

LEXNEWS : « Cela ne sera-t-il pas le cas un peu plus tard à l'époque de l'Égypte ptolémaïque ? »

 

Jean YOYOTTE : « Au moment de l'époque romaine ce sera en effet le cas. En revanche, nullement concernant l'Égypte ptolémaïque, ce qui est même étonnant. Au IIe siècle, les lettrés issus de l'intérieur du pays coiffent d’ailleurs l'administration alexandrine. Philippe Collombert a même déniché une inscription formidable d'un personnage qui porte un nom grec en inscriptions hiéroglyphiques ! Il y a un réel progrès dans la recherche qui nous a permis d'établir des vérités démontrables pour l'Égypte du Ier millénaire avant Jésus-Christ et pour l'Égypte romaine. »

 

LEXNEWS : « Pouvez vous nous parler de vos sentiments entre le travail sur le terrain que vous avez longtemps pratiqué (entre autre sur le site de Tanis) et le travail de recherches sur les différentes sources récoltées et avez-vous des préférences pour l'une ou l'autre forme ? »

 

Jean YOYOTTE : « Je n'ai pas de préférence ! Il est nécessaire de constituer des dossiers bilan. Vous allez prospecter dans une région pour voir les sites. Vous prenez un chantier de fouilles. Il faut réunir tout ce que l'on en sait d'une part dans les textes anciens, égyptiens, grecques ou autres, et d'autre part, tout ce que l'on sait sur la réalité du terrain. Une fois ce dossier constitué, nous pouvons commencer à travailler. Je crois réellement que philologie et archéologie ne peuvent s‘opposer. Cette sorte de schisme a en effet existé par le passé et existe encore chez les hellénistes. Ce sont les cas des archéologues qui ne lisent pas les textes et à l'inverse des philologues qui ne mettent pas les pieds sur le terrain. Certes, la pratique prend du temps. Il est évident que la meilleure formule est un travail main dans la main. J'ai dit cela à propos des prospections et des sondages effectués par Franck Goddio. Cette division était très marquée dans l'avant-guerre et dans l'immédiat après-guerre. En Grande-Bretagne, c'était une situation très classique. Vous avez eu ce fameux archéologue anglais,  Petrie qui n'était pas un érudit des textes mais qui a véritablement renouvelé l'archéologie de terrain en Égypte et en Palestine. En face, vous aviez sir Alan Gardiner, héritier d'une puissante famille d'industriels et qui s'est consacré exclusivement à l'égyptologie ; Il a créé des bibliothèques, des postes ; il a formé des égyptologues en les prenant comme assistant ; Il a contribué au renouvellement de la philologie égyptienne en travaillant avec les Allemands et notamment l'Ecole de Berlin. C'est un cas tout à fait remarquable. Or, Petrie ne pouvait pas le supporter ! Il est arrivé une période assez singulière, qui se situe au lendemain de la seconde guerre mondiale, à savoir que Petrie n'avait pas de successeur. Toutes les institutions d'enseignement d'égyptologie en Grande-Bretagne étaient entre les mains de philologues. Seules deux personnes, qui n'avaient au départ qu'une formation de philologue, ont du se faire archéologues et aller sur le terrain ! Il s'agissait de Harrys Smith en Grande-Bretagne et de moi-même en France. J'ai recruté parmi mes auditeurs Philippe Brisseaud qui avait reçu une formation d'archéologue en France avec Pezès, lui-même ayant acquis une solide formation auprès des Polonais. En effet, les Polonais n'avaient pas de grands monuments dans leur histoire. Cela leur a donné très tôt le goût d'une fouille très minutieuse ! Il y a eu un renouvellement général de l'archéologie dans le monde entier dont l'égyptologie a profité et dont les initiateurs n'étaient paradoxalement pas des archéologues qu'il s'agisse de Smith ou de moi-même. »

 

 

 

LEXNEWS : « Des fouilles récentes menées par Franck Goddio semblent apporter des informations très précieuses sur la topographie du delta du Nil et sur les emplacements de certains sites antiques majeurs, pouvez vous nous en dire plus sur ce personnage parfois contesté ? »

 

Jean YOYOTTE : « On ne peut pas parler de l'entreprise de Franck Goddio sans parler des critiques qui lui sont faites. Ces critiques, à mon avis, sont fondées. Il travaille trop vite, ce qui peut avoir des conséquences sur la précision et l'exactitude de ses opérations de fouilles in situ. En revanche, c'est un remarquable entrepreneur. Prenant conseil auprès des ingénieurs du CEA de Marseille, il a mis au point des procédés lui permettant de faire de la prospection topographique des zones submergées. L'utilisation de l'électricité et de l'électromagnétisme est courante pour faire de la prospection des sites archéologiques, mais si vous envoyez un courant électrique dans l'eau salée elle ne réagit pas du tout comme elle réagit à l'air libre ! Le mérite de Franck Goddio est d'avoir résolu ces problèmes. Savoir s’il est lui-même géophysicien importe peu ! »

 

LEXNEWS : « Peut-on lui attribuer la découverte de ces sites ? »

 

Jean YOYOTTE : « C'est évident ! Il a d'abord travaillé sur Alexandrie. Grâce à ses procédés, il a pu établir un plan des parties immergées du port oriental d'Alexandrie. Il a pu déterminer l'emplacement exact où se trouvait le phare. Je dois préciser que le fameux phare se trouve à environ 500 mètres à l'est de l'endroit où Jean-Yves Empereur, à la suite de l'expédition d'Égypte de Bonaparte, prétendait le situer. Il a d'ailleurs, grâce à ses repérages, confirmé que ces amas de pierres où Jean-Yves Empereur situait l'ancien phare n'étaient que des récifs artificiels établis à l'époque de Saladin pour endiguer les effets de la mer, constatations que corroborent  d’ailleurs des textes arabes. Après ces repérages, Goddio s'est transporté dans la baie d'Aboukir. Cette zone avait déjà été fouillée par le passé, mais il s'agit d'un espace de 10 km sur 10 km environ. On connaissait jusqu'alors le nom des localités les unes après les autres à partir de la porte d'Alexandrie. On passait par Taposiris, puis Canope et à l'Est, Herakleion. Comme on avait repéré tout de même le débouché de la branche occidentale du Nil que les Romains appelaient branche d'Héraclès, on savait approximativement où se trouvaient Herakleion mais avec une marge de 5 km environ ! Grâce à ses procédés de télédétection, il a pu déterminer un grand nombre d’informations : le temple central du IVe siècle à Herakleion, ainsi que la découverte de tous ces objets, dont trois colosses et de magnifiques statues de l'exposition du Grand Palais. »

 

LEXNEWS : « L’idée de mystères est souvent entretenue à l’encontre de l’Egypte antique (constructions symboliques, rites, malédictions) d’où cela vient-il en comparaison de la Grèce ou de la Rome antique et quel regard portez vous sur cela ? »

 

Jean YOYOTTE : « Sur le cartel qui commente la grande stèle hiéroglyphique contenant le décret fiscal de Nectanébo et détermine les prélèvements qui devaient être faits à Herakleion sur les importations et les exportations des Grecs, il est question des prêtres qui déchiffraient les mystères de ces inscriptions. Or, il s'agissait d'un affichage à l'image d'un décret actuel ! C'était la langue et l'écriture qui servaient à l'affichage officiel. C'est tout ! Les représentations que les lettrés égyptiens, les prêtres autrement dit, se faisaient de leur institution formaient ainsi des croyances c'est-à-dire une théologie. Les pratiques qui en découlaient pour l'entretien des dieux et la sécurité de l'État relevaient alors d'une démarche magique. Les temples étaient comparables à une usine où l'on faisait le nécessaire pour maintenir l'énergie et l'harmonie du monde. Ce n'était pas un édifice à laisser entre toutes les mains. Il y avait donc un secret d'État. C'est à partir de tout cela qu'a été entretenue cette idée de mystères. Les mystères de la religion égyptienne ainsi que les mystères des pharaons relèvent du secret d'État, un point c'est tout ! Il s'est alors produit une confrontation entre cette philosophie et la philosophie analytique des Grecs. Pour les Égyptiens, il y avait une sorte de consubstantialité entre leur langue, leur écriture et la réalité. Alors que selon eux, les Grecs faisaient des discours fondés, non pas sur la connaissance intime des réalités du monde, mais sur le mécanisme de la raison, c'était de la rhétorique. Cette opposition a été ressentie comme pertinente par Plotin et les néoplatoniciens. Il s'est donc formé en marge une école, comparable aux philosophes de bistrots aujourd'hui au niveau de l'information, qui a donné l'hermétisme où les Égyptiens étaient dépositaires d'une révélation profonde des réalités du monde prolongée par une sorte de pouvoir d'action qui leur avait été communiqué par le dieu dépositaire de cette connaissance du monde, Thot. Ce Dieu là sera identifié au dieu grec Hermès, d'où le nom de Hermès donné à Thot par les Grecs et la constitution de ce corpus de textes que l'on appelle hermétisme et qui nous a été transmis par les Byzantins, repris par la Renaissance et qui sont à l'origine de cette croyance des mystères de l'Égypte, mystères à caractère mystique et non plus secret d'État. »

 

LEXNEWS : « Nous sommes alors sur un tout autre plan ! »

 

Jean YOYOTTE : « Complètement ! Cela ouvre la voie aux voyantes extralucides, aux astrologues et à l'Égypte à toutes les sauces... Sans parler de la pyramide de Kheops qui contient toutes les prédictions ! Pour moi tout cela est un radotage récurrent et certaines personnes comme Christian Jacq l’exploite alors même qu'il est d'un rationalisme historisant. Mais, il a beaucoup d'imagination et il cherche les effets... Il sort d'ailleurs lui-même d'un milieu d’ésotéristes. À l'heure actuelle, la popularité de l'Égypte est en recul depuis deux ans. Peut-être que Franck Goddio va-t-il la relancer mais c'est quelque chose qui m'a frappé. J'ai pu constater que les différentes provinces de France et ailleurs en Europe ont tendance à se tourner vers leur propre passé. Il y a de plus en plus de fêtes, de cérémonies où les gens se mettent des armures et font des reconstitutions d’évènements. »

LEXNEWS : «Jean Yoyotte merci pour cette interview passionnante qui donnera, à n'en point douter, envie à nos lecteurs de découvrir ce domaine extraordinaire qui est le votre !"

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Pour aller plus loin

EN plus des ouvrages de Jean Yoyotte dont les photos sont insérées dans l'interview, LEXNEWS recommande les titres suivants :

« Le royaume des Pharaons » de Zahi Hawass, Collection Référence Histoire, 255 x 355 mm, 432 p., 510 photos, GEO Editions, 2006.

 

"L'univers des Formes : Le temps des pyramides" Gallimard, 2006.

 

 

"Le Mastaba d'Akhethetep" sous la direction de Christiane Ziegler, Editions Musée du Louvre - Peeters, 2007.

 

Et pour finir, un petit mot adressé par Jean YOYOTTE à nos lecteurs...

 

 

 

 

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