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Édition Semaine n° 17 / Avril 2024

Hommage Guy Goffette

(1947-2024)

Catherine Hélie © Éditions Gallimard

Guy Goffette est un trouvère des temps modernes, jonglant avec les mots avec toute la magie de la poésie. Accords subtils, jubilation des images du quotidien comme tremplin vers d’autres horizons, c’est dans le mouvement, intérieur et extérieur, que sa poésie se construit pour mieux se déplacer en d’autres lieux. Guy Goffette nourrit l’art d’une poésie communicative qui à sa seule écoute ou lecture donne naissance à des réseaux insondables auxquels succèdent sans limite de nouveaux tableaux. Art subtil du mot, mais surtout poésie polyphonique dont chaque voix trouve un écho en notre for intérieur. C’est une des nombreuses qualités d’un des plus grands poètes contemporains que notre revue a eu l’immense plaisir de rencontrer ! (interview Paris, 04 août 2019).

 

 

 

 

a Lorraine belge, votre pays natal, semble avoir une influence durable sur votre poésie…


 

Guy Goffette : "Plus que la Lorraine belge, la campagne. Plus que la campagne, l’enfance. Ou, pour le dire autrement, mon enfance un milieu des prés et des bois dans cette partie de la Lorraine française jetée en 1848 dans les bras de la jeune Belgique. Une enfance singulière, frontalière, buissonnière. Ayant passé dans cette région plus de la moitié de ma vie, on comprendra que je lui reste attachée".

Vous êtes souvent sur le fil des frontières, en équilibre, toujours en mouvement, vous n’aimez pas être enfermé !


Guy Goffette : "J’ai toujours vécu dehors. Je ne m’enferme que pour écrire".

Sans être un poète naturaliste pour autant, les éléments de la nature et les lieux trouvent une place privilégiée dans votre poésie telle la colline, le paysage… qui touche le lecteur par les nombreuses images qu’ils font naître.


Guy Goffette : "La Nature a été mon premier livre de lecture, un livre immense et inépuisable, sensible, sonore et superbement coloré. À la maison, il n’y avait pas de livre, mais au-dehors quelle bibliothèque, toujours ouverte pour celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. C’est là que ma poésie a trouvé ses couleurs et ses rythmes".

 

 

 


Votre poésie se rapproche également de la musique (très perceptible d’ailleurs lorsque vous lisez vos propres poèmes en public) et semble nourrie des couleurs de la peinture, comment percevez-vous ces deux arts ?


Guy Goffette : "Comme essentiels l’un et l’autre pour moi. Le goût des couleurs, c’est le monde autour de moi qui me l’a donné, toute cette beauté champêtre variant selon les saisons. Il faut croire que j’étais doué pour la recevoir, la ressentir et l’exprimer par le dessin et, plus tard, par la poésie. Pour ce qui est de la musique, les chansons de l’école et de la rue, les airs de mon père, les berceuses de ma mère et la musique de la radio m’ont tourné progressivement vers ce qu’on appelle aujourd’hui la world music et en particulier le fado, le blues et tout un corpus de chants populaires à dominante mélancolique. C’est la même dominante que j’ai cherchée dans la musique dite classique. Je précise que pour moi Il n’y a pas de petite musique, comme je l’ai écrit quelque part sous ce titre".

Jacques Borel dans une préface à l’un de vos recueils (Éloge pour une cuisine de province) parle d’une poétique de la simplicité, comment comprendre cette image chère également à Claudel ? Vous ne semblez guère goûter la sophistication pour la sophistication, n’est-ce pas ?


Guy Goffette : "C’est vrai, je n’aime pas ce qui est sophistiqué. J’emploie les mots de tous les jours, comme dit Claudel, ceux que tout le monde emploie et comprend. Les mots simples, c’est-à-dire naturels, plutôt que familiers, qui me chantent et m’enchantent par leur sonorité et leur couleur. Ma poétique s’apparente donc d’une certaine manière à la composition d’un bouquet de simples".

 

Vos illustres prédécesseurs ont également une part importante dans votre poésie, vous n’hésitez pas à leur rendre hommage tel Verlaine, Auden, Claudel, Jammes…


Guy Goffette : "On subit naturellement, à des degrés divers, l’influence des poètes qu’on a beaucoup fréquentés et admirés. Et je n’ai jamais manqué de leur rendre hommage par ce que j’appelle des « dilectures », néologisme formé sur dilection et prédilection".
 

 

 

Vous avez également consacré votre écriture à des romans tels « Un été autour du cou » et « Géronimo a mal au dos » où votre biographie s’immisce. Comment situez-vous cette forme d’écriture comparée à votre poésie ? Avez-vous l’impression d’être une tout autre personne en prenant cette plume de romancier ou de poète ou au contraire se rejoignent-elles ?


Guy Goffette : "La conception que j’ai de la poésie rejoint celle de Henri Michaux qui disait que le seul fait de se mettre à table pour écrire un poème suffit à le tuer. J’attends donc que les « muses », si je puis encore utiliser ce terme, me visitent ; que la poésie m’attrape par la langue, comme on attrape un ami par le cou; bref, que le premier vers me saute à l’esprit, qu’il me soit donné. L’attente peut durer longtemps, créer ce que j’appelle un désert poétique. C’est lui que je comble en écrivant des textes en prose, romans ou biographie du genre Verlaine d’ardoise et de pluie. La langue n’y est pas traitée de la même façon que dans le poème. Pour distinguer l’écriture poétique de l’écriture romanesque, je dirai que la poésie m’écrit, me traverse, me surprend tandis que c’est moi qui écris, compose, traverse le roman. En dire plus nous entraînerait trop loin".
 

 

Vous vous présentez souvent comme un poète vitaliste, peu enclin au passé et encore moins aux supputations sur l’avenir, mais la gravité peut poindre dans certains de vos vers ou de vos romans. Quel rapport entretenez-vous avec le tragique et votre part d’ombre ? La poésie peut-elle être un remède sur ce qui voile la vie ?


Guy Goffette : "C’est notre existence qui est tragique : nous naissons pour mourir. En être conscient est source de souffrance. D’où notre part d’ombre. Être vitaliste signifie pour moi aimer la vie, la respecter du début à la fin, à la fin de l’existence, je veux dire. Car la vie pour moi n’a pas de fin, elle est le souffle qui permet à l’homme d’exister. Quand le souffle se retire, le vivant meurt, mais la vie continue, nourrie de tout ce que l’homme lui a donné. C’est ce que je crois.
Que la poésie aide à vivre, qu’elle puisse consoler et réjouir le cœur et l’âme, comme la musique et tous les arts, c’est certain. C’est dans ce sens-là, à mon avis, qu’on peut dire qu’elle est un remède".

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

Tous droits réservés

 

Interview Emmanuel Godo

31/05/23

 

 

 

Poète et essayiste de talent, Emmanuel Godo nous invite à aller à contre-courant de notre société du simulacre en redécouvrant la beauté de l'aujourd'hui, une espérance du quotidien qui élève notre regard vers les réalités d'en haut... Rencontre avec le poète à l'occasion de la parution de son dernier recueil "les Egarées de Noël" aux éditions Gallimard.

 

Comment avez-vous découvert la poésie ?


Emmanuel Godo : "La poésie est venue me chercher durant les nuits de mon enfance. Des vers apparaissaient, qui me bouleversaient. L’entrée de la poésie dans ma vie se fait sur ce mode étrange – nocturne et visuel. Je vois des mots, des paroles, qui me font, tout en dormant, connaître une joie inimaginable. Un monde se révèle, dont le lendemain matin, revenu à l’état de veille, j’essaie, maladroitement, de consigner dans des carnets, les fragments entraperçus qui, sitôt écrits, deviennent décevants, comme si le charme de la nuit était irrémédiablement perdu. J’ai une douzaine d’années. C’est ma première expérience d’écriture, entre enchantement et sentiment d’impossibilité. Élection vague et ratage chronique.
Après mes essais, brouillons, de l’adolescence, la poésie ne déserte pas ma vie : elle l’irrigue, mais à la façon d’une rivière souterraine. J’écris des textes qui se retrouvent dans ce que j’ai appelé, dans Je n’ai jamais voyagé (Gallimard, 2018), le « Sac à poèmes », un sac de cuir où ils s’amassent. Ma poésie est alors protégée par une forme de paresse – elle n’était sans doute pas prête à affronter le jour. Pour des raisons qui ne relèvent pas seulement de l’intime ou du personnel, mais d’une blessure qui est celle de mon siècle, ma parole a dû puiser des forces dans le silence et l’inaccompli. Il a fallu qu’elle cultive ses devoirs et ses pauvretés, qu’elle s’arme et se désarme, pour pouvoir jaillir avec l’exigence nécessaire en 2018.
Nous sommes abreuvés par la mauvaise langue, défigurés par les choix déshumanisants de la collectivité : pour répondre à la guerre que l’homme fait à l’homme, il faut que le poème s’affirme dans toute sa puissance. La question du temps devient secondaire, comme celle de la publication. J’aurais pu être un écrivain posthume. Je le suis, à bien des égards. Le poète vient nécessairement à contretemps dans un monde qui ne croit pas à la poésie : qui, même lorsqu’il feint de la célébrer, la méprise au plus haut point, comme il fait la chasse à toute véritable intériorité. Nous vivons dans un monde massifié qui a fait le vœu d’asservir les esprits, en les vidant de leur substance.
Le poème, avec la prière, le silence intérieur, l’amour du beau, constitue une des dernières aventures authentiquement humaines. On est alors très au-delà de « l’envie » : c’est une nécessité vitale. Pas seulement au plan individuel mais comme responsabilité vis-à-vis de soi et de ses semblables : la vie n’est pas ce simulacre qu’on en fait, cette fête triste qui ne nous demanderait de fonctionner qu’à bas régime. La poésie est comme une insurrection qui sollicite les parties les plus nobles de notre être. Celles qui nous permettent, littéralement, d’accomplir notre destinée d’homme.
La poésie nous ramène à la nécessité de faire croître nos vies en les exposant à la vertu d’un haut langage".


Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le titre retenu de votre dernier recueil « Les Egarées de Noël » et ces étoiles dorées qui leur sont associées ?


Emmanuel Godo : " Le titre du recueil fait entendre une contradiction où se croisent les deux lignes de notre destin contemporain : un égarement, une désorientation qui peut nous conduire, collectivement, à un anéantissement déjà largement engagé ; une fidélité, une mémoire, le vestige d’une célébration de la splendeur de l’être, d’un possible salut. Le poème « À quel feu allumeras-tu tes mots ce matin ? » raconte que les « égarées de Noël » sont les étoiles dont on décore la table de la fête. On en retrouve tout au long de l’année, sous les meubles, au détour d’un ménage. Elles deviennent l’emblème de notre condition. Nous sommes perdus, pris dans une machinerie mortifère, mais nous sommes aussi comme ces assoiffés qui meurent de soif auprès de la fontaine. Car les livres qui brisent la glace en nous, selon le mot de Kafka, existent, comme les fragments, épars, du Royaume. Il suffit de peu de choses pour que nous puissions retrouver le bon rythme, l’accord, la décence, le visage fraternel.
Le recueil est dédié aux « ouvriers de l’espérance » car les poètes sont, avec les hommes de foi, les philosophes, les artisans de longue haleine, les derniers veilleurs qui nous restent. Ils sont loin du théâtre obscène, de l’égout à ciel ouvert de l’information en continu, le flux d’images, de discours où il est impossible d’enraciner un acte et une parole véritables.
Chacun des poèmes est, à sa manière, comme une égarée de Noël : il vient dans la nuit où nous sommes scintiller un instant pour nous rappeler que le bon feu existe. Il ne tait rien de notre misère – sinon il serait une faute, il voilerait notre malheur, il s’inventerait un pouvoir qu’il n’a pas. Comme ces enthousiastes patentés qui viennent proclamer la bouche en fleur que la beauté ou la poésie sauveront le monde, comme si le mal dont nous souffrons après le cataclysme du XXe siècle était soluble à coup de chansonnettes et de placebos. L’encre de la poésie contemporaine est d’un noir de basalte absolu : c’est à cette condition que son chant peut s’élever au-dessus des ruines que nous avons trop vite recouvertes des couleurs de la fête.
Le poème est l’anti-divertissement par excellence : il nous reconduit à l’endroit où nous sommes les plus blessés – donc potentiellement les plus vivants. Ce que le roman ne sait plus faire, sauf exception. Le poème nous ramène là où nous avons tout à reconstruire – et d’abord nous-mêmes. Ne surtout pas être « comme tous ces hommes / Qui n’ont jamais su / Demander à un poème / Leur chemin » (« Tu passes tes nuits à penser »).


Votre recueil s’inscrit résolument dans notre quotidien et, en contrepoint, l’idée surgit d’un ailleurs d’où rayonne la transcendance.


Emmanuel Godo : " Le quai de la gare, la rue, le métro, la ville sont les lieux où, pour l’essentiel, je vis. La poésie est d’abord un ici. Un ancrage dans la contingence du tableau, parisien ou autre. C’est là que les grandes questions viennent nous fouailler, nous saisir dans l’indépassable de notre lieu. Nous sommes assignés à ces espaces-là. Et la poésie a à rendre compte de cette vérité. Elle ne vient pas faire miroiter des ailleurs. Elle nous prend où nous sommes, dans ce que j’appelle, dans le poème liminaire du recueil, la « maison dévastée-merveilleuse ». J’entends l’épithète comme un seul adjectif, qualifiant exactement où nous sommes, dans la tension entre les postulations contraires : nous habitons l’intenable, le déchiré.

Le poème obéit, chez moi, à une dramaturgie qui prend en écharpe ces deux aspects contradictoires de l’existence dans l’aujourd’hui blessé : d’une part, la désolation, la claire conscience de vivre dans le toc, le low-cost, le simulacre inepte ; de l’autre, la possibilité de l’épiphanie, le rappel des oiseaux, le déplacement du regard qui nous reconduit vers une terre habitable à nos pensées les plus hautes.
La poésie n’a rien à gagner à promettre plus qu’elle ne peut tenir : elle part toujours d’où nous sommes. Et tente une percée : nous ne sommes pas ces servitudes épuisées, il reste, en nous, de quoi refaire un monde hospitalier et juste. La promesse, c’est nous. Le poème travaille à nous raccorder à cette conscience oubliée. Lui aussi nous rabaisse quand nos orgueils inconsidérés nous élèvent de façon mensongère et nous relève quand le Barnum social nous étrique et nous rançonne.
« Nos vies sont des poèmes et nous le voyons pas » : ce vers qui ouvre l’un des poèmes de la dernière section pourrait servir d’aiguillon – comme une poétique portative – à ma poésie".

 

Vous partagez avec Claudel une pensée en lutte tout autant qu’une insatiable espérance.


Emmanuel Godo : " Oui, j’aime quand Claudel nous dit que Dieu est l’hôte qui ne nous laisse pas en repos. Vous avez raison, Claudel est l’un des plus grands lutteurs de notre littérature. Il a joué un rôle considérable dans ma vie, d’homme et de poète. Il y a un aspect extraordinairement libérateur chez Claudel. Lorsqu’il rappelle que les mots du poète sont ceux de tous les jours, mais entendus autrement. Ou lorsqu’il traduit la formule latine : quantum potes, tantum aude, par « vite fait, mal fait ». N’empêche pas la musique de passer par toi. N’aie pas peur de la mort, ce n’est pas un gouffre vide, mais un grand ciel étoilé, une prairie. Claudel c’est l’homme qui tord le cou aux chimères qui nous cadenassent, il nous propose d’envoyer une brique sur les bulles de savon que produit notre esprit pour mieux végéter paresseusement dans le néant ou dans ses antichambres. J’aime cela car, oui, il y a un confort du désespoir, une facilité du désenchantement : on peut être un rentier de la perte, un fonctionnaire du négatif. Rien de plus contraire à la promesse que d’écouter les voix, en nous et hors de nous, qui nous répètent à l’envi : « C’est trop tard, il n’y a plus rien à tenter ». Dans le désert ou dans le chaos de l’Histoire, il y a ces esprits qui se dressent, comme Dante, Péguy ou Claudel, pour nous rappeler que le chemin existe et qu’il se nomme espérance.

 


Notre présent est si mal en point que nous ne pouvons négliger aucune voix pour reconstituer une parole digne de ce nom. Je rends hommage, dans Les Égarées de Noël, à Yves Bonnefoy, qui a beaucoup compté dans mon acheminement à la poésie. Les gardiens vétilleux des chapelles aiment ériger des frontières infranchissables là où l’écriture obéit à un principe de perméabilité, qui est sa liberté suprême. On rappelle souvent que Bonnefoy situe la poésie, résolument, « après les dieux ». Ce qui semble renvoyer le poète chrétien à une sorte d’archaïsme. Or ma poésie a besoin de Bonnefoy pour penser le poignant de la présence, de la vie exposée à la mort : le Verbe fait chair n’est pas une assurance tous risques, c’est même exactement le contraire !
L’espérance n’est pas un baume qu’on glisse sur la morsure du vivre. Elle est l’horizon qui aimante la vie et la destine. Dans son mouvement propre, tout poème est aiguillonné par le principe espérance. Écrire, c’est toujours espérer. Même l’écrivain le plus refermé sur sa négation, à partir du moment où il écrit, il ouvre, il tente et, même à son corps défendant, il espère".


Comment percevez-vous personnellement cette voix d’espérance et comment l’appréhender en notre époque souvent si sombre ? Trouve-t-elle sa parfaite illustration dans « Prière », poème que vous adressez au terme de votre recueil ?


Emmanuel Godo : " La prière que vous mentionnez est un sonnet qui clôt la dernière section du recueil : « On appellera cela la maison ». Elle est placée sous le signe de Bach, avec une épigraphe extraite de la Passion selon saint Jean. Mes deux premiers recueils se terminaient eux aussi par une prière : « Supplique pour mourir dans un merci » (Je n’ai jamais voyagé) et « Mon pauvre Dieu je te fais vivre / Dans un bien pauvre cœur / Qui ne sait plus mendier ta parole » (Puisque la vie est rouge, Gallimard, 2020).
Dans Les Égarées de Noël, j’ai choisi de ne pas clore le recueil par une prière. Le dernier poème est un moment suspendu – comme une coda en forme de prélude :


« Le jardin ne dort pas
Les fleurs regardent la nuit
Les oiseaux ronronnent
Sur le toit de la maison
Le silence tend son arc
J’écoute le poème
S’écrire doucement
À qui appartient-il ? »


Nous ne sommes pas « loin » de la prière, une nouvelle fois, mais il n’y a pas toujours besoin de nommer le destinataire ultime de ce que nous écrivons. La page blanche, seul le poète peut en éprouver pleinement le tragique. Il n’a le support d’aucun personnage, d’aucun récit, d’aucune action, d’aucun propos. Il est dans le nu de la vie. Avec tout à réinventer. C’est le premier homme qui regarde le ciel et découvre, en lui, un reflet de l’infini, comme une plaie, heureuse-malheureuse, au sein de sa finitude.
Pour répondre plus directement à votre question, l’époque où nous vivons nous fait la guerre en nous expropriant de nos terres intérieures. Elle le fait par tous les moyens dont elle dispose : d’un côté un grand discours catastrophiste (qui revient à dire : vous n’êtes plus le nom d’une aventure spirituelle hors du commun mais un problème à résoudre), de l’autre un grand discours infantilisant (qui revient à dire : amusez-vous, arrêtez de vous faire du tort, gorgez-vous de virtualité, ne vivez surtout pas pour de bon, le jeu de toute façon n’en vaut plus la chandelle). Deux manières de nous divertir, au sens pascalien, de nous excentrer, de nous priver de notre point de gravité, c’est-à-dire de la conscience que nous sommes quelque chose d’invendable et de proprement inguérissable – des âmes.
Il nous faut beaucoup lutter, nous donner à nous-mêmes de grandes disciplines, et un aliment de haute exigence, pour garder une chance de ne pas passer à côté de notre vie dans l’esprit. La poésie, quand elle se préserve des défigurations qui la rongent, est là pour nous y aider".

 

propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter
© Interview exclusive Lexnews
Tous droits réservés
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Hommage Philippe Sollers (1936-2023)

Interview Philippe Sollers

Lettres à Dominique Rolin 1958-1980

Paris – Gallimard, 04 décembre 2017.

© F. Mantovani

Philippe Sollers épistolier, c'est avant tout un cœur, une âme au diapason de la beauté du monde, et une femme, Dominique Rolin, avec laquelle il communie aux valeurs qui les réunissent. Philippe Sollers, c'est bien entendu une plume qui déjà appréhende le monde avec l'habileté d'un escrimeur, la souplesse du bambou et la fluidité d'une encre... de Chine. Les paysages, les "situations" défilent sous nos yeux au rythme d'une actualité filtrée par ces deux voix qui crient parfois dans le désert de leurs contemporains. Rencontre à l'occasion de la publication des Lettres à Dominique Rolin avec l'écrivain dans son petit bureau des éditions Gallimard !

 


os lettres à Dominique Rolin s’inscrivent dans l’art de correspondre, un art qui suppose une harmonie – en l’occurrence amoureuse - et un média, la lettre. Comment vous est venue cette attraction pour le genre épistolaire ?


Philippe Sollers : « Il faut situer les choses de façon précise. Quand je rencontre Dominique Rolin, nous avons immédiatement une relation amoureuse qui se traduit par un grand nombre de conversations. Aussi, lorsque nous sommes séparés, la lettre surgit, bien plus que le téléphone auquel nous aurons recours également très souvent. C’est un acte nécessaire, acte qui ne correspond pas à une correspondance suivie par laquelle on se donnerait des nouvelles, mais renvoie à ce que chacun fait de son côté fondamentalement, à savoir le livre qui est en cours tant pour elle que pour moi. C’est la singularité, je crois, de cette correspondance dans laquelle les épistoliers ne se répondent pas, mais traitent de ce qui est en train de les préoccuper le plus. Pour correspondre, c’est très facile, on peut parler, on peut se téléphoner, etc. Là, c’est autre chose. Il faut prévenir tout de suite qu’il s’agit là d’une correspondance de deux écrivains qui sont tout à fait impliqués dans leur art, non seulement de vivre, mais également d’écrire. C’est très visible parce que vous n’avez pas de lettres de Venise puisque nous y sommes ensemble, printemps et automne, pendant quarante ans. En revanche, vous avez des lettres de l’été lorsque je suis à l’île de Ré, ou de Dominique lorsqu’elle se trouve en vacances chez Florence Gould à Juan-les-Pins. Il est curieux de lire une correspondance qui n’est pas faite pour répondre à l’autre sur des sujets divers, encore que l’actualité rentre à flots dans mes lettres parce que Dominique me sollicite sur le changement de régime en 1958, sur la guerre d’Algérie, puis la Chine, etc. Vous avez là un document, je crois, tout à fait exceptionnel sur la façon dont on peut s’écrire sans avoir une conversation, mais une preuve de fond sur ce que l’on est en train de faire et de vivre. J’entends dire souvent : « Pourquoi ne pas avoir mis les lettres de Dominique Rolin dans le même volume ? », telle la correspondance entre Camus et Maria Casarès. Je trouve que c’est un gros livre tout à fait étouffant dans lequel on ne voit pas se dégager la personnalité des sujets. Il m’a semblé plus intéressant de publier nos lettres séparément, car elles ont été écrites avec la quasi-certitude qu’elles seraient lues de manière intense, particulièrement intense par la personne qui va recevoir le courrier. J’ai à cette époque vingt-deux ans, elle, quarante-cinq, même si elle en paraît dix de moins.

 

 

Si vous prenez cette photo où Dominique est un peu plus jeune que lorsque je l’ai rencontrée, vous constaterez que cette image parle beaucoup dans la mesure où vous voyez apparaître quelqu’un d’absolument réfractaire et sauvage avec un côté gitane. Il faut bien comprendre que Dominique Rolin est d’origine polonaise juive, et qu’un long parcours l’amènera vers la Hollande, puis la Belgique ; c’est d’ailleurs l’Académie royale de Belgique qui a acheté cette correspondance ».


Il apparaît manifeste à la lecture de vos échanges avec Dominique Rolin que non seulement une complicité vous unit sur bien des domaines, mais qu’en plus un plan – « axiome » dites-vous - vous engage plus encore.


Philippe Sollers : « Ce mot est en effet important car axiome revient à organiser la vie, sentimentale, physique et métaphysique selon des lois mathématiques auxquelles on ne peut pas se soustraire quels que soient les aléas et les circonstances de l’existence, et il y en a eu beaucoup. L’action ! »


C’est ce qui a guidé très tôt vos échanges…


Philippe Sollers : « Absolument, c’est très important parce que c’est à chaque fois le fait d’aller vers un but qui est tout simplement une œuvre, pour elle, et pour moi. »


Vos lettres naissent souvent de l’absence de l’un de vous deux. Cet éloignement était-il réduit par votre correspondance ?


Philippe Sollers : « Rapprochement par l’éloignement ! Les lettres sont beaucoup plus intenses et beaucoup plus fiévreuses que les conversations ou les rencontres quasi quotidiennes. Que faisions-nous lorsque nous nous rencontrions ou dînions ensemble rue de Verneuil ou « Le Veineux » comme nous nommions ce lieu ? Avant tout, un très grand silence. La preuve même d’avoir atteint quelque chose résidait dans le fait que nous écoutions systématiquement de la musique ensemble. Si vous voulez savoir si vous vous entendez avec quelqu’un, il suffit de mettre de la musique et de voir si l’écoute est systématiquement parallèle ! J’espère aussi que l’on pourra reproduire certains des dessins de Dominique dans son volume de correspondance car elle était une merveilleuse dessinatrice. Elle voyait la peinture avec une acuité particulière, ce que je ne manquais pas de remarquer lorsqu’elle m’envoyait des cartes postales reproduisant des œuvres d’art qu’elle me commentait. Elle voit mieux que moi et j’entends mieux qu’elle. Ensemble, c’est la peinture et la musique avec la littérature en commun de toutes les façons possibles. Je crois lui avoir fait découvrir tout le continent musical, et chaque fois que nous étions en face de tableaux, c’est elle qui voyait le plus précisément possible. Je me souviens par exemple d’une grande rétrospective Poussin que nous avons vue ensemble et j’étais complètement ébloui par ce qu’elle voyait ! Mais j’entendais un peu plus qu’elle ! (rires…)


Les lieux ont, semble-t-il, toute leur importance dans cette correspondance…


Philippe Sollers : « Il y a une expression que j’aime beaucoup qui s’appelle le génie du lieu, et il y a dans l’île de Ré, un lieu tout à fait exceptionnel que je dois à un ancêtre navigateur qui a voulu se poser là parce qu’il laissait son bateau pour la pêche et pour le tir au canard devant les marais salants…

Les marais, premier livre de Dominique qu’elle m’envoie, et pour lequel, je lui réponds être un peu embêté de l’admirer, nous sommes fin décembre 58 et février de l’année suivante, je lui écris : « Dominique chérie ! » (rires)… Le type est en effet passé à l’action assez vite, j’ai vingt-deux ans, je sais un peu écrire avec une reconnaissance de Mauriac, Aragon, etc. L’autre livre de Dominique s’appelle Artémis, cette déesse grecque que les Latins ont transformée en Diane, une déesse extrêmement redoutable et très rapide dans ses interventions dont le lieu préféré est précisément la zone des marais. Vous voyez qu’immédiatement quelque chose fonctionne en mythologie comme en relation personnelle. Paris est également important, mais là, on ne s’écrit pas, c’est vécu. L’autre génie du lieu qui va être vécu de manière très intense pendant des années, c’est Venise. C’est non seulement le lieu, mais également la formule, le lieu et la formule appartient à Rimbaud et est parfaitement adapté à l’illumination très précise. Ce qui m’a frappé en relisant ces lettres est qu’il y a tout le temps de ma part une situation où la nature prend une dimension très importante : le temps qu’il fait, la nature, la végétation, les fleurs… La nature est divine comme l’a dit Spinoza à qui cela a d’ailleurs posé pas mal d’ennuis ! (Rires)

Le lieu, c’est aussi la nature. C’est ainsi que le chinois est apparu très tôt dans ma vie, je suis vraiment un admirateur inconditionnel de la poésie et de la peinture chinoise.

 

Crédit : art press 266, mars 2001

 

Si vous regardez cette calligraphie (Philippe Sollers pointe du doigt une calligraphie chinoise accrochée sur le mur de son bureau), vous « voyez » le geste immédiat et tout à fait fondamental avec le souffle, le poignet… Je deviens chinois assez vite et j’ai réalisé qu’il fallait apprendre un peu la langue si l’on voulait comprendre ce que les jésuites ont compris tel le peintre Giuseppe Castiglione et Matteo Ricci. Ils ont malheureusement été stoppés après par Rome. Cela a été une occasion unique, et vous voyez le temps qu’il a fallu par la suite pour redécouvrir toute cette richesse. Quand j’ai ouvert un jour mes volets à l’île de Ré, j’ai cru avoir une hallucination. Je voyais au loin des formes auprès des marais, c’était des Chinois qui venaient se renseigner sur la manière de recueillir la fleur de sel ! Un peu après, j’apprends qu’ils sont à Bordeaux et qu’ils achètent tous les châteaux, c’est extraordinaire. La civilisation chinoise m’a travaillé beaucoup plus profondément que l’américaine.


L’Histoire de la deuxième partie du siècle transparaît dans vos échanges épistoliers. Une Histoire qui ne peut être vécue indépendamment des « passions fixes » qui vous animent.


Philippe Sollers : « Je crois en effet que cette correspondance est une façon de se renseigner autrement sur la deuxième moitié du XXe siècle. Il y a des correspondances qui paraissent en ce moment, celle de Nabokov, de Claudel qui est une folie énorme avec l’histoire peu connue de sa maîtresse en Chine, celle de Camus que je trouve un peu lourde, mais nos échanges avec Dominique concernent plus particulièrement la deuxième partie du siècle dernier ; mais, en même temps, si vous la lisez attentivement, c’est déjà une correspondance qui se prolonge sur le XXIe siècle comme style d’interrogations, de profondeur, c’est une autre Histoire. Lorsque l’entente arrive à ce point, ce qui est rare, c’est un concert ! Il ne s’agit pas d’une aventure - vous savez que j’ai eu une vie assez agitée comme mes romans le prouvent - mais une relation qui s’inscrit dans la durée, très impressionnante de ce point de vue, et ce jusqu’à la mort de Dominique. Une aussi longue durée est très étrange, et je crois que c’est unique. La différence d’âge est très importante parce qu’il fallait presque obligatoirement recourir à la clandestinité, même si je n’arrive pas du tout innocent, j’ai à vingt-deux ans déjà un peu voyagé dans l’univers féminin. Cette différence d’âge à l’époque est extraordinairement taboue, vous êtes immédiatement dans la convocation d’un inceste possible entre mère et fils. Le point de vue est donc essentiellement clandestin, profondément antisocial, cela est essentiel, avec cette composante anarchiste de base qui est tout à fait explicite, j’oserais même dire révolutionnaire d’une certaine façon avec des jugements très caustiques sur l’actualité.


Vous faites même référence à Guy Debord


Philippe Sollers : « Absolument. Debord surgit en 1966 avec La Société du spectacle, ce qui a été très important. Mais il n’a pas écrit de roman, ni écrit sous l’angle de la passion amoureuse, ce qui en fait confère une liberté considérable.


Nourrir une telle correspondance sur plus de cinquante années impose une discipline certaine. Comment percevez-vous cette discipline à l’heure des emails, sms et autres échanges numériques ?


Philippe Sollers : « Il m’est bien difficile de vous répondre, c’est l’avenir qui tranchera cette question, la seule à mon avis qui mérite d’être sondée. Qui sait encore lire aujourd’hui ? Pour savoir lire, il faut savoir écrire… Nous sommes dans une mutation numérique, et qui est encore capable de lire pendant un certain temps plus d’un paragraphe ? Mon épouse, Julia Kristeva, est psychanalyste. Elle m’a dit récemment : c’est très étrange, j’ai beaucoup de patients qui se plaignent de ne pas pouvoir mémoriser le paragraphe qu’ils viennent de lire ! Et là, tout à coup, la « baleine blanche » surgit à l’horizon, je me dis : « c’est cela le problème, la lésion de la mémorisation, c’est-à-dire la mémoire qui devient un muscle flasque si elle n’est pas entraînée ». J’ai d’ailleurs un remède que je ne cesse de rappeler : avoir recours à la poésie apprise par cœur ! Ouvrons Les Fleurs du Mal de Baudelaire et apprenons cette poésie « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici… » ; C’est le meilleur antidépresseur…
La mémoire, cette humanité mécanique qui est devenue la prothèse de ses instruments, voilà le sujet de l’avenir historique humain, et je crois que l’on est confronté aujourd’hui à cette question. On peut vous parler d’un grand nombre de choses : de la biologisation, de la reproduction, choses dont je m’occupe également depuis longtemps et qui d’ailleurs n’intéressent guère de monde. S’il est un livre que j’aurais du mal à publier aujourd’hui c’est bien Femmes… Lorsque je vois toute cette mutation fondamentale, pour moi, c’est le vrai sujet, même si l’on vous amuse avec une pléthore de faits divers. Ce volume de lettres dont nous parlons n’est pas de la communication, c’est véritablement un texte qui demande à être lu avec l’intensité avec lequel il est écrit. Il serait difficile de faire l’équivalent sur un texto ! Nous sommes aujourd’hui dans une époque réactionnaire alors que ces lettres ont été écrites à une époque pré et révolutionnaire, parce que 68 va arriver même si l’on ne parle plus de toutes ces choses… De nos jours, nous sommes dans une implosion de remises en ordre, ce qui fait que vous avez l’impression quelquefois de revenir au rigorisme moral du XIXe siècle, ce à quoi je suis très hostile comme vous pouvez l’imaginer ! Je vous ferai remarquer qu’avec la vie assez aventureuse que j’ai menée, pour l’instant il n’y a pas de plaintes contre moi ! (rires)… Il y a là une sorte de choc, une impression que la guerre entre les sexes date d’avant-hier, alors qu’il n’en est rien, cela fait des millénaires que cela dure. Et ce n’est pas fait pour s’arranger de toute façon ! Il faut essayer de décrire cela parfois avec des pauses, pauses qui s’imposent de temps en temps. C’est un témoignage sur la pause, pause étrange qui tient au génie du lieu et de ceux qui savent utiliser l’espace et le temps…".

 

propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter
© Interview exclusive Lexnews
Tous droits réservés
reproduction interdite

 

(Philippe Sollers Lettres à Dominique Rolin (1958-1980)
Édition de Frans De Haes Collection Blanche, Gallimard, 2017)

Lettre n° 48

(avec l'aimable autorisation de l'auteur, toute reproduction interdite)

48


Bordeaux, Vendredi
(28 décembre 1962).
 


Amour,


J’aimerais que tu aies un signe de moi en rentrant au Verneuil, mais les journaux sont pleins, maintenant, de « perturbations affectant les PTT ». Tant pis : ce mot parmi l’avalanche. La situation, aujourd’hui, est un peu meilleure. Je crois avoir coupé à la grippe, et je me suis remis au travail, cet après-midi, avec une sorte de bonne humeur. Les séjours à Bordeaux ont pour moi leur couleur particulière (très différente de ceux à Ré, par exemple). Il faut dire que je retrouve très exactement, ici, les bases mêmes, les dimensions de mes projets d’« adolescent ». C’est à la fois ancien et proche. Je tâtonnais, il me semble, dans un désespoir plein d’enthousiasme et de mauvais goût : persuadé d’être appelé à une destinée hors pair (une parenté naturelle, et sans le moindre humour, avec le « génie »), conscient d’une déficience et d’une faiblesse – d’un ennui d’être – représentées parfaitement par une architecture noire et rigide parmi laquelle j’allais sans rien voir. Le problème le plus grave que je me suis posé – que je me pose toujours – revient, depuis cette époque, à celui-ci : comment est-il possible, alors qu’on a logiquement et concrètement l’expérience du meilleur, la certitude évidente d’une vérité absolue ; comment est-il possible qu’on en soit malgré tout réduit à rester dans le décor archi-connu et gâteux du temps ? Bien entendu, une telle question appelle aussitôt sa réponse – naturelle, claire : c’est que l’expérience dont on se réclame, la vérité qu’on prétend avoir ne sont pas, justement, celle qui, etc... Et pourtant... je ne sais s’il existe beaucoup d’esprits comme le mien, que leur existence irrite par ce qu’elle a de théâtral et d’obligatoire – d’obligatoire surtout. Le suicide ? J’y pensais beaucoup à cette époque (entre 16 et 20 ans). Mais QUI tue QUI ? Au nom de quoi (c’est encore attacher trop de prix à la pièce que d’en être l’attraction se prenant au sérieux) ? Etc... Enfin, le fameux monologue d’Hamlet – que tout le monde ânonne sans le comprendre – « to dream « to sleep ? to dream ? » m’a toujours paru d’une vérité pratiquement physiologique : peut-être – et je le crois fermement – à cause d’une familiarité précoce, presque monstrueuse avec la fièvre, le délire, le sommeil. « The pains of sleep », c’est le titre d’un poëme de Coleridge. Les aventures inexprimables (et, je dois dire, troubles) qu’il m’arrive de vivre en dormant – en plongeant – jouent un rôle d’immensité intime, objective assez inquiétante. Difficile de croire – alors que le corps a disparu de l’esprit – que l’esprit puisse, lui aussi, disparaître complètement avec le corps etc... Banalités, mais qui constituent, dans cette ville, le fond d’un décor ancien, décor que j’ai hanté, que je hante comme le personnage interchangeable d’une très ancienne histoire... Impression dominante que quelque chose se jour en nous, à travers nous (cf l’Intermédiaire 1). Quel problème ! Mais je n’en finirais pas. Tu ES ce qui fait que je peux parler de ceci, que je peux penser à un point lumineux, immédiat, tangible. Te rends-tu compte de la chance et de l’importance que tu représentes à mes yeux ? Les poëtes ont tous eu raison, eux qui s’embarquaient sur cette mer de l’esprit avec un seul rythme portés, peu importe sous quelle forme, par l’amour, etc... Finie, la dissertation. Je t’adore – t’embrasse – Ph
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1. Philippe Sollers, L’Intermédiaire, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1963.

Philippe Sollers en Folio

 

 

 

 

Interview Philippe Sollers

14 janvier 2014 - Paris

© LEXNEWS

Lexnews a eu le plaisir toujours renouvelé de rencontrer Philippe Sollers pour la publication de son dernier roman Médium aux éditions Gallimard. Avec ce dernier livre, l'auteur nous entraîne en médiumnité, un parcours initiatique qui nous invite à abandonner la folie omniprésente de notre époque pour redécouvrir, par une contre-folie, le sens de notre vie. Partons à Venise, à la Cour du roi Soleil en compagnie de Saint-Simon, afin de réapprendre à écouter tout ce que ces échos ont à nous communiquer.
 

 

 

l ne vous aura pas échappé que le mot médium ne figure qu’à quelques mots de Médoc, célèbre région du Bordelais qui vous est cher… Les lieux – dans le cas présent Venise - semblent avoir une importance déterminante dans cette évocation de la médiumnité, thème de votre dernier roman.

 
Philippe Sollers : "Il y a des lieux plus ou moins inspirés, inspirés négativement, inspirés de façon grisâtre, inspirés par la personne qui se trouve là. Si vous allez à Guernesey par exemple, vous tombez irrémédiablement sur Hugo. Nous avons fait en médiumnité beaucoup de progrès par rapport aux tables tournantes et aux esprits qui étaient censés répondre. C'est dans la vie de Hugo quelque chose de particulièrement éclairant. Il y a également des lieux qui sont privilégiés et qui appellent de tous côtés un médium éventuel, ils peuvent d'ailleurs attendre très longtemps que cela se produise. Puis, parfois, il y a de telles concentrations qu’on n’imagine pas qu’il puisse en y avoir encore plus. En ce qui me concerne, vous voyez très bien où cela se passe, à Bordeaux et dans la région – Médoc - à travers quelque chose qui est là comme un savoir-vivre très ancien, qui s'est développé dans la culture du vin. C'est d’ailleurs pour cela que je me moque de Calvin qui a cru pouvoir se présenter dans la région du vin, ce qui fait aussitôt penser à Montaigne qui se plaignait que l'on s'égorgeait sous ses fenêtres lors des guerres de religion et qui n'appréciait pas les innovations calviniennes. Cela déterminera d’ailleurs son voyage à Rome, et son pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette que j’évoque dans mon roman. C'est en effet une démarche médiumnique qu'il entreprend, attiré par sa curiosité qui consistait à savoir si le pape de l'époque conservait bien les livres dont il redoutait l’autodafé par les protestants, à savoir les textes grecs et latins de l'antiquité qu'il chérissait tant et qui remplissaient non seulement sa riche bibliothèque, mais également en ornaient les poutres avec ses belles inscriptions que j'ai eu la chance de découvrir lors d'une visite à l'âge de 12 ans… Les questions religieuses sont d'ailleurs importantes en ce qui concerne la médiumnité même si mon livre n'est absolument pas religieux, mais tient à enregistrer tout de même cette possibilité d'avoir un contact avec le transcendantal, l'au-delà sans pour autant être dans le foutoir spirite de Hugo ! Mon enfance à Bordeaux est pour moi très importante dans la mesure où, dans l'Histoire, c'est un lieu qui est très en avance sur l'Hexagone. Lorsque la République en 39-40 s'effondre, on se rend alors à Bordeaux, c'est-à-dire le lieu le plus éloigné de Paris. C'est en effet l'endroit le moins cerné par l'identité française, c’est la raison pour laquelle cette médiumnité implique un rapport très particulier avec Londres et l'Angleterre. Pendant deux siècles, toute cette région a été anglaise. Et comme je suis né dans une famille très anglophile, cela m'a évité ce pénible sentiment de culpabilité qui mine la mémoire française, à savoir Vichy et Moscou. C'est quelque chose que je répète volontiers d'autant plus que personne n'écoute lorsque j'évoque cela (rires) !
Puis, vient bien sûr Venise, et là il n'est pas besoin d'insister. Vous faites immédiatement la liste et vous observez qu'il y a en ces lieux une concentration extraordinaire dans tous les domaines : musique, peinture, littérature… Il y a donc des lieux, et c'est ce que Rimbaud appelle dans une formule fameuse sa quête pour trouver le lieu et la formule. Vous pouvez très bien avoir un lieu sans la formule, et vice versa, mais si vous réunissez les deux, vous avez alors la percussion juste."

 

Le mot latin mĕdĭus, dont médium est issu, évoque cette idée de milieu et de centre, intermédiaire entre deux extrêmes. Vous avez d’ailleurs placé en exergue de votre livre cette belle phrase de Pascal : qui aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel.


Philippe Sollers : "C'est une des phrases les plus fulgurantes de Pascal qui s'intéressait beaucoup au point, au sens mathématique et divin du mot. La formule est très étrange parce que se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire, cela voudrait dire tenir les deux bouts à la fois, on est par-delà le bien et le mal, donc dans une position très particulière. C'est pour indiquer que tout cela a un sens métaphysique très précis. Et puis, « l’Empire du milieu », c’est quand même la Chine !"
 

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Ce secret de se réjouir du bien est facilement à la portée d'un grand nombre d'individus, mais sans se fâcher du mal contraire est une chose beaucoup plus délicate si vous y réfléchissez

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Il ne s’agit donc pas de prôner un juste milieu.


Philippe Sollers : « Absolument pas, puisqu'en effet vous avez trouvé un secret, et cela n'est donc pas évident. Ce secret de se réjouir du bien est facilement à la portée d'un grand nombre d'individus, mais sans se fâcher du mal contraire est une chose beaucoup plus délicate si vous y réfléchissez. Le mal ne me fâchera pas, ce qui est très étonnant. En effet, tout vous appelle à vous fâcher contre le mal des marchés financiers, de la mondialisation, etc. la critique sociale évoquée dans ce dernier livre ne doit pas être prise comme une protestation, ni comme une indignation, mais de façon bien pire, comme si c'était une dégradation aussi inévitable que sans importance. Je tiens à préciser qu'il ne s'agit pas d'un point d'équilibre, sinon nous serions dans cette idée de juste milieu, la sagesse, et cela deviendrait du politiquement correct… Ce cas de figure correspondrait à une position statique, alors que ce qui m'intéresse, c'est justement le mouvement. Pascal n'y va pas de main morte d'ailleurs, puisqu'il évoque cette idée de mouvement perpétuel avec cette idée de quelque chose que l'on n'atteint pas. Alors que dans Médium, je dis que c'est quelque chose qui est accessible à travers cette formule. Je trouve alors tout de suite mon héros préféré, après Pascal, en la personne de Saint-Simon qui est là, au cœur de cette affaire, au temps de Louis XIV, au centre du monde. C'est en effet de là que va partir une vague qui va ensuite exploser sur la planète entière, c'est-à-dire la Révolution française, puisqu'il n'y en a pas eu d'autre... Saint-Simon est une personne qui se réjouit du bien et qui décrit le mal avec une froideur tout à fait impressionnante."

 

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La lucidité sur la folie peut avoir lieu à n'importe quel moment de l'Histoire, mais il y a des époques entières où nous n’en savons rien, sauf avec des personnalités comme celles de Saint-Simon qui la décrit de manière admirable ou encore Pascal

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Pouvez-vous évoquer pour nous cette folie qui semble gagner nos contemporains dans les lignes pleines d’humour que vous écrivez à l’encre de Venise ?


Philippe Sollers : "Je vais vous citer pour cela un portrait de Monseigneur, c'est-à-dire aujourd'hui, le Français courant :


  « Il était sans vice ni vertu, sans lumières ni connaissances quelconques radicalement incapable d'en acquérir, très paresseux, sans imagination ni production, sans goût, sans choix, sans discernement, né pour l'ennui qu'il communiquait aux autres, et pour être une boule roulante au hasard par l'impulsion d'autrui, opiniâtre et petit en tout à l'excès, une incroyable facilité à se prévenir et à tout croire, livré aux plus pernicieuses mains, incapable de s'en sortir et de s'en apercevoir, absorbé dans sa graisse et dans ses ténèbres, et, sans avoir aucune volonté de mal faire, il eût été un roi pernicieux. » (Mémoires, Tome 9, chapitre VII).

 

Lorsque vous savez que Saint-Simon a écrit ces lignes en 1711, c’est tout à fait étonnant. La brièveté, le choix des mots démontrent la touche de Saint-Simon. Il va même jusqu'à vous dire qu'il s'excuse de son style qui peut apparaître négligé, alors qu'il en a une maîtrise totale. Il souligne encore qu'il n'a jamais été un être académique et qu'il écrit à la diable pour l'éternité ! C'est la concision du français qui est ramené dans son rythme même, avec des mots contradictoires, Saint-Simon atteint de cette manière, selon moi, la vérité. La folie a eu ses heures de gloire. N'oubliez pas que c'est un titre dont je prends le contre-pied, celui de l'Éloge de la folie d'Érasme, c'est-à-dire un grand événement dans l'humanisme. Mais cela n'est venu à l’idée de personne jusqu'à aujourd'hui, sauf Pascal qui souligne combien ses contemporains ont choisi de ne pas penser à la mort, qu’ils sont somnambules. Nous vivons dans un grand hôpital de fous et ce serait encore être fou d'une autre façon de ne se croire pas fou. La lucidité sur la folie peut avoir lieu à n'importe quel moment de l'Histoire, mais il y a des époques entières où nous n’en savons rien, sauf avec des personnalités comme celles de Saint-Simon qui la décrit de manière admirable ou encore Pascal. Aujourd'hui, vous avez pour la première fois – d’où mon manuel de contre-folie – une folie qui est établie partout, à chaque instant, subjectivement ou objectivement. L'argent fou, le corps… C'est une situation à mon avis tout à fait nouvelle, une mutation qui correspond à celle que l'Histoire peut connaître à certaines époques. Il est vrai que Montaigne en son temps s'inquiétait et se demandait s’il ne devenait pas fou avec ces guerres de religion qui ravageaient son pays comme nous l’évoquions tout à l’heure. Mais, à la différence d’aujourd'hui, il ne consentait pas du tout à être fou ! Les mutations techniques impliquent que le taux de folie est endémique, sauf que, XXe siècle aidant avec sa gigantesque folie meurtrière, on atteint aujourd’hui quelque chose qui embarrasse tout le monde, surtout les Français. Le phénomène est observable déjà dans la langue c'est-à-dire dans le français lui-même. Vous avez un diagnostic qui n'appartient à mon avis qu'au français dans sa rapidité. Vous savez, les grands écrivains français ont toujours été des moralistes, mais qui peut encore dire aujourd'hui la folie de ces temps-ci ? Où faut-il être ? Dans quel lieu et avec quelle formule pour l’évoquer ? C'est ce que j'ai essayé de faire dans ce dernier livre."

Le dernier roman de Philippe Sollers ...

Médium, Nrf, Gallimard 2014.

 

 

MÉDIUM (du latin mĕdĭus, au milieu) : personne susceptible, dans certaines circonstances, d'entrer en contact avec les esprits.

 

 

 

 

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Le narrateur n’appelle pas à une résistance au sens mécanique du terme (l’art de la guerre de Sun Tzu n’est pourtant jamais loin…), ni même à une indignation pourtant à la mode, mais plutôt à un examen de conscience avec l’aide de Saint-Simon, Voltaire ou encore Lautréamont, et souvent à une bienveillance ironique, antidote à cette torpeur frénétique.


Philippe Sollers :
"En effet, l'indignation gomme les détails, or ce sont justement ces détails concrets qui sont importants. C'est la preuve par le concret qui importe, sinon on verse dans les incantations. Je ne pense pas qu'il y ait une bienveillance de ma part, c'est plutôt une façon de pratiquer l'affirmation qui n'est pas le contraire d’une négation. C'est une affirmation évidente, animale, instinctive. Le corps doit participer de cette fonction affirmative que tout veut lui retirer. Nous vivons dans un monde – politique, social, etc.- où le corps humain n'est pas bienvenu dans toutes ses dimensions. C'est la raison pour laquelle j'ai pris un personnage de masseuse - j'aurais pu prendre une Chinoise en acupuncture- afin de savoir qu'est-ce que le corps humain ? où en est-il ? Je me moque de la PMA, de la GPA, nous n'en sommes pas encore à l'utérus artificiel, mais cela viendra… Je ne m'indigne pas, je ne manifeste pas contre, j'essaye de montrer ce que cela veut dire. Bien évidemment, il y a des personnes que cela choque. Elles pensent qu’il s’agit là de réactions atrabilaires, réactionnaires, eh bien pas du tout ! C'est pire. Peu importe qu'on soit pour ou contre, on n'en est là. Regardez où nous en sommes en France aujourd'hui, entre la quenelle de Dieudonné et le scooter du Président… Il s'agit donc de savoir s’il y a encore quelqu'un qui est capable de faire fonctionner son corps avec ses cinq sens et pas seulement l'œil et le bavardage, ce qui est une façon d'être fou. On vous propose aujourd'hui à tout instant, de renforcer votre folie. Evidemment, comme cela est très usant, vous trouvez la plupart de nos contemporains résignés, déprimés, en dépression profonde. Vous pouvez ainsi considérer mon livre comme un antidépresseur ! (rires)."
 

Les médiums de votre roman revêtent en effet comme vous l’évoquiez la forme inattendue d’une belle masseuse vénitienne ou de substances favorisant l’envol. Médium, et révélation de ce qui était caché à nos sens semblent alors entretenir des liens que vous suggérez dans ces lignes d’une légèreté médiumnique…


Philippe Sollers : "Il y a deux domaines de l'expérience humaine qui me sont privilégiés. Tout d'abord la musique, et là-dessus je me suis beaucoup exprimé, Mozart, etc. Les musiciens ou les musiciennes sont à mon avis les derniers personnages qui ont droit à une certaine considération. Si je vous dis par exemple que je vais vous inviter demain à ma prochaine installation de peinture, c'est quelque chose que je peux faire sans savoir dessiner, il y aura du monde devant ces barbouillages, d’où cette folie à propos de l'art contemporain, ce marché de l'art. Dans l'île de Ré, où je vis souvent, à la limite d'une réserve d'oiseaux, je reste là, un mois, deux mois à observer les oiseaux. Goéland, aigrettes, les mouettes rieuses qui sont d'ailleurs également présentes à Venise… Et la rentrée chez les mammifères m’est toujours extraordinairement pénible, l’être humain est un mammifère lourd, et il a raison de s'en plaindre comparé à ce qu'il peut faire verbalement. Alors que vous ne savez jamais où meurent les oiseaux, d'où ils viennent, à quel moment ils arrivent, c'est l'éternel retour, car vous avez toujours l'impression que c'est la même mouette qui est là. Lorsque vous arrivez à Venise, la première chose que vous voyez, ce sont les goélands fichés sur les piquets qui sont toujours là, dix ans, vingt ans après… Si vous entrez ensuite dans Venise, vous pouvez trouver l'endroit, le lieu, et la formule qui vont vous séparer des mammifères, ce qui est très facile, car si vous faites un pas de côté, vous êtes tout de suite seul dans les quartiers populaires tels que je les décris dans mon livre, avec une humanité qui continue ses tâches quotidiennes et qui n'est pas impressionnée par votre présence. Vous êtes alors dans une légèreté qui est humaine, et qui amène tout droit à la question des femmes : où, quand et comment, questions au sujet desquelles j’ai écrit un certain nombre de récits."


Si le médium révèle, en même temps Philippe Sollers évoque l’art de l’éclipse et des volets mi-fermés. Entre lumière – Sollers / Soleil - et pénombre qui a traditionnellement abrité celui ou celle qui voit plus loin, le point d’équilibre semble sans cesse à trouver.


Philippe Sollers : "C'est en effet l'entre-deux. Il faut être très familier de l'obscurité, cela comporte le sommeil, la nuit noire, le fait de savoir se déplacer dans le noir, sans quoi vous n'avez pas la lumière. La lumière est un effet de l'absence de lumière."


A l’image du silence à l’égard de la musique ?


Philippe Sollers : "Oui, c'est du silence que surgit et que doit aboutir la musique. La musique doit faire place à un certain silence, ce qui n'empêche pas des moments d'une grande violence. Le musicien qui a compris cela très brillamment, c'est Haydn. Si vous écoutez les interruptions, l’arrêt brusque avec cette musique qui ne va nulle part et qui repart dans ses sonates et ses symphonies, c'est souvent encore plus fort que Mozart. C'est le contraire de Wagner, un mammifère extrêmement toxique (rires)…"

 

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Je peux ouvrir la Bible, la tradition chinoise et toute la bibliothèque, mais il faut que cela surgisse comme option, comme demande. À ce moment-là c'est comme si les morts me demandaient quelque chose à travers un texte particulier

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Médium propose un véritable bréviaire de contre-folie. S’il n’est pas forcément à prendre au pied de la lettre, le détachement qu’il suggère est manifestement inspiré par cette distance vis-à-vis des choses et des êtres avec de nombreuses références à Saint-Simon et aux classiques chinois que vous chérissez.


Philippe Sollers : "Le mot bréviaire me gêne un peu, même s'il est très beau, car il implique un sacerdoce. J'ai préféré le mot manuel pour son aspect pratique d’exercices de contre-folie que je recommande et choisis dans différentes situations : faire du vélo d’appartement à trois heures du matin, lire des classiques chinois… Le bréviaire s’attache à un texte qui est classé. Un bréviaire pourrait être pratiqué à l’intérieur d’un manuel de contre-folie, mais le contraire n’est pas vrai. Je peux ouvrir la Bible, la tradition chinoise et toute la bibliothèque, mais il faut que cela surgisse comme option, comme demande. À ce moment-là c'est comme si les morts me demandaient quelque chose à travers un texte particulier. J'ai décrit cela dans Passion fixe. Je n'avais pas compris au début pourquoi c'était Cyrano de Bergerac dont je trouvais le livre ouvert sur ma table. Voilà une transmission médiumnique qui m’a interrogé et en cherchant les raisons, cela a fait tout un roman."


Le narrateur encourage ce détachement de la folie ordinaire et quotidienne avec des références à Saint-Simon et à la philosophie chinoise.


Philippe Sollers : "C’est pour cela que j’imagine dans mon livre - ce qui est tout à fait plausible - des émissions en français qui sont diffusées depuis Shanghai et que l'on écoute sur les ondes ultracourtes à Venise et qui vous disent un certain nombre de choses, un peu comme Radio-Londres qui m’a tant influencé dans ma jeunesse : voici quelques messages personnels sur fond de brouillage, et c’est sur ce fond de brouillage qui est le problème, savoir se dessaisir de ce brouillage… Qui connaît la joie suprême ne craint ni la colère du ciel, ni la critique des hommes, ni l'entrave des choses, ni le reproche des morts. Comme c'est beau ! Les morts pourraient vous faire des reproches ? Mais oui, bien sûr : les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs, dit Baudelaire… Que les morts soient plus vivants que les vivants est quelque chose qu’un médium ressent non pas pour faire tourner des tables, mais comme une perception violente, aujourd’hui."
 

Pouvons-nous terminer notre entretien avec ce beau passage énigmatique, presque initiatique, et que l’on verrait bien inscrit sur quelques linteaux d’un sanctuaire delphique : Je suis le Médium et le double de quelqu’un qui dure (…) quoi qu’il arrive, il sera comme il est, le même. En moi, comme moi, plus que moi.


Philippe Sollers : "Oui, ce passage est intéressant, car il y a du saint Augustin dans cette évocation, mais aussi la gnose avec l’Évangile selon Philippe : bienheureux celui qui est avant d'avoir été, car celui qui est, a été, et sera. Ce qui est extrêmement intrigant. Quel est le nom de Dieu qui parle à Moïse dans la Bible en Ex 3:13-14 lors de l'épisode du Buisson ardent? Je trouve que l'on n'a pas assez réfléchi à cela, c’est je suis : « Eyeh Asher Eyeh », je serai qui je serai, je serai que je serai… C’est une parole qui est un drôle de nom ! Comment vous appelez-vous ? Je suis. Je décris d’ailleurs le Christ dans ce dernier roman d'une manière tout à fait nouvelle à mon avis, car je l'évoque en athée sexuel, ce qui a l'air assez irrespectueux, et pourtant il me semble que cela soit très vrai. Il s'est comporté comme s'il n'y croyait pas, ce qui est un blasphème épouvantable, surtout de nos jours."


Vous distinguez de cette manière le Christ évoqué par les textes canoniques de celui décrit pas les apocryphes.


Philippe Sollers : "Oui, vous avez notamment cette histoire de la fem

me adultère au cours de laquelle le Christ écrit des signes sur le sol, que l’on ne comprend pas, et qui conclut en disant va et ne pèche plus. En ce qui me concerne, je traduis par évites de te faire prendre !"

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

Tous droits réservés

premières pages du dernier roman Médium de Philippe Sollers aux éditions Gallimard

 

 

Interview Philippe Sollers

Paris, 6 mars 2012

Qui ne connaît pas Philippe Sollers ? Mais le connaît-on vraiment ? Derrière les clichés trop souvent véhiculés plus vite que la lumière, se cache un homme épris de liberté, de beauté et d'amour, éléments d'un ciment imperturbable qui édifie, année après année, une réflexion majeure et innovante dans notre société en crise de ses fausses certitudes. L'homme attire, agace certains, ne laisse pas de glace mais brûle d'un feu qui jette des éclaircies dans notre quotidien. Rencontre avec une percée de lumière, pour notre plus grande joie !

Le dernier livre de Philippe Sollers ...

L'ÉCLAIRCIE, 256 pages, Collection blanche, Gallimard, 2012.

 

« Dès ma première rencontre avec Lucie, une formule espagnole m'est revenue à l'esprit : "los ojos con mucha noche", les yeux avec beaucoup de nuit. Les "coups de foudre" sont rares, les coups de nuit encore plus. Les tableaux où Lucie apparaîtrait, si j'étais peintre, devraient être envahis par l'intensité de ce noir sans lequel il n'y a pas d'éclaircie. Noir et halo bleuté. Tout le reste, robes, pantalons, bijoux, répondrait à ce noir, nudité comprise. Mais la preuve, ici, est dans les lèvres, la bouche, la langue, la salive, le souffle. C'est en s'embrassant passionnément, et longtemps, qu'on sait si on est d'accord. le long et profond baiser, voilà la peinture, voilà l'infilmable. J'arrive toujours avec dix minutes d'avance. J'entends l'ascenseur, le bruit de la clé de Lucie dans la serrure, les rideaux sont déjà fermés, action. »

 

omment est né l’écrivain Philippe Sollers ? Par quelle lumière et quel appel l’écriture est-elle venue au jeune homme très tôt remarqué par Ponge, Mauriac et Aragon ?


Philippe Sollers :
« J'ai évoqué dans la préface d'un livre, qui s'appelle « Vision à New York », une très curieuse expérience vécue à l’occasion de la lecture. J’avais l’impression que les mots se détachaient de la page, commençaient à vivre leur propre vie et m'entraînaient dans une vision tout à fait différente de ce qu'on appelle la réalité. A la lumière de cette évocation intime, la grande expérience, fondamentale, n'est pas ainsi l'écriture, mais bel et bien la lecture. J'ai raconté un épisode encore plus ancien lorsque j'avais cinq ans. Je suis assis sur un tapis dont la couleur rouge m'apparaît maintenant, et j’ânonne un livre pour enfants. A quel moment réalise-t-on que l’on sait lire ? Voilà une belle question ! Tout à coup, l'enchaînement se fait, c'est le moment où j'entends la voix de ma mère me dire : « maintenant, tu sais lire !” Je lis ! Je n’ânonne plus les syllabes ou les voyelles… Cette déclaration du savoir-lire, qui va automatiquement un jour ou l'autre provoquer un savoir- écrire, m'a littéralement inondé d’une joie extrême et je me vois encore courir dans les prés, dans la campagne, en criant à tue-tête : je sais lire ! Ce sont des souvenirs très précis et essentiels, comme si j'étais conscient de ce trésor inestimable qu’est la lecture. Ce trésor est bien menacé aujourd'hui, et un jour ou l'autre, il apparaîtra comme une rareté réservée à un trop petit nombre. J'étais persuadé qu'avec cette capacité, j'allais pouvoir traverser tous les phénomènes, les aventures et les périls. J’ai constamment essayé de retrouver cet état-là, et j'ai lu, beaucoup lu, notamment celle qui a été fondatrice chez moi : la poésie. Baudelaire a beaucoup compté et a été certainement celui qui m'a le plus marqué. C’est en apprenant par cœur ses poèmes, mais aussi ceux de La Fontaine que je me suis familiarisé de plus en plus avec cette écriture. À partir de là, j'ai commencé à souhaiter écrire les choses que je ressentais. Comment raconter à la fois ma vie et le monde en général. ? Tout cela s’est déroulé très vite, il y a eu plusieurs essais pas très satisfaisants et un livre écrit très jeune à 22 ans « Une curieuse solitude » qui évoque un certain nombre d'expériences de mon adolescence sur fond espagnol, car la familiarité avec les langues, et notamment l’espagnol, a été capitale. Ce livre a trouvé un écho immédiat, j'ai raconté tout cela, et le reste a suivi ! »


Dans votre dernier roman, L’Eclaircie, vous citez le cardinal Retz qui fait référence à la fois à l’idée de vérité et d’éclat. Quelle est cette vérité qui vous a animé jusqu’à aujourd’hui ? Et, une fois de plus, nous retrouvons cette idée de lumière qui semble si importante chez vous ?


Philippe Sollers :
« Absolument ! La vérité, lorsqu'elle est à un certain carat, jette un éclat auquel rien ne saurait résister… Carat renvoie à diamant et diamant renvoie à mon nom d’état civil qui est « Joyaux », ce qui n'est pas sans conséquence dans la vie d'un écrivain même si j'ai pris un nom moins exposé tiré du dictionnaire latin (sollers : habile, adroit en latin. NDLR). La luminosité du diamant est quelque chose qui perce et si les mots sont bien agencés, la vérité apparaît alors dans une certaine manière de traiter le langage. Vous allez alors me demander : quelle vérité ? »

 

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"La vérité, telle que je l'entends, est forcément en relation avec l’amour, la liberté et la poésie."

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Vous n’êtes bien entendu pas pour une seule vérité !


Philippe Sollers :
« Non, en effet, et dans l'Éclaircie, je cite le poète sur lequel Picasso a beaucoup réfléchi, Luis de Gongora, qui a ce poème extraordinaire selon lequel il faut se fier aveuglément non pas à l'objet vain, mais à la meilleure signification, pour que de cette façon les portes du discours ouvrent aux vérités. Bien entendu, que de crimes a-t-on commis au nom de la vérité ! La vérité est multiple et dès qu’elle est racornie, utilisée comme outil de propagande, ce n'est plus la vérité. D'une certaine façon, comme quelqu'un d'assez emblématique a pu le dire, je suis la voie, la vérité, la vie, je pense également que sans la voie et sans la vie, la vérité reste lettre morte.
Dans le maniement du langage, cet accès à la vérité peut prendre deux formes. Il peut y avoir en premier lieu une critique extrêmement acide de la société du mensonge, ou du mensonge comme société, sentiment que l'on sait ou non reconnaître. Car les adultes mentent et cela l’enfant l’apprend un jour ou l’autre, plus ou moins tôt. Les adultes sont des enfants ratés, et ils se vengent d’ailleurs sur leur progéniture ou leur entourage de ce ratage essentiel… La vérité, dit Kafka, n'est rien d'autre que la lumière sur le visage grotesque qui recule, c'est-à-dire que c'est quelque chose qui ne peut pas ne pas être dit.
La deuxième chose réside dans la possible affirmation lyrique de la poésie comme vérité dans les circonstances d'une narration. J'ai toujours aimé ce que Breton disait de lui-même : Il estimait n’avoir pas démérité par rapport à trois perspectives qui s'étaient présentées dans sa vie, à savoir l'amour, la poésie et la liberté. La vérité, telle que je l'entends, est forcément en relation avec l’amour, la liberté et la poésie. La poésie, étant la source constante, indique en quoi la vérité est offusquée, niée, détournée désormais par tout l'appareillage social mondialisé. À s'engouffrer dans la communication, on parle sans plus jamais savoir ce que parler signifie… »


La lumière et l’éclaircie supposent, comme vous le rappelez souvent, un constat de pénombre et de ténèbres qui blesse notamment notre époque moderne. Face à ce drame, votre écriture et votre être appellent à réagir, et sinon à combattre des chimères, tout au moins à se réveiller.


Philippe Sollers :
« Oui, Drame est d'ailleurs le titre d'un de mes livres et choisi à dessein dans le sens que vous évoquez. Par contre, je ne me reconnais pas dans le verbe réagir qui laisse entendre une réaction et non pas une action, ce qui voudrait dire que l'on pose quelque chose comme existant. C'est d'ailleurs une tendance flagrante que l'on note chez un grand nombre d'écrivains aujourd'hui, tendance selon laquelle il faudrait impérativement contester un ensemble. Il faut que l'affirmation soit plus forte que la contestation, sinon c'est une réaction qui conduira très rapidement à être réactionnaire. Il faut bien être conscient que c'est toute la période nihiliste que nous vivons aujourd'hui, et ce n'est que le début… Quant à la pénombre et aux ténèbres que vous évoquez : Effectivement, sans nuit, il n'y a pas de jour, et sans épreuve néantisante, il n’y a pas le surgissement de l’être. C'est pour cela que cette expérience du néant est considérable car, à ne pas prendre en considération le néant (Heidegger), on aboutit au nihilisme. On ne fait pas l'expérience d'une néantisation, le néant néantise… Evidemment, on va me dire mais qu’est-ce que vous racontez là ! Du coup, surgissent la mort, la morbidité, le romantisme, etc. La subjectivité se débat dans quelque chose dont elle se plaint et il ne faut pas qu'il y ait de plaintes, il faut qu'il y ait l'ironie, le détachement. Sans une forme de mépris, la critique n'est pas recevable. Cette critique, telle que je la conçois, est très mal vécue par la réception sociale qui, au contraire, a tout intérêt à favoriser les gémissements poétiques comme le dit Lautréamont… Nous avons donc une affirmation, et bien entendu des noms viennent immédiatement à l'esprit : Nietzsche, et surtout cette formule de Heidegger qui est la suivante : les dieux sont ceux qui regardent vers l'intérieur dans l'éclaircie de ce qui vient en présence. C'est une échappée vers une clairière et cela me permet de faire signe en direction de ce qui a disparu, c'est-à-dire les dieux grecs, déesses comprises. »
 

Vos écrits et vos jugements font justement souvent penser à des fulgurances qui semblent tout droit héritées du panthéon grec. Quel rapport entretenez-vous avec ces vérités de la plus ancienne antiquité ?


Philippe Sollers :
« Sans les Grecs et les Latins bien entendu, vous savez ce qui arrive ! Cela conduit forcément à l'obscurantisme le plus fou. Ces dieux ne sont pas académiques, ils ne sont pas rangés et sont toujours en mouvement. Ils entretiennent d’ailleurs des rapports extraordinairement spécifiques entre eux. Le Parménide d'Heidegger est un livre essentiel, écrit dans les circonstances catastrophiques de 1942. Vous avez là quelque chose de très révélateur qui nous ramène d’ailleurs à la question de la vérité. Le poème de Parménide est bien connu : le cavalier est emporté par ses cavales et monte aussi loin que le porte son désir. Il arrive devant la déesse Vérité et elle l'accueille de manière bienveillante, car il n'est pas si courant qu'un mortel ait fait tout ce parcours pour connaître l'être, le non-être, etc. S’il y a un aspect divin que faisait apparaître le passage que nous évoquions tout à l’heure de l’Evangile, il y a également cette filiation grecque. Quant au français, on peut dire qu’il y a eu un miracle comme le relève Nietzsche : un miracle plus extraordinaire encore que le miracle grec. Et c'est d’ailleurs de cela dont nous souffrons abominablement. Nous sommes dans un tel embarras de nos jours, car nous sommes dans une culpabilité de ne plus être à la hauteur de ce miracle. Cette culpabilité est très étrange et en même temps très révélatrice. Les Français ont cette particularité d'avoir fait la seule révolution qui ait eu lieu, tout le reste n’étant que fariboles. Et en même temps, ils sont dans la terreur de ce rapt considérable. Le Français est porteur d'une énergie et d'une fulguration particulière, ce que prouve n'importe quelle lettre de Voltaire que vous ouvrez le matin. Si vous êtes un peu mélancolique, vous verrez que cela va vous donne une autre vision immédiate des choses ! En effet, cette fulguration bien particulière est grecque, et Nietzsche le dit d'ailleurs à propos de Voltaire. Il dédie d’ailleurs « Humain trop humain » à Voltaire lors du centième anniversaire de sa mort. De même, il pense que c’est des Français qu’il faut se rapprocher et il a de plus en plus recours au français dans son écriture. Il y a là un voile de culpabilité, de trahison des Lumières, qui fait que moins vous reconnaissez cette prépondérance du français en Europe, plus vous donnez libre cours à tous les éléments plébéiens, pour parler comme Nietzsche, qui remonte par tous côtés. Vous en avez plein les journaux, dans l'actualité et ce n'est qu'un début… Et voilà l'aspect politique de la vérité abordé ! Vous savez, tous mes livres sont très politiques, ce qui les différencie beaucoup de la production littéraire, pas seulement française, mais également internationale. Si on ne met pas l’accent sur l'énergie de sa propre langue et de son histoire, on va favoriser la dévastation qui n'est que trop évidente. Il ne s'agit pas encore une fois de réagir contre, mais il s’agit, et je vous remercie d'avoir utilisé ce terme, autant que possible d’avoir la force de fulgurer. »

 

Cet héritage grec vous a donc accompagné dès le plus jeune âge.


Philippe Sollers :
« Je ne peux pas faire comme si je n'avais pas fait de très solides études classiques. Autrement dit, je suis dans la position d'un peintre qui aurait appris réellement à dessiner, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, car les artistes n'ont plus cette qualité. J'ai eu très tôt la conscience aiguë de cette spécificité lumineuse, tourné vers l'Angleterre. Le premier élément essentiel a été de naître dans une famille anglophile. C'est une ambiance dans laquelle j'ai baigné très jeune. Les Allemands étaient au rez-de-chaussée de notre maison alors que la TSF branchée sur l'Angleterre se trouvait dans le grenier et les parachutistes anglais à faire passer en Espagne cachés dans les caves. C'est bien évidemment une enfance intéressante… Le deuxième épisode important se situe pendant la guerre d'Algérie dans les hôpitaux militaires où j'avais réussi à me faire réformer pour terrain schizoïde aigu ; Là, c'est Malraux qui m'a sauvé la vie, car j’avais commencé une grève de la faim. J'ai beau raconter cela à mes compatriotes autant de fois que vous voulez, cela ne les touche absolument pas… Lorsque j'ai écrit, il y a 13 ans, « la France moisie » à la une du journal Le Monde, cela a été une véritable levée de boucliers en prétextant que je me livrais à un article fasciste ! (...)

(...) Et aujourd'hui, on me dit de réécrire cela, ce qui ne m'intéresse bien évidemment plus… Toutes ces idées historico-politiques s'inscrivent dans la perspective d'une affirmation constante qu’il s’agisse de Mozart, Casanova ou encore Nietzsche. La littérature a une façon de penser non seulement la vie individuelle, mais également la vie historique c'est-à-dire de penser sa propre vie en tant que micro événement à l'intérieur de la grande histoire. Je crois que cela est vraiment nécessaire. Sinon, vous obtenez l'éternel roman familial qui n'en finit pas sous toutes les prétentions libératoires de se reformuler sans arrêt, ce qui fait que neuf fois sur dix, je suis tenté de dire : allez parler de cela sur le divan. »

 

Votre rapport à la nature et aux choses entrelace à la fois souvenir, réminiscences, et en même temps un éternel présent revisité.


Philippe Sollers :
« Le français nous permet un jeu de mots, je suis été. Cela a l'avantage d'être une saison et de mélanger le passé et le présent. C'est donc un rapport au temps extrêmement particulier. Cette question du temps est essentielle dans la littérature et je ne suis pas le premier à le dire bien entendu. Où en sommes-nous avec le temps ? C'est la fameuse question d’Arthur Cravan posée lors de sa visite à Gide et ce dernier sort alors sa montre et lui répond : il est six heures et quart ! Être et temps, temps et être… il y a eu de la pensée dans la littérature, mais également de la pensée dans la peinture si l'on pense à Manet dans l’Eclaircie. Tout le monde se trompe sur le compte de Manet. Le public vient cracher sur Le déjeuner sur l'herbe et l’Olympia, et Manet est très surpris, car il a l'impression de faire la résurrection d’une peinture absolument classique, ce qui est évident. Eh bien non ! C'est la naissance de la peinture moderne, nous raconte-t-on, et vous voyez les foules défiler dans les musées sans rien voir, ce qui est peut-être pire que d'aller cracher sur ses toiles… Quant à Picasso, alors n'en parlons pas ! Avec ses allées et venues dans le temps… De ce point de vue, Bataille a été un écrivain qui a énormément marqué ma jeunesse. Je me rappellerai toujours comment j'ai découvert L'expérience intérieure, un jour chez un libraire, posé négligemment par terre et dont personne ne voulait. Son autre livre Lascaux a été pour moi une révélation considérable, révélation qui m'a conduit aux grottes de Lascaux, à une époque où on pouvait encore les visiter. Cela a été un véritable choc non seulement visuel, mais également sonore. J'étais en face d'une pensée d'une grande profondeur, imaginez-vous un esprit réalisant un livre aussi brillant sur Lascaux et sur Manet, c'est tout à fait étonnant ! Cela a été rendu possible par tout ce qu'il a tenté, expérimenté, y compris sur le plan érotique, mais surtout grâce à son rapport au temps. Le temps ! Si vous êtes déjà dans votre pierre tombale, vous avez la date de votre naissance et la date de votre mort, et puis entre les deux vous faites ce que votre corps aura pu ! Et nous retombons, dans ce cas, dans cette sorte de généalogie qui se transforme de plus en plus en sociologie. Le grand obstacle à franchir en effet dans bien des choses est cette réduction automatique à la sociologie. La société étant devenue Dieu, vous êtes donc prié de vous définir socialement et sociologiquement. C'est la mort elle-même qui vous parle en économie politique et vous entendez toutes les déclarations les plus contradictoires, vous entendez ce désir de mort. C'est un mauvais rapport avec le temps qui vous crie son désir de mort. Par rapport à cette propagande et à l’opposé des prédicateurs de la mort comme le dit très bien Nietzsche, il ne s'agit pas encore une fois de réagir, mais de trouver cette autre position, ce détour, cet écart, voilà. Cela est intéressant et c’est très rare… »


« Et cela dérange ! »


Philippe Sollers :
« Oui, sourdement ! Vous savez, la société est un gros animal qui prend toutes les formes possibles et imaginables. Cet animal sent qu'il ne maîtrise pas le cas en question de l'écart. Par conséquent, vous prenez Les Voyageurs du Temps et vous lisez tout ce qui concerne les rapports entre la bête et ses parasites. C'est un passage qui est suivi immédiatement de propositions à propos de Kafka, un grand explorateur de cette affaire. Que signifie être parasité ? Vivre sur la bête… J’invite vos lecteurs à reprendre ce texte».
 

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"La question est que si vous êtes réfractaire, vous coulez dans le moule de la culpabilité, ce qui me paraît tout naturel en fonction même de la nature."

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Le regard de l’enfant est primordial et perdure bien au-delà des souvenirs que l’on peut en avoir. Faire de chaque jour une éternelle enfance pourrait-il être un adage que vous accepteriez ?


Philippe Sollers :
« Volontiers, si ce n'est pas trop prétentieux de rappeler en effet, la phrase de la déclaration de Baudelaire : Le génie, c’est l'enfance retrouvée à volonté, et il dit bien à volonté ! et non pas par bouffée mémorielle, même pas par la mémoire involontaire à la Proust… C'est quelque chose qui a trait à l'innocence puisque tout le monde se sent coupable, à juste titre, probablement. La question est que si vous êtes réfractaire, vous coulez dans le moule de la culpabilité, ce qui me paraît tout naturel en fonction même de la nature. Comment la nature serait-elle coupable ? C'est vrai qu'il y a des tsunamis, des tremblements de terre, qui sait si on n’a pas dérangé la nature ? C'est la question de l'innocence. Il me vient à l'esprit la réflexion merveilleuse d’Hitchcock à Truffaut dans ses entretiens, Truffaut dit à Hitchcock : n'avez-vous pas l'impression que vos films sont toujours empreints de quelque chose de catholique en faisant référence à ses rapports à la culpabilité dans ses réalisations. Et Hitchcock réagit très vivement à cela en disant : comment pouvez-vous me dire cela alors que je n'arrête pas de montrer l'innocence de l'individu dans un monde coupable ! Il est vrai que si vous prenez le personnage de Kaplan dans La mort aux trousses, tout le monde lui en veut et souhaite sa mort alors qu’il n’est absolument pas concerné, vous avez là une référence évidemment christique. Et cela, le gros animal ne le comprend pas, mais le sent ! »


Les impératifs catégoriques ne résistent pas longtemps face aux idées que vous développez, c’est particulièrement sensible dans le rapport à la sœur, à la mère, à l’amante et aux femmes de manière générale…


Philippe Sollers :
« Je crois que c'est important parce que c'est une zone censurée, tabou. Une personne m'a dit qu'il faudrait faire le catalogue de tous les personnages féminins de mes livres. Il semble que l'on puisse en identifier à peu près deux cents de toute nature. La dernière qui s'appelle Lucie dans l’Éclaircie n'a rien à voir avec Minna dans Trésor d'amour. Chaque fois, je fais remarquer que tous ces romans sont bel et bien des romans où il y a une situation provoquée par le roman lui-même, où il y a un ou plusieurs personnages féminins et je fais en sorte de donner un traitement nouveau de ce sujet. Dans un de mes romans, je me moque de Musil, on me fait alors le reproche : mais qui êtes-vous pour vous moquer d’un tel auteur ? On ne me fait jamais la démonstration dans ces critiques de ce qui pourrait être faux quant à mes développements. Je suis très certainement l'un des rares écrivains à l'heure actuelle à avoir étudié de près dans la littérature tout ce qui allait suivre quant à la fabrication de l’espèce humaine, les questions de l’in vitro, ce corps humain fabricable à l’infini… Ces choses-là ne sont pas fausses, et d'ailleurs la plupart du temps, je donne des références très précises. Nous sommes à une époque où il y a l'information mais sans le commentaire. Vous avez des massacres et cela ne fait pas plus de vagues, d’autant plus que le corps est fabricable à l’infini… »


L’absolu pourrait-il résider dans cette réunion des cinq sens que vous soulignez particulièrement chez Manet et Picasso dans votre dernier roman ?


Philippe Sollers :
« C'est, en effet, la fameuse formule de Lichtenberg posée sous forme de devinette : il y a très peu de choses que nous pouvons goûter avec les cinq sens à la fois. Vous réfléchissez, et la réponse est évidente : c’est l’acte amoureux lui-même. Il est étonnant que dans certaines tentatives d’art, il y ait comme une transfusion des sens les uns dans les autres et, je n'ai pas inventé la formule puisqu’elle est de Claudel, l'œil alors écoute. Tout ce qui approche de cet art, qui est un art amoureux, est une forme d'écart par rapport à la grande expropriation en cours, c'est-à-dire que vous êtes exproprié non seulement de votre corps, mais également de vos sensations. Autrement dit, vous êtes « scotché » à l'image, ce qui est la grande force du système. Il suffit d’ailleurs de faire l'essai de regarder la télévision en coupant le son, un excellent moyen pour prendre conscience de tout cela. »


Une question indiscrète pour finir : pouvez-vous nous parler de cette couleur noire, d’un noir bien particulier, qui semble tant faire vibrer tout votre être ?


Philippe Sollers :
« Le livre commence par une éclaircie, mais se poursuit par une mort. Ensuite, il y a cette ressemblance étonnante d'une femme qui ressemble à une morte, on pourrait tirer de cela des effets fantastiques à la Edgar Poe. Eh bien non, ce ne sera pas cet effet-là qui sera recherché, on tire plutôt immédiatement ce choc que provoque en vous… cela… (Philippe Sollers montre alors une reproduction du portrait de Berthe Morisot au bouquet de violettes peint par Manet qui est posé sur son bureau NDLR). Vous avez ici ce noir qui vient d'Espagne avec Vélasquez, Goya, c'est quelque chose qui vous met en présence dans le regard même, un regard avec beaucoup de nuit comme on dit en Espagne, d'une très étrange sensation de vie. Ce noir est la vie elle-même, cette lumière du noir qui est la vraie lumière. Dans le Voyage au bout de la nuit, il y a une lumière, et je fais exprès de faire référence à ce livre fabuleux. Les intermittences de clarté sont d'ailleurs souvent le fait des femmes dans ce livre. Le rapport des écrivains et des femmes est très restreint en expérience, et il y a très peu de cas écrivant sur le terrain. Manet était un virtuose de l'accès au féminin, Picasso aussi, c'est d'ailleurs cela qui les rapproche. Vous connaissez ce tableau de 1919 qui s'appellent Les amoureux de Picasso, vous avez là les cinq sens… Manet demandait à sa femme, merveilleuse pianiste, de lui jouer du Haydn alors que tout le monde écoutait à l'époque du Wagner, du Schumann, des romantiques… Rien n'est plus lumineux que Haydn, et si vous écoutez la façon dont il s'interrompt tout le temps, vous voyez apparaître une expérience d'un certain néant d'où la note surgit. Je pense avoir été le premier à souligner que partout où vous avez ce noir vibrant, vous avez une proposition incestueuse, qu'il s'agisse de la belle-sœur de Manet ou des deux sœurs de Picasso… Et lorsque j'évoque cette proposition, il faut bien comprendre par là que c'est le contraire de la prédation. C'est sur le bord et non pas l'acte. C’est tout ce qui peut faire vivre en même temps le temps, celui de l'enfance, et le temps présent, toute cette masse de matière noire… Il s'agit bien là de l'inceste tout à fait sublimé et non pas idéalisé. Il faut aller assez loin dans le vibrant de l’expérience, et non pas voir cela de loin. Il n'y a rien d'obscène dans tout cela. Ce sont des émotions très profondes. Les adultes étant des enfants ratés se vengent constamment, d'où la pédophilie. Qu'est-ce que la pédophilie sinon qu'un adulte se venge de sa propre enfance. De la même manière, qu'est-ce que l'inceste misérable qui conduit à des séquestrations et autres horreurs, si ce n'est l'esprit de vengeance qui est tout le temps à l'œuvre. »

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Oeuvres complètes Gustave Roud - Editions Zoé

Interview Daniel Maggetti 15/09/22

 

Vous êtes avec Claire Jacquier à l’origine de cet immense projet de l’édition critique des œuvres complètes de Gustave Roud. Comment vos pas ont-ils rejoint ceux de ce grand poète suisse du XXe siècle ?

 


Daniele Maggetti : "J’ai commencé à lire Gustave Roud pendant mes études à l’université de Lausanne, dans les années 1980. J’y suis venu depuis la Suisse italienne pour étudier la littérature française, en ignorant que la formation qu’on y dispensait offrait la possibilité d’aborder les écrivains de Suisse romande. Je n’en connaissais aucun, et de fil en aiguille, je me suis spécialisé dans ce domaine, en m’intéressant aussi de plus en plus au travail d’édition et aux archives. En 2003, j’ai été nommé professeur à Lausanne, et directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes, devenu en 2019 Centre des littératures en Suisse romande. Il s’agit d’un institut dont une des vocations est la conservation et la valorisation d’archives d’auteurs en relation avec la vie littéraire de la Suisse francophone. C’est là qu’est conservé le fonds d’archives Gustave Roud. Dès mon entrée en fonction, j’ai lancé plusieurs projets de publication de correspondances de Roud, j’ai régulièrement inscrit ses œuvres au programme de mes enseignements, et en 2015, j’ai mis sur pied avec des collègues deux grandes expositions autour de son travail littéraire et photographique. Le chantier des œuvres complètes, qui a été soutenu par le fonds national suisse de la recherche, est en quelque sorte l’aboutissement logique de cet engagement de deux décennies. Il doit aussi beaucoup à Claire Jaquier, qui a été une des premières chercheuses à travailler sur Roud, auquel elle a consacré sa thèse de doctorat, et qui a longtemps présidé l’Association des Amis de Gustave Roud".

Au regard de l’ampleur de sa production, il apparaît manifeste qu’en plus d’être un grand poète, Gustave Roud conjugue d’autres talents…

Daniele Maggetti : "Un des intérêts et des enjeux de cette publication est précisément de montrer que Roud, loin d’être uniquement un poète à la production relativement peu abondante, a été pendant plus d’un demi-siècle un acteur majeur de la vie littéraire suisse romande, à laquelle il a participé de plusieurs manières – en tant que critique, collaborateur à des entreprises éditoriales, traducteur, photographe…. De plus, il a été pendant près de trois générations au cœur d’un réseau d’échanges intellectuels d’une grande richesse, ce dont témoigne sa correspondance".

Comment considérer le travail de traduction réalisé par Gustave Roud ? Vers quels auteurs allait sa préférence ?

Daniele Maggetti : "Roud a dû effectuer des traductions alimentaires, qu’il ne signait en général pas, et aussi, dans le même esprit, accepter des travaux occasionnels liés à ses engagements dans le monde éditorial. Mais cela est à mettre sur un tout autre plan que les traductions auxquelles il s’est consacré volontairement, et qui relèvent d’un choix électif. Le noyau central en est constitué par les romantiques allemands, en premier lieu Novalis et Hölderlin, auxquels s’ajoute à partir des années 1940 Georg Trakl ; Rilke a été une suggestion de son éditeur, Henry-Louis Mermod. Outre qu’à de nombreux poètes de langue allemande, Roud s’est également intéressé à des auteurs de langue italienne – qu’il a apprise en autodidacte".

Comment appréhender selon vous cette œuvre immense ? Quel(s) ouvrage(s) recommanderiez-vous pour entrer dans l’œuvre de Roud ?

Daniele Maggetti : "L’œuvre de Roud est d’une grande cohérence, et ses positionnements personnels et esthétiques la traversent tout entière. Dans un premier temps, la plongée dans quelques-uns de ses recueils est indispensable : je conseillerais Adieu, qui est très bref, Air de la solitude, Requiem et Campagne perdue. Si l’on veut approcher au plus près sa trajectoire intime, on peut se lancer dans la lecture de son Journal, qui constitue à la fois l’accompagnement et l’envers de son travail littéraire".

 


La sensibilité et poésie de Roud peuvent-elles être pleinement appréciées sans connaître le contexte géographique de la Suisse romande qui les ont vues naître ?

Daniele Maggetti : "Il y a certes dans l’œuvre des éléments contextuels, que notre édition permet du reste d’appréhender. Mais comme tout écrivain de qualité, Roud peut être lu sans être familier de la Suisse romande : les réalités qu’il aborde et les questions qu’il creuse ont une portée esthétique et existentielle accessible à n’importe quel lecteur. On ne s’interroge pas de cette manière à propos de Jane Austen et de la campagne anglaise, de Lorca et de l’Andalousie, de Pirandello et de la Sicile, de Flaubert et de la Normandie…"

Quel legs Roud a-t-il laissé quant à son travail photographique ? A-t-il contribué à conserver une mémoire « ethnographique » à jamais révolue ?

Daniele Maggetti : "Le fonds photographique Gustave Roud présente de nombreuses facettes qui n’ont jusqu’à présent été commentées que de manière partielle. L’aspect que l’on peut appeler ethnographique en est en effet une : étant donné qu’il a fixé la réalité et les évolutions des campagnes de 1920 à 1970 environ, il est un témoin exceptionnel – et impliqué – d’une mutation aux implications multiples, à laquelle il réfléchit également dans plusieurs de ses textes. Cette piste mérite dès lors d’être suivie".
 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Hommage

Interview Roberto Calasso (1941 - 2021)

 Milan

 

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Notre revue a eu le grand plaisir de rencontrer le grand écrivain et éditeur italien Roberto Calasso aux éditions Adelphi qu'il dirige en plein coeur de Milan. Entouré de manuscrits et de tous les livres qu'il a publiés en cinquante ans d'expérience, l'intellectuel a bien voulu retracer son riche parcours dans le monde de la littérature et des sciences humaines, parcours qui a permis d'élaborer une oeuvre cohérente formant un tout indissociable, un peu à la manière du catalogue Adelphi, et dont le lecteur sait - ô combien - ou en découvrira de manière initiatique toute la richesse.

 


otre enfance et adolescence ont été placées sous le signe de la littérature et de la philosophie. Quels souvenirs gardez-vous de ces années toujours essentielles ?


Roberto Calasso : "La littérature a en effet été essentielle, en soi, depuis toujours. Il est vrai que je suis né dans un environnement où les livres étaient omniprésents. Mon grand-père était professeur de philosophie à l’université de Florence et mon père enseignait l’histoire du droit également à l’université. J’ai ainsi un souvenir précoce de ces reliures de livres écrits en latin. Par la suite, mon intérêt s’est porté vers de nombreux autres domaines que la littérature, notamment l'anthropologie, la philosophie, l'histoire, et j’en oublie beaucoup... Je lisais sans exclusivité avec en particulier une attirance pour la Grèce et sa riche mythologie. Les choses que j'ai pu écrire plus tard étaient déjà présentes, en effet, dans ces années de formation. Même l'Orient et l'Inde étaient déjà là.. Mais les livres n’étaient pas tout. J’ai eu également une passion dévorante pour le cinéma..."


Très jeune également, vous avez rejoint le monde de l’édition avec votre entrée à Adelphi, maison que vous dirigerez à partir du début des années 70. Quels liens, apparents - et moins visibles - avez-vous progressivement trouvés entre le monde de l’édition et votre propre création en tant qu’écrivain ?


Roberto Calasso : "Les éditions Adelphi ont commencé en 1963, et 2013 a marqué son cinquantenaire. J'étais déjà présent avant même que l'on ait l'idée de donner ce nom à ces éditions. C’est Roberto Bazlen qui m'en a parlé le premier et j'en suis officiellement devenu le directeur éditorial en 1971, mais je peux dire que j'ai participé à ces éditions dès le commencement. Quant aux rapports entre mon propre travail en tant qu'écrivain et celui d'éditeur, c'est toujours une question délicate. Comme je vous le rappelais, une branche de ma famille était plutôt du côté universitaire et l'autre du côté éditorial, mon grand-père avait même déjà réuni ces deux aspects en fondant également une maison d'édition très ambitieuse et qui existe toujours, La Nuova Italia, où l'on publiait des classiques de la philosophies et quelques grands ouvrages d’historiens et de philologues… Le monde de l'édition a toujours été très présent dans la famille. C'est donc assez naturellement que je me suis lancé dans une telle entreprise.


Si l’on regarde le riche catalogue de cette maison, on ne peut qu’être surpris par son extrême diversité : Le récit du Pèlerin d’Ignace de Loyola cohabite avec l’Ecce homo de Nietzsche, l’univers de Kafka a pour voisin ceux mythologiques d’un George Dumézil. Comment appréhendez-vous l’étendue de ce catalogue qui ne doit rien au hasard ?


Roberto Calasso : "J'ai en effet moi-même traduit les deux livres que vous évoquez au début de votre question. Je pense qu'il n'y a rien de fortuit et que ce sont des choses nécessaires, me semble-t-il, qui m’ont conduit à de telles publications. Cela correspond aux idées générales de celui qui a été à l'origine d’Adelphi, je veux parler de Roberto Bazlen. Une de ses idées essentielles était ce qu'il appelait le livre unique, à savoir des livres conçus comme des expériences décisives pour l'auteur, et qui coïncidaient avec ce livre. Un des premiers exemples publiés de ce genre d'ouvrage a été le roman L’autre côté d’Alfred Kubin ; Kubin était un grand dessinateur et peintre, mais qui pendant quelques mois de sa vie a été obsédé par l'écriture de ce livre, qui est son seul roman. Je vous ai cité Kubin, mais il faudrait également souligner les oeuvres de Walser, Potocki , Gosse , Burney , et réserver bien sûr une attention toute particulière à Nietzsche et Kafka. Cette idée de livre unique si chère à Bazlen a permis l’élaboration du catalogue des éditions d’Adelphi, et pour ce travail nous avons essayé de rendre évidents les liens entre le texte, le papier, les choix graphiques, les quatrièmes de couverture ainsi que les couvertures même restent essentiels. En effet, cela ne relève donc pas du hasard, mais plutôt de cette lente construction dont chaque livre publié par Adelphi participe et vise, patiemment, à une cohérence dans la diversité.

 

 

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"...J'ai beaucoup de mal à juger moi-même de la géométrie de tout cela, comme l’ensemble touche des points qui sont manifestement très éloignés. Ils sont néanmoins, selon moi, en relation très étroite, et c'est ce que j'essaye de démontrer... Je pense que c'est le lecteur qui doit les découvrir avec l'auteur."

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Vous avez entrepris avec La ruine de Kasch une longue réflexion qui vous a mené jusqu’au dernier livre récemment publié en français La Folie Baudelaire. Votre pensée ne prolonge-t-elle pas le fil d’Ariane dans le labyrinthe non seulement de l’héritage classique, mais aussi de la modernité ?


Roberto Calasso : "Le sixième livre en France - La Folie Baudelaire - évoque la figure de Baudelaire et de Paris au XIXe siècle. Mais le septième qui sort chez Gallimard s'appelle L'ardeur, et a pour objet la matière védique et les plus anciens textes indiens. Mes livres passent ainsi d'un tableau à un autre, assez éloignés , d’un livre spécifiquement grec, Les Noces de Cadmos et Harmonie, au Rose Tiepolo, qui évoque un peintre du XVIIIe siècle à Venise, alors que K. a Kafka pour personnage central… J'ai beaucoup de mal à juger moi-même de la géométrie de tout cela, comme l’ensemble touche des points qui sont manifestement très éloignés. Ils sont néanmoins, selon moi, en relation très étroite, et c'est ce que j'essaye de démontrer... Je pense que c'est le lecteur qui doit les découvrir avec l'auteur."


Vos livres n’hésitent d’ailleurs pas à se renvoyer les uns aux autres, mosaïque à multiples dimensions. Toujours en référence à Baudelaire, comment appréhendez-vous l’analogie et la correspondance dans votre démarche ?


Roberto Calasso : "Oui, l'analogie est un mot très important pour moi. Il ne s'agit pas uniquement d'une question de rhétorique, mais d’une voie de la connaissance. C'est ce que l'on devrait trouver, avec différentes versions, dans les différents volumes. Dans les textes védiques, par exemple, on ne parle pas spécifiquement d'analogie, mais de bandhu, qui signifie connexion, lien, mais cela rejoint assez étroitement l’analogie à laquelle se référait Baudelaire. Vous voyez que tout cela est lié. L'idée la plus importante sur le plan formel est que ce livre devrait être autosuffisant, c'est-à-dire donner tout ce qu'il faut au lecteur, mais si l'on veut avoir une autre dimension, il faudra alors le mettre en rapport avec les autres pour découvrir de nouvelles choses."


Ce que vous dites fait penser à cet épisode du Palais-Royal à la fin de La ruine de Kasch…


Roberto Calasso : "Oui, c’est un très bon exemple, car le Palais-Royal est une image très forte pour moi. La ruine de Kasch que vous évoquez est un peu la pépinière de tout, le livre à partir duquel toutes les branches sont parties. Si vous prenez La Folie Baudelaire, vous retrouvez au centre de ce livre ce rêve du « bordel-musée » de Baudelaire, qui est une sorte de Palais-Royal à l'intérieur - même si je ne le dis pas explicitement. J'aimerais que le lecteur s'en rende compte par lui-même, je le mets en rapport avec une image que l'on trouve dans La ruine de Kasch et qui est liée à Baudelaire également. En effet, dans son essai De l’essence du rire, Baudelaire parle de la Virginie de Paul et Virginie qui se promène dans le Palais-Royal et découvre le mal et le vice. Ces deux apparitions sont très liées et sont pourtant éloignées si l’on pense que La ruine de Kasch est parue en 1983 alors que La Folie Baudelaire est parue près de trente ans après. Je pense en effet que l’on peut garder cet exemple pour montrer de quoi je parle…"

 

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"La conscience à travers les mythes est en effet le grand thème, une notion autour de laquelle tous mes livres tournent d'une certaine manière.

 

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La conscience, la légitimation du pouvoir et ses conséquences, la possession, la culpabilité, le sacrifice, la métamorphose… sont autant de thèmes essentiels de vos livres.


Roberto Calasso : "La conscience à travers les mythes est en effet le grand thème, une notion autour de laquelle tous mes livres tournent d'une certaine manière. Le pur fait d'être conscient est quelque chose qui paradoxalement est devenu un sujet hot pour les hommes de science en ces dernières années, vous avez des centaines de livres où le mot consciousness apparaît sans grand résultat, me semble-t-il, jusqu'à maintenant, alors même que des textes aussi anciens que les sources védiques – je pense par exemple aux Upanishads - avaient déjà abordé ces questions depuis bien longtemps. Il est donc difficile de passer à côté de cette notion de conscience en raison de l'aveuglement occidental sur ces questions. A la fin du XIXe siècle la science prétendait-et c'était une grande erreur comme nous l'avons constaté par la suite -que cette notion était un épiphénomène. Mais ce qui m'a intéressé en priorité au-delà de tout cela, c'était de constater que depuis ces temps immémoriaux nous étions toujours confrontés à la même question. L'autre notion également essentielle que vous évoquez – la légitimation du pouvoir - est au commencement de La ruine de Kasch. (...)

Le dernier livre de Roberto Calasso

 

L'ardeur [L'ardore] Trad. de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Collection Du monde entier, Gallimard, 2014.

Quelque chose d'immensément loin de notre présent est apparu il y a plus de trois mille ans dans l'Inde du Nord : le Veda, un «savoir» qui englobait tout en lui, depuis les grains de sable jusqu'aux confins de l'univers. Cette distance transparaît dans la manière de vivre chaque geste, chaque parole, chaque entreprise. Les hommes védiques accordaient une attention adamantine à l'esprit qui les soutenait et qui ne pouvait être disjoint de l'«ardeur» à partir de laquelle, pensaient-ils, le monde s'était développé. L'instant prenait sens dans sa relation avec un invisible qui débordait de présences divines. Ce fut une expérimentation de la pensée si extrême qu'elle aurait pu disparaître sans laisser aucune trace de son passage sur la «terre où erre en liberté l'antilope noire» (c'est ainsi que l'on définissait le lieu de la loi). Et pourtant cette pensée – un enchevêtrement d'hymnes énigmatiques, d'actes rituels, d'histoires de dieux et de fulgurations métaphysiques – a l'indubitable capacité d'éclairer d'une lumière rasante, distincte de toute autre, les événements élémentaires qui appartiennent à l'expérience de tout un chacun, aujourd'hui et partout, à commencer par le simple fait d'être conscient. Elle entre ainsi en collision avec nombre de ce que l'on considère désormais comme des certitudes acquises. Ce livre raconte comment, à travers les «cent chemins» auxquels fait allusion le titre d'une œuvre démesurée et capitale du Veda, le Satapatha Brāhmaṇa, on peut retrouver ce qui sous nos yeux en passant par ce qui est le plus loin de nous.

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(...) Le livre commence en effet par un coup de maître, celui de Talleyrand entre les dernières années de l’Ancien Régime et 1848. Il savait bien ce qu'était la légitimité du pouvoir, dans le sens où l'entendait l'Ancien Régime, à savoir la sacralité du pouvoir. Avec une effronterie étonnante, il a réussi à renverser la situation. Lorsqu'il s'est présenté au Congrès de Vienne comme représentant du pouvoir qui avait été battu, il a imposé ses vues pour faire accepter l'idée d'une nouvelle légitimité fondée sur la Convention, avec deux ou trois règles, assez simples, et qui devaient permettre d’assurer l’ordre. Ce qui est merveilleux, c'est que l'on ne s'est pas aperçu de cela. On a cru que c'était la continuation de l'ordre ancien, alors que c'était l'acte le plus téméraire, qui allait définitivement balayer l'ordre ancien. De manière tout à fait arbitraire, Talleyrand a inventé une nouvelle forme de légitimité. C'est une chose d'autant plus énorme qu'elle est passée inaperçue. Tous les historiens ont souligné combien le congrès de Vienne était un retour au passé, une restauration, alors que c'était le premier pas vers une direction où nous sommes encore aujourd’hui . Après deux cents ans de pratique de ces règles introduites par Talleyrand, nous pouvons constater que cela ne fonctionne plus. Mais en même temps, si l'on y réfléchit, que sont les Nations Unies ou la Communauté européenne sinon une tentative gauche d'établir une légitimité ? Les États-Unis ne font pas autre chose que de chercher ce que le génie de Talleyrand avait trouvé dans le passé. Cela veut dire que sans la légitimité rien ne marche, et en même temps cela veut dire que les hommes ne sont pas capables de parvenir à trouver une solution."

 

Cela rejoint ce que disait le grand juriste autrichien Hans Kelsen : Qui soulève le voile sans fermer les yeux verra, au contraire, la tête de Gorgone du pouvoir plonger son regard dans le sien.


Roberto Calasso : "Absolument, Kelsen est un bon exemple, car il a cherché et trouvé un mécanisme formel qui garantissait l'ordre, même si cela n'a pas fonctionné. Le problème est énorme et la chose la plus paradoxale est que tout cela est passé inaperçu. Si la Première Guerre mondiale a éclaté, c'est bien que le mécanisme de Talleyrand n’était plus opérant. A mon avis, c'est le problème même de toute pensée politique et c’est pourquoi j’ai placé le mot védique rta au commencement de La ruine de Kasch, mot qui signifie en même temps ordre et vérité. C'est autour de ce mot que tout tourne. Chaque pensée, qu'elle soit de Platon, de Spinoza ou encore de Kafka, revient toujours à ce terme. À la fin du Château de Kafka, vous trouvez ce dialogue merveilleux entre le conseiller Bürgel et K. où Bürgel évoque ce qu’il appelle la Weltordnung, qui est la traduction même de rta, l’ordre du monde. Vous voyez alors que ce n'est pas une question de date, mais bien effectivement quelque chose de récurrent. Le passage décisif, la vraie différence entre le monde archaïque et la modernité, peut être symboliquement situé autour des années de la Révolution française."


La possession est également une notion importante dans votre réflexion.


Roberto Calasso : "C'est en effet une notion très importante puisqu'elle est liée justement à la conscience que nous évoquions auparavant. La conscience très souvent est conçue comme si elle dépendait d’un moi qui serait une sorte de petit bloc uniforme et compact, ce qui est une illusion totale. Ce qui agit dans chaque sujet est quelque chose de beaucoup plus complexe. Il y a toujours une dualité, ce qui était très clair dans les textes védiques et qui deviendra moins clair dans le cours de l'histoire occidentale. Il faut remarquer qu'il est beaucoup plus facile, d'un point de vue pratique, d'agir sur des individus entendus comme des entités compactes que de prendre en compte leur diversité et complexité…"


La culpabilité et le sacrifice tiennent également une place importante dans votre œuvre.


Roberto Calasso : "Ce sont en effet des notions qui sont présentes dès les premières pages de La ruine de Kasch, car ce sont non seulement des choses qui sont liées, mais qui tendent à coïncider : le sacrifice est la culpabilité. C'est une manière de mettre en mouvement cette chose essentielle qu'est la culpabilité. C'est un thème en effet inépuisable, et je dois vous avouer que ce thème est de nouveau présent dans mon dernier livre – L’ardeur - même s’il est abordé dans un autre contexte. C'est une chose qui va très loin et qui nous oblige à passer non seulement dans l'histoire très ancienne, mais également dans la Préhistoire. Nous avons, me semble-t-il, une idée tout à fait insuffisante de ce qui s'est passé avant la révolution néolithique. C'est évidemment un domaine très difficile à explorer pour des raisons évidentes, mais il faut avoir le courage de dire certaines choses et elles sont liées à cette idée de sacrifice dont nous parlons. Le sacrifice, quand il apparaît dans les civilisations les plus archaïques, est en quelque sorte un livre d’histoire. C'est un domaine où il faut être très prudent, mais les progrès de la paléoarchéologie des cinquante dernières années permettent d'aller plus loin que cette vision des hommes primitifs comme des sortes de brutes… Je pense que le problème essentiel réside dans la chasse, c'est la clé de tout. Et par chasse il faut entendre quelque chose de beaucoup plus large que ce que le terme implique généralement. Le rapport à l'animal est un thème inépuisable : la mythologie grecque ne peut pas être comprise si l'on ne considère pas ce rapport à l'animal. Or, au XIXe siècle, on a pratiqué le contraire, en analysant la civilisation grecque du seul point de vue de l'humanité, sans considérer ces éléments préhistoriques que l’on continuait d’occulter. Il me semble que c'est un malentendu très important. D'ailleurs, cette attitude a été contredite par les documents et les sources. Cela ne revient pas à nier l'idée selon laquelle la Grèce dans les siècles classiques aurait inventé un profil anthropologique tout à fait à part par rapport à ce qui s'est passé dans le reste de la Méditerranée à la même époque. Mais si l’on oublie ce rapport avec les animaux, on est perdu et l’on devient humaniste. Ce qui n’est pas un bon signe ..."

 

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"Il n'y a rien qui aille au-delà de la mythologie grecque. Seul un petit fragment de cette richesse est passé dans la conscience européenne, une grande partie a été perdue, sans parler de ce qui n’a pas encore été perçu."

 

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Ce rapport est alors un immense réservoir d’échos littéraires…


Roberto Calasso : "Naturellement, il n'y a rien de plus beau que ces histoires-là. Il n'y a rien qui aille au-delà de la mythologie grecque. Seul un petit fragment de cette richesse est passé dans la conscience européenne, une grande partie a été perdue, sans parler de ce qui n’a pas encore été perçu."


Comment percevez-vous le baromètre culturel de notre époque et quel est votre jugement à cet égard – pessimiste ou optimiste ?


Roberto Calasso : "J'ai envie de répondre à votre question avec une notion de météorologie, à savoir la dépression…(rires). C'est une très étrange dépression effervescente, peut-être la chose la plus originale du moment. Nous connaissons une surcharge de mouvements apparents et en même temps le cerveau n'est pas à la hauteur de ce qui se passe. Par effervescence, je pense à ce que j'appelle l'âge de l'inconsistance, le manque de substance."


Une certaine vacuité ?


Roberto Calasso : "Oh non ! Si nous connaissions la vacuité, cela ne serait déjà pas mal ! Cela dit, il y a encore beaucoup de choses à découvrir."


Nous ne ferons pas l’exercice impossible - et presque illimité - de l’évocation de votre bibliothèque qui est déjà présente dans toute votre œuvre nourrie d’une connaissance sans frontières, quels seraient par contre les fondamentaux que vous estimeriez d’une bibliothèque de l’honnête homme du XXI° siècle ?


Roberto Calasso : "Il me semble que le catalogue d’Adelphi peut répondre d'une certaine manière à votre question. Nous sommes partis avec cette idée égoïste de publier des livres qui nous étaient essentiels en espérant que cet intérêt serait de plus en plus partagé. Les cinquante dernières années ont montré qu'un grand nombre de ces ouvrages avait eu un écho, même s'ils n'étaient pas populaires à leurs débuts. Il n’y a pas de caractère systématique dans nos choix éditoriaux, mais plutôt cette idée de livres qui se font écho et se rejoignent les uns les autres, par des liens que nous avons ressentis et que nos lecteurs pourront – nous l’espérons - à leur tour découvrir."

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Entretien Pierre Voélin

Réponses du matin à des questions du soir

9/12 octobre 2020


Le poète Pierre Voélin aspire à une « langue de mémoire », une langue qui précède et dont le verbe anticipe la rencontre. Le poète interroge, convoque parfois, dans une nature qui est à la fois langage, mémoire et oubli, et qui traversent ensembles le vent. Le secret et le silence ponctuent ces espaces, sans mots le plus souvent, si ce n’est ceux du poète, mais s’agit-il encore de mots ou de maux ? A chaque page, comme à chaque souffle, le miroir de la poésie convoque les noms de ceux qui sont chers au poète, Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova, Emily Dickinson, Umberto Saba, J.-B. Pontalis… en autant de dialogues que de voix dans l’autre langue, celle qu’il nous appartient de découvrir grâce à cette admirable poésie tendue vers ce qui unit. Rencontre avec Pierre Voélin à l'occasion de la parution de deux recueils aux éditions Fata Morgana, "Les bois calmés" (initialement paru à La Dogana) et "Arches du Vent".

 

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« Seul l’amour ressemble à Dieu : seul il étonne l’Éternité. »
Pierre Oster

 

 


Quel souvenir de votre première rencontre avec la poésie de la langue ? Comment cette présence s’est-elle par la suite renforcée, affinée ?

Pierre Voélin : "La poésie de la langue, une rencontre - première ? Il faudrait sans doute remonter à l’écoute des voix adultes dans la prime enfance, et le mystère des vocables qui sont présents avec leur nimbe, leur demi-résolution, leur ombre, et cette merveille d’un jeu de syllabes qui vont et viennent, et s’écoulent dans la bouche des aînés avec la facilité d’une eau courante ; viendraient juste après, à sept ans, le sérieux de l’apprentissage du syllabaire, des formes, le non moins grand mystère des Lettres individualisées, ces lettres découvertes une à une, et ce pouvoir si heureux de les transcrire, une plume à la main; puis les emplois particuliers du langage dans les poèmes que l’on apprend par cœur, vers dix ou douze ans, mettons Jean de La Fontaine : « Le long d’un clair ruisseau buvait une Colombe… » et beaucoup d’autres très subtils usages dans l’espace de la langue; la saveur des expressions archaïsantes chez Brassens, par exemple.
Enfin l’on change d’étage ! La langue, cette fois-ci, nettement déportée vers une poésie quasi officielle, au cours de la quinzième ou seizième année : la découverte dans la bibliothèque paternelle ( le père lui-même, un poète qui publie de temps à autre ) des Fleurs du mal et d’une Saison en enfer, deux livres expurgés de leurs pages sulfureuses à coups de ciseaux, stimulant par là même une recherche active jusqu’à peut-être L’Album zutique, poissant les mains, gelant le coeur. Et la découverte de cette avant-dernière page de la Saison qui va être plus tard le socle de la poétique : « Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! » Et soit dit en passant, quelle bouffonnerie, le contemporain, d’imaginer Rimbaud au

Panthéon ! )

Plus tard, le lycée, la si adéquate « formation classique », les « humanités » où l’on rencontre, pour choisir un auteur, un seul, Jean Racine ; et très vite des « soirées-poésie » à Porrentruy, en Ajoie, présidées par quelques vrais et admirables lecteurs qui viennent avec leur provende sous le bras, s’assoient, et lisent, tout simplement. Découverte éblouie dans la nuit d’hiver de quelques poètes aux propositions renversantes : Michaux, Char, Ponge, Eluard… Le suivi, ce sont, au fur et à mesure de leur parution, les livres de la collection de poche Poésie/Gallimard ou quelques-unes des monographies que publie Seghers.
Et là… je m’y suis mis : la poésie serait dorénavant mon affaire, bien qu’absolument secrète ; après les années d’une existence enfantine très protégée ( quoique l’inquiétude soit la part de l’enfant sensible ), une adolescence solitaire et campagnarde, naît un lecteur plutôt paresseux, mais fervent.
C’est la densité de la poésie de René Char, que je lis allègrement, et la longue méditation de son attitude durant la guerre, et juste après… qui vont compter - tandis que je longe la berge du Rhône, à Saint-Maurice d’Agaune, en terminale. Là, j’ai compris que je pourrais moi aussi resserrer les vocables, les nouer fortement, inventer une syntaxe elliptique etc… l’éblouissement durable devant la face héraclitéenne de cette poésie, et l’éclat de ses fulgurances. J’y consacrerai plus tard un travail universitaire, avant de m’éloigner".

 

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Hommage aux herbes des grands chemins
aux orties des ravins – aux fétuques
le long des sentiers secrets

à la frêle épilobe
fleur de l’incendie et de l’oubli

Survivre – et se hâter
à la bouche ce goût de solitude
et sur l’épaule un pâle chandail de cendres

 

((Pierre Voélin "Arches du Vent" Fata Morgana, 2020)

 

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De quelle manière le monde s’est-il présenté à vous dans votre jeunesse et quelles en seront ses influences par la suite sur votre poésie ?

Pierre Voélin : "J’ai donc lu très tardivement ; chez moi, il y a d’abord le réel, je veux dire le fait physique de la puissante nature, les campagnes secrètes, la profusion de cet univers physique qui va des lichens sur les roches au grillon qui stridule sous les constellations, des ondes gravitationnelles jusqu’à l’appel du loriot – il s’écoute jusqu’au fond des milliards de galaxies… oui, j’ai beaucoup aimé marcher en rêveur dans la solitude de la forêt jurassienne, je suis entré tardivement, il faut l’avouer, dans la bibliothèque mais avec une réelle ferveur ; reste aussi que notre père nous a très vite – nous, les trois aînés de la famille, emmenés dans les ciné-clubs ou les expositions de peinture, notamment à Bâle, chez Beyeler, bien avant que la Fondation ne s’exile à Riehen. Ainsi, dans nos besaces, nous n’avons pas manqué de biscuits ! Et la rencontre de Paul Klee ou de Giacometti ne fut pas moins importante que celle de La Boétie ou de Pascal. Même dans le retrait de l’étude, loin de toute activité sociale, si l’on excepte brièvement le combat politique pour la liberté du Jura, dans les marges de cette société des « trente glorieuses », le monde apparaissait comme fondamentalement ouvert. La guerre du Vietnam nous semblait un combat naturel, un combat à gagner, un combat possible, et même indispensable, contre les Yankees et leur politique au napalm, les héros admirés de quarante-cinq devenus très vite les bourreaux du peuple inspiré par Hô Chi Minh. Soit le communisme en tongs, le communisme à l’air candide, si simple, si courageux, et si féroce !


Mais il y a l’âme de l’enfant, et son trouble jusqu’au cœur d’une enfance - la visite de Dachau, à onze ans, en compagnie de mes parents et de mon grand-père maternel. Un trauma qui allait, si je puis dire, porter ses fruits beaucoup plus tard, devenir la matière même d’un souci quotidien, celui-ci d’abord affectif, ensuite proprement intellectuel, une énorme masse d’un savoir à méditer. La question de la Shoah comme un sentiment profond d’asphyxie, sans doute jusqu’à la fin de mes jours. Une honte en moi aux accents universels, une honte envahissante, et plus tard la violence de cette lutte contre l’antisémitisme n’ayant d’équivalent que celle contre toute espèce de communisme, et le regard pitoyable jeté sur la comédie des camarades déguisés en zélateurs de Mao. La lecture de dizaines et de dizaines d’ouvrages et d’analyse du phénomène totalitaire en commençant pas Hannah Arendt sans oublier le précieux Simon Leys, ou encore Claude Lanzmann, pour ne citer que trois noms, entre beaucoup d’autres.
La découverte des Mandelstam, la longue méditation de leurs actes, de la parole du poète surtout ; la première rencontre de ce couple dans la revue jésuite, les « Études » ; oui, Nadejda et Ossip, allaient me redonner une suffisante confiance en l’homme, en moi d’abord, pour que j’adresse au monde comme dit Emily Dickinson une « Lettre qu’il n’a pas reçue », à savoir mes premiers poèmes, tirés de Lierres, en 1982, à l’âge de trente-trois ans, dans La Revue de Belles-Lettres, à Genève".
 


A quelle source puisez-vous votre inspiration ? La nature semble avoir une grande place en contrepoint des contingences des vies humaines, mais non point une nature entendue en un sens bucolique mais en des accents tragiques…

Pierre Voélin : "Et puis une première remarque : la nature, un bien grand mot, on ne peut pas se laisser subjuguer par ses dimensions extravagantes, et dans un texte elle n’est présente que sous la forme d’une multitude de signes, divers et contradictoires ; voici ce que m’en écrit une amie, poète elle-même ( elle parle de Arches du vent ) : « Il n’y a pas « la nature » ou « des paysages » dans tes poèmes mais de l’espace, un espace en mouvement : des vents qui soufflent, des fleuves, des vols d’oiseaux, des pluies, des étoiles en voyage, des galops de pouliche, des sous-bois… ciels d’orage… et tendres lumières « où tremble un cœur fragile… ».

Si la nature est si extraordinaire, en sa beauté prolifique, en son déhanchement de garce, si elle nous paraît immuable ( je regarde par la fenêtre à cet instant un marronnier au lourd feuillage nuancé de jaune et d’orangé, avec encore d’ultimes nuances de vert, et cet arbre se détache sur le fond gris d’un ciel où la pluie menace, or, ce contraste est d’une harmonie prodigieuse ), ne pas oublier qu’elle est, cette nature, comme dit Paul de Tarse, en gésine…et son destin n’est pas moins fragile que le nôtre. Mais il est vrai que les saisons, le passage des saisons, peut nous fournir un climat qui accueille nos états d’âme les plus contradictoires et les plus cachés. Car nous avons une âme, n’en déplaise à Foucault pour lequel l’homme n’était plus qu’une vague silhouette. Un cadavre ambulant, un « musulman » nous expliquera Giorgio Agamben. Le monde s’en va, indifférent, une force aveugle, rien de bucolique, n’est-ce pas, et nous n’habitons aucune sorte de présent. Et ego in Arcadia… mais il n’y a jamais eu d’Arcadie.

 

La disparition de la lumière chaque soir contresigne notre propre effacement, notre perpétuel évanouissement, une singerie du néant qui toujours semble nous menacer, et là est le vrai de notre condition mortelle. On ne peut envisager de Résurrection qu’à partir de là, notre finitude est précieuse, elle n’est jamais simplement oubli, au contraire, elle nous éveille et ne cesse de nous remettre en face du monde - aussi bien cette terre méhaignée dont nous aurions à prendre soin.
Mais la vraie source d’inspiration, ce sont chaque jour, dans une actualité féroce, la contemplation des gestes, et la méditation des paroles, d’un Christ toujours nouveau, et qui nous précède sur tout chemin, soleil de justice qui éclaire tous les culs de basse fosse ; l’ordre et le désordre humain, l’inconscience et la folie, le mal tragique aussi bien, tout cela, sans être à la source de la parole poétique, la concerne au premier chef. Il est triste de constater que nos contemporains ont une aussi piètre image de l’activité du poète en ce monde, la passion de vouloir l’éliminer de la Cité, depuis Platon, n’a fait que s’affermir. Et l’indifférence suffit bien pour conduire ce projet insane. Mais servir la parole, et sa droiture, ce n’est pas du mouron pour les petits oiseaux, une tâche, elle n’a jamais été aussi urgente. La poésie est le règne de l’anti-mensonge. J’ajouterai que pour ma part, je ne prendrais la langue, je ne l’habiterais, je ne me servirais d’elle, que dans sa simplicité, et comme prise en son droit fil, sans contorsion. J’ai sauté en quelque façon l’étape surréaliste, en m’intéressant de près à ses premiers critiques, Char et Michaux et Ponge ou Saba".
 


Quel rapport entretenez-vous avec le silence et dans quelle mesure ce dernier vient-il nourrir votre poésie ?

Pierre Voélin : "Que de formes peut prendre le silence, et combien il nous est nécessaire ! mais qu’a-t-on dit quand on l’a qualifié de « silence intérieur » ? Il y aurait ce silence auquel il faut s’arracher pour laisser dans le poème quelques traces des exactions monstrueuses sur les théâtres de guerre, je songe à cette langue des tortures qu’il faut oser parler, à des moments, cette langue que j’ai parlé au moment de la guerre des Serbes en Ex-Yougoslavie, ou face aux hurlements muets durant le génocide des Tutsis, ( nous savions tout de la sauvagerie en cours, nous assistions aux massacres sur les barrages, les écrans ne mentaient pas, et chaque soir notre silence grandissait, plus profond et plus angoissant, et plus terrible… ) et il y aurait cette heureuse et toute autre dimension du silence, celui qui perdure après l’écoute du Quintet en ut de Schubert ou des grandes Passions de Bach ou du Requiem de Mozart… ces gouttes de silence qui tombent et alternent avec celles, musicales, dans le monde creusé comme un cuvier d’Arvo Pärt, ou cette respiration des moines qui psalmodient les Heures, tout près d’ici, à Hauterive, ou l’essoufflement de Billie Holliday, la voix éteinte, dans l’écoute de la bande-son…
Le silence, telle une contrée à rejoindre, par-delà les bruits de la ville, incessants – à moins de viser les trois ou quatre heures du matin, privilège des insomniaques - quand la parole de poésie va se lover sur elle-même, s’intensifier, durcir comme une pâte, et se déposer sur la feuille ou sur l’écran, dans une sorte d’hypnose chez celui qui l’a cherché de tout son être. Jean Grosjean parle admirablement de la poésie quand il nous dit qu’elle est cet instant où le langage devient quelque peu aveugle… On pense alors à Rimbaud, à Hopkins, à Mandelstam, au Rilke des Élégies de Duino, à Paul Celan, à Montale, à Johannes Bobrowski…
Le silence le plus précieux, il ne dure pas, comme cette vibration de la flèche qui vient de se planter au cœur de la cible. C’est à la recherche d’un tel instant, un peu miraculeux, que travaille le poète ayant pris tous les risques, et le lecteur le mieux averti, lui qui doit en quelque sorte refaire à distance le geste de la création, son honneur, n’en a jamais qu’une impression plus ou moins claire, souvent mitigée".
 


La mémoire rythme et scande vos poèmes, plus qu’un devoir, elle semble contribuer à souligner l’essentiel, cet héritage murmuré par la nature ( galops des pouliches, lierre, essaims… ).

Pierre Voélin : "Certes le « devoir de mémoire » existe, il est même nécessaire puisque le passé doit toujours être repensé, c’est-à-dire « peser » une fois encore, et mesurer à sa juste valeur. Il n’y a pas eu que Nüremberg, le faire-mémoire du génocide des Juifs européens ne s’est pas arrêtée là, avec la condamnation des principaux responsables des massacres, et le jugement sans appel, le refus total de leur idéologie meurtrière, il a fallu poursuivre l’enquête et bientôt découvrir la responsabilité de la Werhmacht, des soldats très ordinaires, dans ce que l’on appellera bien plus tard « la Shoah par balles ». Même le massacre de Babi Yar, perpétré par les Einsatzgruppen, en Ukraine, s’est éclairé d’un savoir nouveau. La mémoire dans ce sens est responsabilité, une lutte sévère contre l’oubli - pourtant ce dernier est nécessaire quand on l’envisage sur un autre plan. Et c’est ainsi qu’une certaine mémoire est le lieu même des solidarités et des fidélités".


La chose la plus mystérieuse jusqu’au seuil de la mort reste notre rapport au présent – qui n’est jamais là, stricto sensu, impossible à vivre pleinement quand c’est tout juste s’il nous est permis de l’envisager dans l’instant, comme on craque une allumette devant une serrure dans l’obscurité. Où est l’Être, de quelle étoffe est-il tissé, je veux dire, hic et nunc, dans les conditions de notre vie mortelle ? S’il est loisible de se projeter dans le futur, un devoir et une chance, nous avons de la peine à concevoir que le passé soit toujours là, que le passé ne passe pas, qu’il est aussi neuf que l’avenir, qu’il est impossible de l’immobiliser, et de le garroter en quelque sorte. Après tout, Proust déjà…

Quant à la poésie, elle fouille aussi de ses mains délicates, depuis l’enfance, tout l’héritage secret de l’Amour, avec ses lointains mémoriaux, ses multiples « cercles » comme dirait mon ami David Collin. Et la nature proche, sans qu’il soit besoin de l’idéaliser, peut bien nous offrir encore, nous prêter devrai-je dire, ses murmures et ses parfums, une réserve de signes, bien au-delà des sarcasmes de Rimbaud : « O Nature ! ô ma Mère ! » En l’occurrence, c’était bien la mère seule, la pauvre mère, dépassée par le génie du fils, le « sale gamin », l’impossible gamin, qui était visée".

 

* * *

La nuit reprendre cette marche à la pourriture
longuement goûter les saveurs de la boue

Le temps – son crâne à découvert
et le tournoiement de poussières invisibles

Terre – ô terre venue justifier l’amas des corps

Rien ni personne qui puisse effacer les jours
leur noire et silencieuse calligraphie
leurs doigts écorcés.

 

(Pierre Voélin "Les bois calmés" Fata Morgana, 2020)

 

* * *

Le temps ponctue régulièrement votre poésie, tour à tour captif, confident, mais aussi témoin d’une sourde inquiétude ?

Pierre Voélin : "Le temps dialogue avec l’éternité, nous hésitons à le comprendre, nous voulons rester sur le seuil, nous refusons d’entrer dans certaines perspectives, celles qui font vaciller notre conscience, nos certitudes, nos rassurements. Mais la mort est l’horizon de toute vie, et ce que nous révèle l’Ecclésiaste, « buée des buées, tout est buée », comme traduit délicieusement Grosjean, est la pierre de touche de nos existences, son curieux fondement. Le poète n’y coupe pas. Rien de l’inquiétude de chaque humain ne saurait lui être étranger. Seule compte sa loyauté dans son rapport aux mots du texte, et à ce que ces mots suggèrent d’un sens captif à délivrer, bref, un engagement dans la parole, une probité dont un Philippe Jaccottet ou un Pierre Chappuis serait à mes yeux deux emblèmes. A ce sujet, je crois que les cinq réponses qui précèdent disent, souhaitons-le, l’essentiel".

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Interview Michel Orcel

Dante Alighieri "La Divine Comédie - Le Purgatoire"

La Dogana, 2020.

 

Quel a été le point de départ de cette nouvelle traduction d’une œuvre légendaire, La Divine Comédie de Dante Alighieri, que vous avez entreprise depuis quelques années ?
 

Michel Orcel : "Je l’ai brièvement dit dans ma préface à l’Enfer, c’est l’indignation qui m’a mû. Une sainte indignation devant des traductions qui, soit par la complexité presque extravagante de leur langue (je pense évidemment à Pézard) soit par leur absence totale de musicalité (ce qui ne veut pas dire de mélodisme : il y a une vraie âpreté dantesque, et non moins d’opacité dans nombres de vers de la Comédie), me semblent faire obstacle à une lecture à la fois fidèle et contemporaine de ce chef-d'œuvre fondateur de la langue italienne, qui est aussi un sommet de la littérature universelle. Mais ma colère visait également les traductions qui aplatissent le discours de la Comédie. Je pense non seulement à la traduction de Jacqueline Risset (en vers libres), dont personne n’a jamais observé qu’elle est totalement dénuée de l’élément rythmique fondateur du poème, mais surtout à celle qu’un écrivain a récemment donnée chez un grand éditeur en mettant le poème de Dante en… octosyllabes, amputant ainsi de moitié l’ampleur poétique, intellectuelle et théologique de l’ouvrage, qui devient une sorte de « traduction de gare », comme on dit un « roman de gare ». J’écris en italiques le mot octosyllabe, car en vérité les « vers » de cette traduction sont des phrasettes de huit pieds, qui ignorent totalement la structure du vers octosyllabique – laquelle ne convient absolument pas à l’esprit du poème (il suffit pour s’en convaincre de relire les Chansons des rues et des bois d’Hugo). Cette tentative grotesque m’évoque les réécritures qu’on donne aujourd’hui de nos livres d’enfant : on supprime les mots un peu difficiles, on coupe en deux les phrases trop longues, on simplifie la syntaxe, on « modernise » la langue (« nous » devient « on »), etc. - Je l’ai dit aussi : je n’ai jamais pensé que je serais un jour conduit à traduire Dante, qui m’a longtemps semblé un massif inaccessible, mais, quand la chance m’en a été offerte par Florian Rodari, j’avais par rapport à mes concurrents l’avantage considérable d’avoir traduit les autres grands chefs-d’œuvre italiens en décasyllabes, et notamment les 39 000 vers du Roland furieux et les 15 000 vers de la Jérusalem délivrée, sans parler de Michel-Ange, poète obscur et rude s’il en est, et des poésies lyriques du Tasse. Pour traduire Dante, aucune autre solution ne s’offre en français que celle de la traduction en décasyllabes, vers qui est l’équivalent exact de l’hendécasyllabe italien. Mais un décasyllabe dont il faut posséder l’usage, ce qui sous-entend de longs exercices et une féconde méditation des vieux poètes français.
 

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Avez-vous rencontré des problématiques particulières pour la traduction du Purgatoire par rapport à celle de l’Enfer ?


Michel Orcel : "Non, mais vous me donnez l’occasion de m’expliquer un peu mieux là-dessus. La souplesse de son style permet à Dante d’adopter dans le Purgatoire les mots, les tons, le phrasé qui conviennent évidemment à son objet ; le lexique, par exemple, n’use plus des couleurs violentes et parfois obscènes de l’Enfer, mais l’appareil stylistique (tropes hardis, syntaxe remodelée, métaphores concrètes, etc.) et la langue ne sont pas substantiellement différents. Ce qui diffère, en revanche, ce sont les moyens du traducteur, qui, d’une part éprouve un soulagement à quitter le monde infernal (où les émotions sont intenses mais désespérées), et qui d’autre part pénètre toujours plus profondément dans l’œuvre et se prend du même coup à modeler de plus en plus près son vers sur le vers italien. De telle sorte que, si je n’ai jamais cherché à reproduire le système des rimes (ABA BCB CDC, etc.) - ce qu’a tenté une récente traductrice (traductrice – mais certainement pas poète), montrant ainsi que c’est une entreprise impossible si l’on veut sauver la grandeur et la complexité du tissu poétique de Dante -, j’ai spontanément trouvé des échos plus flagrants, des rimes plus fréquentes, notamment entre le premier et le troisième vers du tercet. Pour ne rien vous cacher, la chose s’est d’ailleurs vérifiée et accrue dans la traduction du Paradis. Pour répondre à votre question : loin d’avoir rencontré de nouveaux obstacles, les difficultés se sont faites moins pesantes.

Quelle vision selon vous nous livre Dante du Purgatoire sachant que ce concept est né au Moyen Âge ainsi que l’a brillamment rappelé le médiéviste Jacques Le Goff (lire notre interview) ?


Michel Orcel : "C’est une vision très proche de la théologie chrétienne (saint Thomas et la théorie de l’amour détourné de son vrai but sont bien là en arrière-plan) mais, en même temps, profondément personnelle. De même qu’il avait sauvé dans les « Limbes » de l’Enfer de grands personnages de l’Antiquité (Homère, Horace, Aristote, Platon, etc., et jusqu’à Démocrite, étonnant choix !) ou même du monde païen (Averroès, Saladin), de même le Purgatoire est marqué par la présence de trois grandes figures de l’Antiquité : Caton, qui accueille le poète dans l’anté-Purgatoire ; Virgile, le « très tendre père » qui guide le poète depuis les Enfers et le quittera (terrible moment !) au seuil du Paradis terrestre, sommet du Purgatoire, et un autre poète latin, Stace, qui va le conduire vers Mathilde et puis Béatrice. La présence de Caton n’est pas peu étonnante, si l’on y réfléchit. Stace peut surprendre aussi, car on ne sache pas que ce grand poète (si mal connu aujourd’hui) soit jamais devenu chrétien. Cela dit, la structure de la Divine Comédie est très pensée, et le Purgatoire est construit de façon spéculaire par rapport à l’Enfer : au lieu d’un gouffre structuré en « cercles » descendants, c’est une montagne qu’on gravit par corniches jusqu’au Paradis terrestre, qui se trouve inclus (c’est une invention de Dante) dans le Purgatoire.

 

Pensez-vous que cette vision de Dante soit encore compréhensible et accessible aux jeunes générations d’aujourd’hui ?


Michel Orcel : "Je dirai d’abord que, depuis au moins deux siècles, lire Dante n’exige en aucune manière de croire en Dieu et a fortiori à la réalité de l’Enfer et du Purgatoire.

Si les Italiens de tous âges continuent à être profondément émus par la lecture de la Comédie, c’est, non seulement parce que Dante est le père nourricier de la langue italienne et un pôle symbolique (comme Verdi) en qui se reconnaissent les Italiens, mais aussi parce que son poème décrit l’humanité avec violence, crudité, verdeur, ironie, humour, mais aussi tendresse, amitié, passion et compassion. Tous les sentiments, des plus beaux aux plus bas, tous les amours et les vices des hommes y sont peints sous des couleurs vivantes, tantôt pleines d’horreur, tantôt de pitié et de sympathie. Dans l’Enfer, la tendresse ne se faisait un chemin qu’à travers la figure de Virgile (le « très tendre père »), envers lequel Dante - qu’on représente si grave et si sévère - se montre comme un enfant à la fois craintif et confiant, ou de Brunetto Latini, le maître du poète, ainsi que dans des figures historiques mais déjà légendaires. Je pense notamment à Paolo et Francesca da Rimini, unis pour l’éternité dans un amour à la fois pur et coupable, ainsi qu’au comte Ugolin et à ses petits-enfants, mourant de faim les uns après les autres au fond de leur cachot… Cette tendresse se fait plus générale dans le Purgatoire ; les vices y sont certes durement punis mais rédimés, et tout le cantique mène vers le Paradis terrestre dans un grand mouvement amoureux qui préfigure déjà les joies du Paradis. Dans les années 80, Carmelo Bene (acteur et cinéaste avant-gardiste) déchaînait à Ravenne un stade empli de jeunes gens en leur lisant la Comédie… En 2006, c’était Roberto Benigni, sur la place Santa-Croce, qui commentait et récitait devant des foules passionnées les chants du grand poème : un spectacle qui a été repris dans diverses villes d’Italie et du monde, qui a été télévisé (on peut en voir de nombreux extraits sur Youtube) et a sans doute été vu par dix millions de personnes… C’est dire qu’en italien, la Comédie peut encore bouleverser des foules plus ou moins cultivées. Je ne crois pas, hélas, que ce puisse être le cas en France, non pas tant à cause de la traduction (ma version, en tout cas, est passée par le « gueuloir », contrairement aux autres, à ce qu’il semble si l’on fait l’expérience d’une lecture à haute voix), mais surtout parce que notre pays est aujourd’hui totalement déséduqué et que le nom de Dante est plutôt connu pour être le prénom d’un footballeur (d’ailleurs médiocre) que celui d’un des plus grands poètes que le monde ait connus… Cela dit, laissons aux jeunes gens toutes les chances d’ouvrir un jour la Comédie et de s’y plonger sans tenir grand compte des innombrables références historiques ou théo-logiques, mais en le lisant comme un poème aux métaphores les plus concrètes et les plus variées, comme un merveilleux kaléidoscope d’aventures et de caractères, enfin comme une initiation de l’amour à l’Amour.

 

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Est-ce la joie qui vous guide maintenant pour la dernière étape avec la traduction du Paradis qui viendra conclure cette vaste entreprise ?


Michel Orcel : "Pour être tout à fait franc, j’ai achevé il y a quelques jours à peine (le 29 juin) le premier jet de ma traduction du Paradis. Et en effet j’ai traduit ce chant dans une joie croissante, à peine ralentie ici et là, lorsque Dante nous inflige quelques tercets de pure théologie... Ce qui est plus puissant que toute dogmatique, c’est la grande symphonie de la Lumière et de l’Amour qui anime tout le cantique et achève le poème sur le fameux vers : « Amor che move il Sol e l’altre stelle » (« Amour qui meut Soleil et les autres étoiles »). N’oublions pas que la religion de Dante – pour être tout à fait orthodoxe – est le fruit d’une bouleversante expérience amoureuse de sa prime jeunesse dont, après des aventures sensuelles, il tirera tout le suc et le sens de la Comédie. Il est d’ailleurs remarquable (et la potentielle influence de l’islam sur Dante a été brillamment soutenue autrefois par Miguel Asin Palacios) que ce que Béatrice fut à Dante soit très semblable à ce que Nîzham fut pour le grand mystique musulman Ibn ‘Arabî, « la manifestation terrestre, la figure théophanique de la Sophia aeterna » (H. Corbin).

 

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Rien n’est ébranlé des fondements les plus purs du christianisme – le seul Médiateur est le Christ, la Vierge mère est « fille de (son) Fils (…), etc. –, mais le moyen par lequel Dante est éveillé à l’Amour divin passe par les yeux d’une femme. (Comment, à ce point, ne pas se rappeler l’Éternel Féminin / (qui) nous entraîne vers le haut » de Gœthe ?) De même que Dante avait inventé le mot « transhumaner » pour désigner le passage potentiel de l’homme à la surnature (la nature humaine déifiée), de même peut-on dire qu’il est le plus haut représentant d’un « féminisme » avant la lettre qui fait de la Femme le véhicule primordial de l’initiation au secret de l’amour divin".

 

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- "Le Purgatoire - La Divine Comédie" par Dante Alighieri, traduction nouvelle de Michel Orcel, 464 p. La Dogana, 2020.

 

- Lire notre chronique du premier volume paru "L'Enfer"

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Hommage Jean Blot

(1923-2019)

L'écrivain Jean Blot nous a quittés en cette fin d'année 2019. En hommage à cet homme de lettres,

cosmopolite et à la croisée des cultures, Lexnews republie l'interview qu'il avait bien voulu nous accorder en 2014, ainsi que la chronique de son dernier ouvrage paru tout récemment.

Jean Blot, c'est tout cela et plus que cela encore...

Jean Blot : « Le Séjour ; T.1 : L’enfance », Coll. Les Cosmopolites, Editions La Bibliothèque, 2019.
 

Imaginez ! Le narrateur – nommons-le Alexandre, naît à Moscou trois ans après la révolution d’Octobre de 1917, Lénine est au pouvoir ; D’origine juive, ses parents émigreront avec ce jeune enfant d’abord à Berlin, puis très vite à Paris... Un beau début de roman, pensez-vous.
Imaginez maintenant que cette enfance ait été non seulement vécue, mais qu’elle soit aujourd’hui présente, vivante, à portée d’oreille… Alors, cela devient non seulement un beau roman, mais une biographie inouïe !  C'est ce témoignage émouvant et précieux, ces souvenirs d’un autre siècle, pour beaucoup aujourd’hui difficilement imaginables, que nous livre avec ce premier volume d’une trilogie nommée Le Séjour, Jean Blot, écrivain, essayiste, grand cosmopolite et surtout amoureux impénitent de littérature et des mots.
Quelques pages suffisent à faire du lecteur le compagnon de jeu de ce garçonnet curieux, observateur, un brin intrépide, et qui se souvient, quatre-vingt-dix ans après, savoir parfaitement prononcer le « r » russe. Car émigrer, c’est aussi et plus encore lorsqu’on a un père poète perdre sa langue natale ; un abandon suivi de tant d’autres que le jeune Alexandre apprendra très tôt à cacher derrière une « hypocrisie du bonheur » qui, écrit-il, ne le quittera plus jamais. *

 

Et effectivement, bien loin de s’apitoyer ou d’être larmoyant, l’auteur joue avec une lucidité aussi implacable qu’espiègle avec ses souvenirs, sa mémoire et lui-même. Une enfance marquée du sceau de l’Histoire, inexorable, et qu’il attrape parfois au vol, questionne et accommode avec tendresse ou inflexibilité. Paris, la rue Poussin, l’Angleterre et les années de collège... de jeunes années qui allaient forger le futur écrivain et acteur de la vie culturelle internationale qu’il deviendra.
 

Des souvenirs « retrouvés » se voulant - ainsi que l’a souhaité Jean Blot, moins véridiques qu’authentiques, et mis en forme avec cet amour inconditionnel du style et de la littérature qui habite l’auteur. Pouchkine, Mandelstam, Proust y trouvent tout naturellement place. Jean Blot avoue une affection toute particulière pour le mot même de « Réminiscences ». Chateaubriand n’écrivit-il pas d’ailleurs avec justesse que « Les plus belles choses qu’un auteur puisse mettre dans un livre, sont les sentiments qui lui sont apportés, par réminiscence, des premiers jours de sa jeunesse. »
Et il est vrai qu’en ces pages émouvantes, ce mot prend une sonorité ou couleur toute particulière à la lecture de ces souvenirs qui imposent de remonter l’horloge du temps de près d’un siècle. En un savant dosage de confessions, de pudeur et malice, l’auteur ayant bien trop de respect pour son lecteur, Jean Blot se souvient et s’affranchit avec allégresse de la grisaille des souvenirs et des années qui passent.
C’est à une tendre conversation entre l’enfant qu’il fût et l’homme qu’il est devenu, entre le jeune Alexandre Blokh et l’écrivain consacré et reconnu aujourd’hui sous le nom de Jean Blot, son nom de résistant, à laquelle est convié le lecteur. Ses proches, son père admiré, sa mère douce et joyeuse, sa nounou, ses amis d’enfance n’y reprennent pas seulement place, mais revivent sous sa plume dans le regard et l’âme de ce garçonnet qui grandit alors que les heures de l’Histoire sonnent…
« Mais les cloches que j’entends sonner au loin, errer dans le jour gris comme pour annoncer sa fin – ou la fin – m’assourdissent. Le carillon fait que je n’entends plus les jours qui le précèdent. Je les retrouverai peut-être. Mais c’est le deux septembre dix-neuf cent trente-neuf. Et c’est le tocsin.
J’ai seize ans. J’en aurai bientôt… - dans six mois – dix-sept.
», écrit Jean Blot pour refermer ce premier volume lorsque les ailes du temps feront brusquement tourner cette page de l’enfance, de son enfance.


L.B.K.

Interview Jean BLOT

Paris, 11 décembre 2014

© Jean Blot
 

 

Longtemps haut fonctionnaire international et Secrétaire du Pen Club, Jean Blot est l'auteur d'une œuvre - romans, essais, livres de voyages, biographies - couronnée par de nombreux prix et traduite en neuf langues. Cet homme de lettres et de langues a décliné sa vie au diapason de la vie culturelle internationale. Découverte d'une âme slave, à l'élégance  britannique, et épris du bon goût français !


 

 

 

ès le plus jeune âge, votre vie est marquée par une dimension internationale, celle de l’émigration russe vers l’Allemagne, puis la France, celle de l’éducation et de la culture entre la France et l’Angleterre - sans oublier vos racines russes et juives, mais aussi l’influence de vos activités professionnelles en tant que haut fonctionnaire international…


Jean Blot : "De l’Allemagne, il ne m’est rien resté ; c’était la NEP, et à ce moment-là, on pouvait racheter les citoyens en devises fortes, comme nous avions de la famille en Allemagne, nous avons donc été rachetés et sommes partis pour Berlin. Mais, je n’en ai aucun souvenir, ma vie commence à Paris. En revanche, effectivement, j’ai été élevé dans le bilinguisme, et même dans le trilinguisme. Or, le bilinguisme et a fortiori le trilinguisme peuvent être une rude épreuve pour un jeune enfant d’autant plus qu’à cette époque je bégayais (je m’en suis soigné, vous vous en êtes aperçus, pour le meilleur ou pour le pire !). Cet environnement a pu introduire un doute certain dans l’univers d’un enfant trilingue.

 


Je pense également en vous parlant à un autre élément biographique qui a eu son importance : j’ai reçu une éducation à la fameuse école de Montessori, ce qui était certes une bonne chose à bien des égards et une mauvaise à bien d’autres… Une bonne chose parce qu’à Montessori, il était impossible de savoir si on travaillait ou si on s’amusait, et cela est précieux et rare. Après cela, je suis allé aux Roches, une école terrible pour jeunes gens de bonne famille – mes parents se ruinaient en m’y envoyant – et qui imitait, à mon avis, assez mal les écoles anglaises. En ces lieux, était pratiquée cette chose horrible qui s’appelait le bizutage, et dont je ne me suis toujours pas remis… Alors que j’étais dans ce nouvel établissement très malheureux, on me donna un beau matin une rédaction dont le thème était : « Tout nouveau, tout beau » ; bien sûr, dans ce contexte cauchemardesque, j’aurais dû comprendre que le bizut devait se tenir tranquille, mais j’entrepris malgré tout une apologie – à mon avis, absolument remarquable ! – du bizut et une attaque violente contre cette pratique. J’ai eu zéro ! A partir de ce moment, on a décidé de m’envoyer poursuivre mes études en Angleterre chez un oncle qui était un homme à la carrière internationale. J’ai passé seulement quatre années en Angleterre, mais à cet âge de onze ans, ces années sont importantes. A cette époque, je n’aimais pas beaucoup l’Angleterre, je préférais la France. Avec les années, j’ai quelque peu changé… Les écoles anglaises sont à la fois un paradis parce que vous avez des paysages merveilleux qui conviennent tellement bien à la jeunesse, il y a un système éducatif d’une très grande intelligence, mais c’était cependant pour moi également un enfer parce que j’étais privé de ma mère, de ma famille et que je me sentais étranger ; A vrai dire, j’ai toujours gardé ce sentiment d’être un étranger partout où je me trouve : Russe en France, Français en Russie, Anglais en Amérique et Américain en Angleterre, etc. ! J’ai pris conscience de cela en Angleterre à onze ans, soit il fallait « en crever », soit en faire des romans… J’ai préféré en faire des romans ! Voilà à peu près le périple de départ. Quand je parle russe, je me sens Russe, mais je suis avant tout Français, c’est cela que j’ai voulu être dès ma toute petite enfance…"
 


Une âme russe et un cœur français…


Jean Blot : "Oui, c’est en effet un raccourci dans lequel je me reconnais. Mais, auquel il faut également ajouter cette éducation anglaise qui m’est souvent très précieuse."
 

 

À partir de ce que nous venons d’évoquer, quel regard portez-vous sur ces influences plurielles et en quoi ont-elles pu avoir un rôle déterminant sur votre inspiration littéraire et votre écriture ?


Jean Blot : "Je suis réellement bilingue, non pas tout à fait trilingue car si je parle le russe, je ne l’écris pas. Cela vient du fait que mes parents me parlaient en russe, ce que je ne voulais absolument pas. Je me souviens que je leur répondais systématiquement en français ; j’ai désappris ainsi le russe, je voulais être français comme tout le monde ! Cela dit, j’ai écrit beaucoup sur la Russie ; je me suis intéressé à la Russie plus tard. Dans mon jeune âge, je ne voulais rien savoir, rien connaître. Quelle est en fait l’influence de la Russie ? Je pense qu’elle est quelque part, à la fois, très grande et très secrète. Cela serait plus facile de commencer par le français en ce sens que j’ai toujours voulu écrire dans cette langue et ne penser qu’en français, sentir en français… Il est vrai qu’écrire en anglais ou en russe, pour moi, ne signifie rien. Certes, en tant que haut fonctionnaire international, j’ai écrit, vous vous en doutez, plusieurs volumes de rapports en anglais, cela ne me pose pas de problème sur un strict plan linguistique, mais quelque part, la littérature n’a de sens, le monde n’a de sens, n’est lisible et ne doit être lu, pour moi, qu’en français. Il y a dans le français une exigence qui, selon moi, est profondément éclairante et structurante ; lorsqu’on dit quelque chose en français, c’est clair ; lorsqu’on dit quelque chose en russe, c’est émouvant ; et lorsqu’on dit quelque chose en anglais, c’est amusant ! (rires)."

 

 

© Jean Blot

 


Justement, lorsque vous avez composé, et encore récemment, vos romans, vos essais, est-ce que cette langue – le français - que l’on peut dire maternelle a été elle-même éclairée, influencée par ces autres langues que vous pratiquez ?


Jean Blot : "Lorsque j’ai commencé Les cosmopolites (1976, Editions Gallimard, Prix Valery-Larbaud), cette trilogie, j’avais initialement l’intention de l’écrire en trois langues, pour la simple raison que les dialogues, les idées des protagonistes se disaient en moi en chaque langue en fin de compte. En fait, si j’exagère un peu, si je force quelque peu le trait, le russe résonne, en moi, comme la langue des sentiments, le français est la langue de la réflexion, de la compréhension, de la clarté, et l’anglais est la langue de l’action. Encore aujourd’hui, je dicte plus facilement une lettre en anglais qu’en français. L’anglais garde également pour moi une certaine nostalgie de ces années d’enfance, j’aimais particulièrement la poésie anglaise. Mais, c’est extrêmement difficile de démêler toutes ces influences linguistiques plus précisément. Je crois qu’il y a dans mes trente-cinq écrits, dans mon œuvre, une sensibilité russe de base, certainement. Et, j’avoue que dans les rapports interhumains, j’ai – pour le meilleur et pour le pire ! – une attitude russe, judéo-russe qui peut parfois, faut-il le confesser ?, être un peu exaspérante. J’ai la fâcheuse manie de parler des choses dont on ne parle pas ! (rires)"

 


Quelles sont les influences déterminantes dans la littérature russe ? Vous avez consacré un essai à Gontcharov…


Jean Blot : "Oui, j’ai consacré un essai à Gontcharov parce que – il faut bien tout vous avouer ! - si tout le monde a écrit sur Tolstoï, si tout le monde a écrit sur Dostoïevski, personne en France, je crois, n’avait écrit sur Gontcharov ! Il n’y a que deux écrits, un de 1900 et le mien. Personne ne le connaissait. Oblomov, une de ses œuvres capitales, par exemple, a été totalement méconnue jusqu’au moment où elle a été jouée au Vieux Colombier l’année dernière. C’est une œuvre géniale ! Et Oblomov, plus proche du contemplatif que du paresseux, considère – ce qui, pour moi, est très important, l’action même comme un péché. Il y a toujours quelque chose de dangereux dans l’action. Mais, ce qui m’intéressait également, c’est que Gontcharov a créé avec Oblomov le seul russe positif de la littérature russe. Il est, je crois, le seul à avoir tenté d’expliquer ce que pourrait être un bonheur russe ; il a voulu montrer par son héros Stolz (Oblomov étant l’antihéros, n’est-ce pas…), ce que pourrait être un Russe qui garderait toute la richesse émotive et sentimentale de la Russie et qui aurait appris en Occident l’énergie, la discipline et une certaine forme de gaieté au sens de vitalité. Cela étant dit, selon moi, le plus grand écrivain russe demeure néanmoins Tolstoï. Alain disait : « Ah ! Si la vie écrivait comme le Comte Tolstoï ! » Tolstoï est réellement extraordinaire, tout est immédiatement là ; la présence, l’évocation sont immédiates. En revanche, dès que Tolstoï se met à penser, cela devient grotesque, les idées de Tolstoï que dieu nous en garde !"

 

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"Voyez-vous, je voulais être Le cosmopolite. J’aurais voulu apporter à la littérature une chose, qui du moins à l’époque était nouvelle, c’est-à-dire cette expérience de quelqu’un qui chaque matin ouvre son carnet et regarde la date pour savoir où il est, à New York, Paris ou à Londres..."

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On évoquait les influences des langues que vous avez acquises et intégrées très jeune, les parcours que nous avons également – trop rapidement – évoqués ont eu, je suppose, également une influence dans l’inspiration littéraire elle-même ?


Jean Blot : "Voyez-vous, je voulais être Le cosmopolite. J’aurais voulu apporter à la littérature une chose, qui du moins à l’époque était nouvelle, c’est-à-dire cette expérience de quelqu’un qui chaque matin ouvre son carnet et regarde la date pour savoir où il est, à New York, Paris ou à Londres… Cela a été ma vie et cela m’est, à vrai dire, arrivé deux fois ! Le cosmopolite, de même qu’il s’habille différemment selon qu’il est à Londres, Moscou ou Paris, pense aussi différemment. Il me semblait qu’il y avait là, dans cette attitude, la formation de l’homme moderne."

 

 

Jean Blot, secrétaire international du PEN Club © Jean Blot
 

 

Cette ouverture a fait de vous un homme d’amitié, amitiés qui vous ont permis de côtoyer de grandes figures du paysage intellectuel et littéraire comme Albert Cohen, Vladimir Nabokov ou encore Marcel Arland. Avec le recul, comment percevez-vous ces rencontres ? Ont-elles joué un rôle sur votre propre écriture ?


Jean Blot : "Je vais vous répondre, en premier lieu, sur l’écriture même : franchement, non ! Dans mon œuvre littéraire, la seule influence déterminante est celle de Proust. C’est pour tout avouer, Proust qui m’a permis d’écrire. J’ai commencé à écrire assez tôt ; j’avais à l’époque envoyé mes écrits à Jean Paulhan, j’avais 23 ans et j’ai reçu en réponse cette lettre que je cite de mémoire : « Monsieur, j’ai lu vos récits et ils m’ont semblés – encore que fort mal écrits – admirables. »

 


On oublie le « fort mal écrit » lorsqu’on reçoit une telle lettre, évidemment !

 

Jean Blot : "C’est certain ! J’ai beaucoup lu et aimé Cohen. J’ai aimé l’homme qui a été un très grand ami. Mais, Cohen a surtout été une découverte ; peu de personnes, à l’époque le connaissaient. Belle du Seigneur n’était pas encore paru, c’était Solal, et j’ai été vraiment enthousiasmé par cette prose, par ce brillant. Les circonstances ont d’autre part joué puisqu’à l’époque j’étais à Genève et qu’Albert y prenait sa retraite. Mais, celui qui a vraiment joué un rôle déterminant, que j’ai un peu connu, c’est Albert Camus. Albert Camus est resté celui dont j’ai encore beaucoup de mal à parler sans un sanglot dans la gorge… C’était un homme admirable, certes comme écrivain, bien entendu, mais des écrivains admirables, il y en a pas mal, or Albert Camus était surtout un Homme admirable. Je peux vous raconter à son sujet deux petites anecdotes : La première, j’entre dans le bureau d’Albert Camus, j’étais très jeune, très émotionné, il se tait alors immédiatement et bouge sa chaise de l’autre côté du bureau à côté de son interlocuteur…vous comprenez…"

 


Oui, c’est un geste qui en dit long…


Jean Blot :" … J’évoque encore ce geste avec des larmes aux yeux… Ensuite, nous avons parlé, et à un certain moment, il me cite le nom de René Char ; je n’ai pu que lui répondre que j’étais désolé, mais pour moi, René Char était un poète dont je n’entendais pas la musique, j’étais navré… A ce moment, il me demande si j’ai lu Fureur et Mystère, et me dit qu’il est sûr que cet ouvrage devrait retenir mon attention, et ce d’égal à égal ce que je n’ai jamais pu oublier. Je l’ai, bien entendu, remercié et je suis reparti visiter Paris, il devait être quatre heures de l’après-midi. Or, quelle n’a pas été ma surprise, lorsque rentrant à l’hôtel, le soir, d’y trouver le livre de René Char qui m’attendait ! Vous vous en rendez compte, le livre était là ! Une telle attitude pour un jeune homme qui lui était inconnu a forcé mon admiration, même si je l’ai mieux connu par la suite aux Nations Unies. Pour moi, c’est un des souvenirs les plus précieux et l’expression d’une humanité des plus remarquables ! Et je n’ai jamais tout à fait eu ce sentiment avec les autres. J’aimais, certes, énormément Albert Cohen, nous nous entendions très bien, il était extrêmement gentil, toujours très curieux – et aussi très jaloux de ce qui n’était pas lui !, très amusant, je pourrais multiplier les anecdotes, mais je ne veux pas me leurrer, j’étais surtout un très jeune homme et il est toujours réconfortant pour un écrivain d’avoir à ses côtés un jeune homme docile et qui a, qui plus est, cette petite plume lorsqu’on en a besoin. Ce qui m’arrangeait, à l’époque, également, je dois bien aussi l’avouer ! Bref, il n’y avait pas tout à fait ce désintérêt, cette humanité que je vous rappelais en vous parlant d’Albert Camus. Cela s’est malheureusement mal terminé avec Albert Cohen, mais, cela aussi, est assez classique chez lui, et c’est pour cela que je peux le raconter : On se téléphonait trois fois par jour, on se voyait au moins une fois par semaine, et un jour, je lui dis que j’ai une grande nouvelle et lui apprends que je viens d’être nommé à l'UNESCO, et donc que j’allais devoir quitter Genève et partir à Paris. A ce moment-là, il me répond : "Ah bon, vous partez à Paris…Vous l’aviez demandé Alex ?" – il le savait bien, c’était très important pour un écrivain d’être à Paris – alors, Albert ajoute : « Ah bon… et bien nous n’avons plus rien à nous dire. » Voilà, avec Albert Cohen, cela s’arrête ainsi… Cela dit, j’ai écrit souvent sur lui et beaucoup réfléchi à son œuvre."

 

 

© Jean Blot
 

Et Marcel Arland ?...


Jean Blot : "Marcel Arland, c’est une très jolie histoire ! Un jour, mon père me montre un monsieur que je n’aimais pas tellement, il était mon professeur de français et marchait…mon père me dit : « c’est un grand écrivain ! ». Je le vois et l’entends encore… s’il y avait eu Jupiter bras dessus, bras dessous avec Athéna, cela n’aurait pas eu plus d’effets ! (rires) bon, mais on s’est néanmoins quittés, bien entendu, et je n’ai de cette époque, de lui, que ce souvenir… Et puis, nous nous sommes retrouvés ensuite à la NRF où il m’a tiré des griffes de Paulhan, et c’est grâce à lui notamment que j’ai pu publier à la NRF plus de 157 articles ! Un jour, il se plaint à moi de mon ami Emmanuel Berl en me disant qu’il n’était pas avec lui très gentil, qu’il se moquait de lui, tout en soulignant qu’il avait cependant peut-être raison…et que c’est vrai, les arbres ne parlent pas, un chat non plus, mais il ajoute en se tournant vers moi : « Mais, Alex, vous savez bien, vous, ce que c’est un matin d’été lorsque vous ouvrez les volets…les arbres… le ciel, enfin tout… tout à l’air de vous parler, tout à l’air de dire… » ; je l’interromps et poursuis : « Tout vous dit : Bonjour petit, tu es des nôtres ! » ; Il me répond : « comme c’est beau ! Alex, vous devez l’écrire.», et là, je suis bien obligé de lui avouer : « ça, Marcel, je ne peux pas.. » ; pourquoi ?, me demande-t-il alors : « Parce que cela a déjà été écrit, Marcel, pas par moi, mais par vous ! » (rires). J’étais tout cramoisi, mais cela était tout Marcel ! Il y avait ce côté un peu « ailleurs » de Marcel qui était délicieux, et il y avait le marcheur, silencieux. Il avait sa place à la NRF, il était très attentif, et surtout pour moi, c’était la littérature. La littérature, prise comme une ascèse, c’était cela Marcel."

© Jean Blot
 

Les derniers livres de Jean Blot

 

Jean Blot : Les Enfants de New York, Éditions La Bibliothèque, 2014.
" You die - We do the rest " propose une publicité des pompes funèbres. New York, après la seconde guerre mondiale, incarne le rêve, le Graal, pour qui a subi les bombes, les camps, la barbarie, la destruction de la vieille Europe et aborde ces berges tant désirées. C'est cette ville dressée comme un cheval cabré, ses buildings oniriques, ce décor nocturne que Jean Blot radiographie à travers la destinée de personnages dont on suit passionnément les péripéties. À réaliser leur rêve, les enfants de New York en seraient-ils devenus les victimes ? Constat amer, vif, surprenant et paradoxalement prophétique :

New York hier ne serait-il pas Paris aujourd'hui ?
 


Jean Blot : Le rendez-vous de la Marquise, Editions L'Age d'Homme, 2014.
Le rendez-vous de la Marquise est celui de tout mortel. Faut-il le préciser ? Mais quand elle sort à cinq heures, c’est la réalité même qui apparaît. En vain, la littérature la refuse. En vain, l’immense poète Cétois cherche à s’enfermer dans des énigmes pour s’en protéger. En vain, l’immense poète Britton éjacule une fureur verbale incontrôlée pour la faire taire. En vain, l’art lui tourne le dos pour accueillir le vide et le non-sens. En vain, la politique cherche à l’égarer. Un bel incendie viendra conclure ces tentatives rocambolesques où toute valeur sera consumée. Seule la politique en réchappera mais pour courir après le vide au nom du rien.
Sur ces thèmes apocalyptiques, malgré une fin nécessairement tragique, Jean Blot a composé la plus drôle des satyres, persuadé que si, comme le voulait Rabelais, « le rire est le propre de l’homme », tout ce dont on rit, redevient humain.

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Et Nabokov ?


Jean Blot :"Nabokov, je ne l’ai quasiment pas connu. Je l’ai croisé, une première fois, il habitait le même hôtel que nous à la porte de Saint-Cloud, mais à l’époque j’avais 4-5 ans, et il me paraissait être un monsieur extraordinairement ennuyeux et insupportable. Ensuite, je l’ai rencontré chez un cousin qui était autant homme de bourse que de lettres, ils étaient très proches et souvent nous dînions avec ces derniers. Mais, j’étais un très jeune homme et Nabokov était assez méprisant. Il n’avait pas l’attention de Cohen ou d’Arland. Et ce d’autant plus, que comme tout écrivain, il était très sensible et qu’il sentait très bien la limite de mon enthousiasme ; je l’admirais, certes, mais probablement pas avec l’élan qu’il eut souhaité. C’est, en fait, beaucoup plus tard que j’ai apprécié Nabokov non seulement dans son écriture, mais également dans sa vie. Nabokov a été pour moi un des premiers de l’immigration russe à briller avec son insolence, son intelligence et son élégance (vous savez, être un enfant de l’immigration russe – les parents, les adultes, eux, vivaient encore en « Russie », mais pour un enfant, c’était une situation extrêmement dure et humiliante). Et puis, ce qui m’a passionné chez Nabokov, c’est qu’il est un des rares à être un grand écrivain en deux langues. Nabokov est à la fois un grand écrivain russe et un grand écrivain américain, c’est une expérience unique qui m’a, pour les raisons que j’ai évoquées, vous le comprenez bien, beaucoup touché. J’ai écrit sur Nabokov deux ou trois papiers et on m’a proposé d’écrire sur lui un livre. A ce moment-là, je l’ai, bien sûr, beaucoup étudié, je connaissais bien son fils, je l’ai ainsi deviné en le suivant à la trace… Je l’aime beaucoup, mais je ne l’ai jamais vraiment connu."

 

 

Congrès du PEN à Tokyo : Jean Blot, le secrétaire international,
une Geisha et Vaksberg, le président international et secrétaire du Prix Nobel
© Jean Blot
 

Revenons, si vous le voulez bien, sur le cosmopolite pour évoquer cette Grèce que vous chérissez tant, mais aussi l’Asie, et la Corée notamment que vous avez connue jeune.


Jean Blot : "La Corée est une histoire très curieuse qui est partie en premier lieu de Tokyo. Nous avions été invités en tant que Français à l’ambassade française de Tokyo avant de rejoindre Séoul. Là, le représentant de la France nous reçoit ; c’était un général, grand patriote, il était le fils de Gorki, et avait perdu un bras pour la France, à la suite de quoi il avait été nommé ambassadeur de France. Mais, s’il aimait profondément la France et les Français, il parlait en revanche un français détestable, et donc il évitait, autant que peut se faire, le français. Nous accueillant, il nous dit avec son accent inévitable : « Alors, jeunes gens, vous partez pour la Corée ?! ». Il prend alors un encrier et deux cendriers sur une table et nous dit : « La Corée…28e parallèle…bon, après je ne sais…peut-être comme si, peut-être comme ça…peut-être comme si, comme ça, bonne chance ! » (rires). A l’époque, c’était ainsi la Corée et ce sont avec ces « instructions » que nous sommes partis! J’ai été bouleversé en arrivant en Corée par l’état du pays. Séoul était pourtant une grande ville, mais l’eau courante n’existait plus, il n’y avait quasiment pas de voitures à l’exception de celles des Nations Unies…c’était absolument désolant, ce n’était pas même une misère, mais une pauvreté incroyable, effroyable. C’est bien la seule ville où je me réjouis, encore aujourd’hui, des encombrements de voitures qui peuvent durer des heures ! Je vous raconte un incident qui m’a marqué : une nuit, nous sommes à l’hôtel à Séoul, il est 3 heures du matin, et nous sommes réveillés par des cris de femme effroyables… Nous descendons, bien entendu, voir ce qui se passe et nous trouvons le gardien en train de traîner une femme, assez jeune, avec un enfant. L’enfant est visiblement malade, c’est assez effrayant, et elle veut l’emmener à l’hôpital. Bien sûr, il n’y a aucune voiture, aucune ambulance, ainsi que je vous le disais… et la seule automobile disponible est celle des Nations Unies, mais le gardien des Nations Unies était de par sa charge très réticent à nous la donner, et ce n’est qu’après de longues discussions que nous avons, enfin, réussi à emmener l’enfant à l’hôpital. Vous comprenez, maintenant, pourquoi je me réjouis encore aujourd’hui des encombrements de voitures ! Pour l’anecdote, encore, lorsque nous sommes arrivés en avion au-dessus de Séoul, en 1948, le pilote était très angoissé parce que le jour tombait et qu’il n’y avait sur cet aéroport aucune lumière ! Je suis retourné en Corée, plus de trente ans après, je suis arrivé alors dans un aéroport d’une beauté… puis je suis monté dans une véhicule et j’ai demandé à la petite interprète la marque de cette voiture : elle était de marque coréenne ! Or, pour moi, il était très difficile d’imaginer qu’il puisse exister une marque d’automobiles coréennes, et qu’il puisse y en avoir autant ! Plus sérieusement, mon émotion a été alors grande de voir ce peuple qui a connu deux guerres affreuses, qui leur ont coûté des millions d’hommes, reconstruire et réussir tant de choses. C’était vraiment bouleversant. Un jour, lors des jeux Olympiques de Séoul, on m’a conduit dans un endroit, très boisé, que je ne reconnaissais pas ; je demande alors où nous sommes, je suis surpris, je ne reconnais absolument pas, c’était avant un total désert… On m’a simplement répondu : « vous comprenez, nous avons pris l’habitude de planter un arbre à chaque fois qu’il y a un évènement heureux… ». C’était devenu une véritable forêt ! Tout est comme cela. La Corée, c’est aussi, pour moi, un épisode amoureux qui a donné naissance à un roman Obscur ennemi (1961, Editions Gallimard) qui se déroule en Corée…

 

© Jean Blot
 

La Grèce est une tout autre expérience, un miracle très différent. Comme je vous l’ai déjà dit, ma jeunesse n’a pas été très drôle, être juif russe, c’était vraiment très malsain, j’ai beaucoup couru…Or, j’arrive en janvier 1947 en Grèce sur un bateau de guerre, c’était la guerre civile, et nous étions là en qualité de nouveaux observateurs. Et pourtant, c’est en ces lieux que j’ai découvert le bonheur, le plaisir de vivre. Il ne s’agit pas pour autant d’oublier à cette époque les horreurs de la guerre civile que nous devions constater en tant qu’observateurs. Mais surtout, la Grèce, et je n’ai jamais réussi à l’écrire, est un mystère. L’Italie est belle, tout y est beau, mais en Grèce, il y un rapport à la vie immédiate, à la vie quotidienne, à la nature que vous n’avez nulle part ailleurs. C’est en Grèce que j’ai appris à boire un verre d’eau ! Et même aujourd’hui, soixante ans après l’avoir découverte, je pense que le miracle, malgré tout, y est encore présent. C’est une magie que je ne peux pas vraiment décrire et expliciter parce que je n’en trouve pas vraiment le ressort. C’est au-delà du fait que la mer est bleue, que le vin est de l’ouzo, etc. La Grèce tout entière tient sur un clou rouillé dans un mur qui s’effondre, et le reste, c’est le Bon Dieu ! Cette totale liberté, cette absence de responsabilité, c’est fabuleux pour un juif …Je vais vous raconter, de nouveau, une anecdote : un ami grec qui était dans les années 50 très friand des fameuses pilules de jouvence en provenance de Roumanie et à l’époque très à la mode, me dit un jour : « tu sais, j’ai bien réfléchi, tu vas me trouver un poste à l’UNESCO, je vais travailler dix ans, prendrai ces pilules de jeunesse, après quoi, je peindrai… » ; un peu, étonné, je lui réponds « ah bon…», et là, très confiant, il me répond : « Connais-tu, au fait, une bonne galerie ? » ! (rires) Voilà, c’est cela."

Vous avez tout au long de votre riche vie professionnelle exploré les arcanes des langues principales sur lesquelles vous aviez à travailler. Quels liens percevez-vous entre la langue – maternelle et celles acquises par la suite – et la littérature ? Certains de vos livres sont traduits en langues étrangères, comment réagissez-vous à cela en étant à la fois leur auteur et en même temps avec votre regard d’interprète ?


Jean Blot : "Je pense que quelqu’un qui me lirait attentivement devinerait que je suis Russe, du moins slave. Il y a quelque part, dans mes livres, une sensibilité slave, certes, très difficile à définir, sinon dans un débordement, un manque de retenue sentimentale et affective. Il n’y a pas ces barrières que mettent notamment les Français, mais une relation intersubjective beaucoup plus riche tout en étant, cependant, bien plus dangereuse. Je crois que le slave a une affectivité, peut-être, non pas plus profonde, mais plus en éveil, plus présente ou plus simplement moins retenue… Concernant le style même, je ne pense pas en revanche qu’il y ait une influence venant du russe ; concernant mon dernier livre, Le rendez-vous de la Marquise (2014, Editions l’Âge d’Homme), les premières réactions, qui me sont revenues, soulignent qu’il est écrit dans un style très français. C’est vrai que j’aime beaucoup la langue française, peut-être même un peu trop !"


Justement, quel regard portez-vous aujourd’hui sur la culture et sur le livre, en tant que directeur de la collection Les Cosmopolites aux Éditions La Bibliothèque ?


Jean Blot : "Vous savez, Euripide nous a laissé un volume entier de notes, de projets, lettres, etc., et parmi ses phrases, il y en a une que je ne saurais que trop recommander et qui est celle-ci : « Hélas !...il n’y a rien de bon dans les nouvelles générations. », écrite 400 ans av. J.-C. ! Éternel débat, mais je pense aussi qu’il n’y a rien de bon dans la nouvelle génération, même s’il y a néanmoins beaucoup de choses qui se passent… Spontanément, évidemment, je suis d’un autre siècle et me sens étranger dans le XXIe siècle. Cela dit, j’admire beaucoup – étant membre de beaucoup de jurys – de bons livres, de bons écrivains, mais ces derniers n’arrivent pas à sortir, à s’imposer. Il n’y a pas ces personnalités fortes, qu’avait notamment Camus ou de manière très différente Cohen, cette aura qu’avait aussi Neruda et Marquez que j’ai connus également, et qui est bien plus que du charme, mais un véritable charisme. Or, ce charisme, aujourd’hui, fait défaut. Il est vrai que le charisme en France est suspect ; nous n’avons pas en France, je pense, de Shakespeare, de Goethe, parce que nous avons en France un esprit trop critique extrêmement cassant n’aimant pas le charisme. Tout Français est voltairien ! Certes, nous lui devons beaucoup de choses, mais dans ce domaine, celui de la littérature, Voltaire s’avère être opposé au fait d’être un grand écrivain. Nous aimons bien bousculer le piédestal. La littérature, pour moi, n’existe que dans deux pays : en Russie, mais seulement pendant un siècle, et en France avec le XVIIIe siècle.

 

Maison de l'Amérique Latine, hommage à Georges Emmanuel Clancier

(© photo Gyula Zarand : P.E.N. CLUB Français)
 

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"Kafka est, certes, un grand écrivain, un génie, mais je ne suis pas différent parce que j’ai lu Kafka, en revanche, je suis devenu autre parce que j’ai lu Proust."

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Mon cher Professeur Etiemble pensait que la littérature ne commençait qu’à partir du moment où la religion en sortait et la remplaçait. Aujourd’hui, je suis certain que la littérature n’a plus ce poids. Voyez-vous, Kafka est, certes, un grand écrivain, un génie, mais je ne suis pas différent parce que j’ai lu Kafka, en revanche, je suis devenu autre parce que j’ai lu Proust. La vraie littérature a un rôle au-delà de la formation, un rôle déterminant de création intérieure. En ce qui concerne la culture, ce domaine bien plus vaste, je m’en suis occupé toute la deuxième partie de ma vie en tant que Directeur de la création artistique à l’UNESCO. Cela inquiétait, d’ailleurs, beaucoup mon père que je cherchais à rassurer en lui disant que tout ce que je faisais revenait simplement à passer des coups de téléphone ! J’ai d’ailleurs écrit un texte qui s’appelle Recommandation internationale sur la condition de l’écrivain et de la Russie qui a été adoptée à l’unanimité après deux ans et au moins 157 amendements, mais dont personne n’a entendu parler ! Néanmoins, cette question de la condition de l’écrivain m’a toujours semblé, et me semble encore, un point capital, mais dans l’action culturelle, il faut être extrêmement patient et ne jamais brusquer les choses. Je suis un grand partisan de l’UNESCO. J’ai composé un livre Dans l’esprit des hommes parce qu’il est écrit dans la charte de l’UNESCO que les guerres commençant dans l’esprit des hommes, il importe, dès lors, que ce soit également dans l’esprit des hommes que l’on jette les bases de la paix. Il faut que la guerre devienne impensable."


Peut-on pour finir parler de vos derniers livres ? Les enfants de New York aux Editions La Bibliothèque et Le rendez-vous de la marquise aux Editions L’âge d’Homme…


Jean Blot : "Mon ouvrage Les enfants de New York vient d’être réédité aux Éditions La Bibliothèque avec cette ambiance particulière de l’après-guerre… Et puis, l’âge venant, j’ai aussi eu envie d’écrire une satire aimable, drôle de tout ce dont finalement nous avions souffert. On y trouve la politique, la littérature, la catastrophe de l’art contemporain… Pour l’art contemporain, j’ai des idées tellement réservées que je passe le plus souvent pour un réactionnaire ! Vous savez Breton a écrit qu’avec Valery, ils n’étaient d’accord sur rien, mais qu’ils étaient tout de même d’accord pour dire que jamais ni l’un ni l’autre n’écrirait : « La marquise sortit à cinq heures… » ; parce que ce « sortit à cinq heures », c’est la réalité, la vie quotidienne. Or, si vous acceptez d’accueillir la vie quotidienne, vous vous apercevez assez rapidement qu’elle va vous mener par le bout du nez. J’ai essayé de montrer comment l’histoire s’impose à l’écrivain, il y a des personnages que vous découvrez et que l’écrivain n’avait pas prévus, et en même temps, l’exigence de maintenir cette volonté de la réalité et ce respect de la réalité. Pour moi, il n’y a d’art que dans la mimesis, non dans l’imitation, mais dans la reproduction. Et cela est vrai pour la peinture, la littérature, et peut-être aussi pour la politique. En tout cas, je me suis beaucoup amusé en écrivant ce livre, Le rendez-vous de la marquise, et j’espère surtout que mon lecteur s’amusera aussi !"

 

 

© Jean Blot
 

 

Un grand merci à Jean Blot, d'avoir trouvé l'énergie et le temps pour ce témoignage plein d'optimisme adressé à nos lecteurs !

 

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

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© Lexnews

 

Interview Joachim Sartorius

Îles des Princes

Janvier 2016

© Mathias Bothor

Né en 1946 en Bavière, Joachim Sartorius, poète, écrivain, traducteur, a beaucoup voyagé, Tunis dans sans jeunesse, Congo, Cameroun, New York, Istanbul, Nicosie... Il a dirigé, de 2001 à 2011, le festival de Berlin, et est actuellement membre du PEN Club d’Allemagne, de l'Académie allemande de langue et de littérature et participe à la Geschäftsführung der Kulturveranstaltungen des Bundes à Berlin. Il a reçu la distinction de Chevalier des Arts et des Lettres en 2011. Auteur et traducteur de nombreux ouvrages ou recueils, traduits pour certains en français (Des ombres sous les vagues, Ed. Grèges, 2005 ; A Tunis, les palmiers sont menteurs, Ed. Atelier La Feugraie, 2007), il a bien voulu répondre à nos questions à l’occasion de la parution de son dernier livre Iles des Princes, traduit de l’allemand par Françoise David-Schaumann et Joël Vincent, et paru aux Editions la Bibliothèque.

 

 

© Mathias Bothor

 

 

ouvez-vous nous parler un peu de vous ? Poète, écrivain, traducteur, vous avez aussi beaucoup voyagé, un parcours qui vous a valu d’être nommé Chevalier des Arts et des Lettres en France par Frédéric Mitterrand en 2011…


Joachim Sartorius :
Mes amis allemands m´ont donné le sobriquet « bunter Hund » ce qui veut dire mot à mot « chien bariolé ». En français, est-ce le loup blanc ? Ils m´ont appelé ainsi parce que j´ai fait beaucoup de choses différentes dans ma vie. Toujours nomade, toujours voyageur, mais aussi imprésario, poète, champion d´une politique culturelle européenne, etc. Mais j´ai été nommé Chevalier pour des raisons précises : lorsque j´étais directeur des festivals de Berlin, j´avais invité beaucoup de productions françaises, de théâtre, de danse – d´Isabelle Huppert jusqu´à la Compagnie Royal de Luxe de Nantes avec ses géants. Et j´ai traduit des poètes français en allemand, Bernard Noel, et surtout, Lorand Gaspar.

 

 

Vue du Splendid Hotel sur l´embarcadère de Büyükada

 


A quelle occasion avez-vous découvert précisément les Iles des Princes ?


Joachim Sartorius : C´est une amie d´Istanbul, Sezer Duru, journaliste et traductrice, qui m´a emmené un jour aux Iles des Princes. C´était en 1979. C´était une excursion, rien d´autre, et je l´ai décrite dans mon livre.

 

 

La maison de Trotski à Büyükada

 

 

Vous attendiez-vous à tomber sous leurs charmes ? Et quand avez-vous décidé de leur consacrer cet ouvrage ?


Joachim Sartorius : Cette première visite, il y a bien plus de 35 ans, a laissé une marque indélébile dans ma mémoire. Les îles étaient charmantes à cette époque, un microcosme cosmopolite sous une cloche, avec des traces byzantines, grecques et ottomanes, des jardins exubérants, et une grâce certaine des insulaires… Malgré de nombreuses visites après cette première rencontre j´ai pris la décision d´écrire ce livre assez tard, en 2008.

Joachim Sartorius Iles des Princes - Aux portes d'Istanbul Collection L'Écrivain Voyageur, 163 pages, quatre illustrations Éditions La Bibliothèque, 2016.

Chapelet d'îles de la mer de Marmara, faubourg heureux d'Istanbul, Trotski s'y réfugia. Qui connaît ces îles enchantées, lumineuses, d'où l'on voit la couture de l'Europe et de l'Asie ? Se mettre dans les pas de Joachim Sartorius, voir les Arméniens parler aux chevaux, écouter les rumeurs turques, grecques, byzantines, charriées par la mer, que demander de plus ?

 

 

 

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Vous abordez l’histoire, la croisée des religions, mais vous ne souhaitez pas décrire ces Iles dans votre ouvrage en historien, et encore moins en historien des religions, semble-t-il…

 

Joachim Sartorius : J´ai écrit ce livre avec une stratégie de plaisir. Et les lecteurs sentent cela, c’est peut-être la raison pour laquelle ils aiment ce livre ? Traduit à présent dans plusieurs langues, en anglais, en turc, bien sûr, mais aussi en croate et même en arabe. Je ne suis pas historien. Je voulais écrire ce livre en tant que poète, je voulais un livre sensuel, un livre d´aujourd’hui, avec quelques excursions dans le passé pour comprendre le présent.

 

 

Vue du quartier Nizam sur la peninsule Dilburun

 

 

Vous ne semblez pas accorder une grande place – disons- à la « possession », on sent dans votre écriture un certain détachement avec un vif sentiment de vie souligné par les sens (voir, sentir, manger, boire…)…


Joachim Sartorius : Un critique allemand a dit que ce livre est parmi d´autres choses un autoportrait, et c’est vrai que je me trouve dans une sorte de posture oblique au monde. C´est peut-être là une définition de ce que vous appelez détachement. Un poète doit avoir cette faculté de s´immerger, de se donner pleinement aux sens, mais aussi de pouvoir se retirer des affairements et voir les choses de loin, d´une plate-forme solitaire.
 

Peut-on encore aujourd’hui espérer retrouver ces Iles des Princes, vos Iles des Princes ? Présentent-elles encore ce côté charmeur et cosmopolite ?


Joachim Sartorius : Les Iles des Princes ont certainement changé. Moins de cosmopolitisme. Un islamisme rampant. Un influx croissant de touristes en été. Je vous conseille d´y aller fin octobre ou début mai. Vous pourriez alors découvrir encore les merveilles de cet archipel que je décris dans mon livre.

 

Comment percevez-vous leur avenir (politiquement, économiquement, écologiquement) ?


Joachim Sartorius : La distance à la mégapole Istanbul (50 minutes avec bateau) protège les îles de trop de développement commercial et des prometteurs. L´interdiction complète des voitures est un autre frein à un développement déraisonnable. Et il y a un mouvement écologique heureusement assez fort pour protéger l´environnement et conserver les zones vertes, surtout à Büyükada.

 


Joachim Sartorius avec son chat turc

 

Merci à Joachim Sartorius d'avoir eu la gentillesse de répondre à nos questions en français et pour cette invitation au voyage...

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Interview Yves Bonnefoy

Paris 13 juin 2014

 

Yves Bonnefoy. - Photo DR/Mercure de France

Est-il encore besoin de présenter Yves Bonnefoy, né à Tours le 24 juin 1923, l’un des poètes les plus renommés des XXe et XXIe siècles et dont l’œuvre n’a pas fini de nous ravir. Yves Bonnefoy est non seulement un poète majeur, mais également un traducteur réputé pour la valeur des textes qu’il a su rendre dans la langue française, ainsi qu'un essayiste dont la finesse d’analyse est aussi remarquable sur Baudelaire que sur Rimbaud en « passant » par Shakespeare ou encore la peinture italienne de la Renaissance… Poésie, littérature, philosophie, peinture s’unissent dans la réflexion d’Yves Bonnefoy afin d’interroger l’essence même de la création. Rencontre avec un grand poète humaniste des temps modernes.

 

 

ouvez-vous nous parler de votre point de départ en poésie, influences subies, lectures à cette époque ? Pouvez-vous nous donner le portrait du poète Yves Bonnefoy en jeune homme ?


 

Yves Bonnefoy : "Qui étais-je, en mes commencements ? D’abord un grand ignorant. J’allais à l’école, au lycée, et je découvrais qu’existaient des philosophes, des artistes, des poètes surtout, dont le peu qui m’en parvenait me fascinait, je comprenais bien que c’était en eux et par eux que la condition humaine, si peu attrayante là où j’étais, et en ces années, pouvait prendre sens, manifester sa richesse. Mais ce lieu, ce moment étaient aussi ce qui me privait de ces œuvres. J’étais dans une petite ville encore tout à fait endormie, je vivais dans un milieu ouvrier très à l’écart des faits de culture, c’était l’immédiate avant-guerre, qui retenait son souffle dans le pressentiment du désastre, puis ce furent les années de guerre, où je ne pus trouver que bien peu de livres, à part quelques-uns des surréalistes, que l’on vendait à bas prix à la librairie de la gare où je prenais le train chaque soir. Après quoi je vins à Paris mais les musées étaient fermés et aussi je m’étais laissé empiéger dans l’aventure surréaliste, avec son vrai sens de la poésie mais son savoir artistique très limité et ses jugements sectaires, qui refusaient de même seulement regarder la peinture que j’étais destiné à aimer si fort quand je pus enfin en découvrir les vraies œuvres, en leur étonnante diversité. Et qui proscrivaient la musique... Que la nuit tombe sur l’orchestre, écrivait Breton. Ce n’était pas par ce chemin là que j’aurais pu accéder à ce que pourtant je désirais déjà rencontrer, je n’en doute pas.


Beaucoup de temps perdu ! Mais cette longue période de disette, je suis prêt maintenant à la reconnaître comme une chance. Car les quelques œuvres qu’en mes années d’enfance ou d’adolescence il m’avait été possible d’apercevoir loin, là-bas, dans leur autre monde, en prirent à mes yeux un caractère qu’elles n’auraient pas eu si j’avais vécu d’emblée dans l’espace de la culture : elles me parurent les manifestations, non d’un autre moment et d’un autre lieu de ma société mais d’une réalité autre, supérieure, avec des auteurs avertis de plus que ce qu’on peut vivre ou connaître dans notre condition ordinaire. Et cette façon d’aborder Hugo, Racine ou Vigny - mes premières lectures – ou, surtout peut-être, de questionner de petites reproductions en noir et blanc de Titien ou de Véronèse, c’était du rêve, bien sûr, et profondément dangereux pour la vie comme il faut la vivre, aussi près que possible de son ici, de son maintenant, mais c’était aussi de quoi réfléchir à ce rêve, précisément, et en comprendre la nature et faire de cette réflexion le ressort d’une recherche avertie des véritables enjeux. Cette idée d’une réalité supérieure, je la crois inhérente à tout commencement poétique, en effet. Et plus vite et plus fortement on la forme, et plus facilement on a chance d’en faire cette critique qui est le sérieux de la poésie.


Tels furent mes débuts, en tout cas. Moins la lecture des tragédies de Racine, qu’une façon de faire cette lecture, avec encore inconsciente mais bien en place cette double approche des œuvres, d’une part le sentiment que - la plupart des autres ne comptant pas, absolument pas - certaines, les seules vraiment poétiques, relevaient, elles, de plus que notre monde sans être ; et d’autre part, et comme à rebours, la pensée que tout se joue dans ce monde, parmi des illusions, des mirages, qu’il faut apprendre à déjouer.
Évidemment, vous disant cela, je simplifie beaucoup, je sais bien. Et si je disposais du regard du romancier et avais le goût des faits de psychologie je ne me contenterais pas de ce simple rappel d’une pensée mais vous dirais mon temps perdu d’alors, mes occupations frivoles, mes lectures trop au hasard, paresseuses, puis, même arrivé à Paris, tant de conversations pour rien à propos de quelques petits événements du crépuscule surréalistes, tant de parties d’échecs sans étude poussée du jeu, tant d’occasions manquées dans les rencontres possibles : bref, l’impression que j’ai, rétroactivement, d’une longue période de latence qui ne prit fin que vers 1950, quand je quittai le quartier latin, la chambre d’hôtel aux visiteurs trop nombreux, pour un logement en proche banlieue, soudaine et salubre solitude.
Mais je crois un fait, tout de même, cette dialectique que je viens d’évoquer : de rêves d’une réalité supérieure et de déni de leurs illusions. Et en tout cas je sais bien qu’elle a orienté mes premières lectures vraiment sérieuses - quand je repris la voie des études, allant de plus en plus écouter Jean Wahl - et nourri mes premiers écrits. Cependant que c’est elle aussi qui me fit aimer, au premier instant, le monde méditerranéen quand je le découvris en Corse en 1949. Les îles comme soulevées dans le ciel par la lumière de l’aube, l’odeur du thym, les feux dans le maquis trouant les nuits de leur flamme, c’était là ce qui avait suscité à l’aube de l’Occident les métaphysiques gnostiques qui me hantaient. Il ne me restait plus qu’à rencontrer en Italie et en Grèce les réponses que de grands artistes et quelques penseurs, ainsi Plotin, avaient apportées aux questions que posait cette sorte de lieux, de monuments, d’horizons, si constamment de la nature des archétypes et si différents de tout ce que j’avais vécu jusqu’alors, ou imaginé."

 

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"...ainsi ne s’agissait-il que d’une autre façon de vivre la réalité humaine fondamentale, le même corps avec les mêmes mots pour le dire, la même langue avec simplement dans son emploi une ardeur et une lucidité que j’aurais volontiers dénommées la poésie."

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Dans vos poèmes on ressent une présence mystique, un monde en attente et un qui est à venir. Ne pourrait-on parler d'une sorte de religiosité de votre poésie ? Comment celle-ci a–t-elle été renforcée par les autres arts ? - On peut penser à la musique et à la peinture qui surgissent partout dans votre œuvre.


Yves Bonnefoy : "Ce que vous suggérez ainsi rejoint ce que je viens d’essayer de dire et me permet de le préciser. Le rêve que j’évoquais, c’était donc celui d’une réalité certes supérieure mais nullement constituée pour autant de choses ou d’êtres supraterrestres, différents par l’apparence ou les habitudes de ce qu’on rencontre dans notre monde : ainsi ne s’agissait-il que d’une autre façon de vivre la réalité humaine fondamentale, le même corps avec les mêmes mots pour le dire, la même langue avec simplement dans son emploi une ardeur et une lucidité que j’aurais volontiers dénommées la poésie. Là-bas les mots d’ici, mais au plus vif, au plus pénétrant, de leur pouvoir resté parmi nous en friches pour une raison encore à comprendre... Eh bien, appelez cela de la religiosité, je veux bien, mais constatez qu’elle ne s’embarrasse pas de croyances en des figures divines. C’est notre terre telle qu’elle est, bien suffisamment belle quand on ne la saccage pas, comme si souvent aujourd’hui, qui me semblait déjà le réel, le seul réel.
Et voici pourquoi, aussi bien, la recherche artistique et en particulier la peinture sont importantes pour cette sorte de rêve d’essence métaphysique. L’intensité dont de grands peintres ont imprégné la figure des choses - arbres, fleuves, nuées, visages - qui constituent le lieu humain, c’est comme une confirmation des intuitions de ce rêve, et il m’était facile, quand je me laissais envahir par lui, d’imaginer que tel paysage qu’un Ruysdael avait peint, avec ses arbres profonds, son ciel troué de lumières, ce peintre l’avait perçu, dans notre monde pourtant, avec les yeux décillés de cette conscience plus pénétrante, plus avertie, que la nôtre. D’où suit que c’est tout de suite et très fort que j’ai aimé la grande peinture de paysage, celle qui se déploie au XVIIème siècle en Italie ou aux Pays-Bas avec une ampleur et une richesse encore aujourd’hui sous-estimées.
Aux XVème et XVIème siècles sauf par moments, ainsi le grand horizon de l’Agneau mystique ou la pittura chiara de Piero della Francesca ou l’arrière-plan à mes yeux sublime du Noli me tangere de Corrège, la perception du monde naturel reste entravée par la conviction chrétienne que la seule pleine réalité est dans le monde invisible, soit les sphères célestes, qui sont d’abord harmonie, musique, soit le Paradis où les croyants de ces époques inquiètes espéraient revivre après leur mort. L’apparaître des choses et celui, d’abord, du corps humain peinaient à se dégager des figures symboliques qui signifiaient dans notre ici-bas cet invisible, d’où pour finir le drame du maniérisme, qui montre les corps tyrannisés, déformés par des pensées parfois violemment antinaturelles.
Mais il y eut Galilée, dont j’ai souvent remarqué qu’en révélant la nature matérielle du sol de la lune, crue jusqu’à lui l’émergence du divin dans le monde de la nature, il avait ajouté à celui-ci la pièce manquante et ainsi achevé de mettre en place le lieu humain. Désormais l’homme et même la femme sont chez eux, tout à fait chez eux, sur la terre, et ils peuvent investir dans les grands aspects de leur lieu enfin pleinement perçu ce besoin de vie pleine qu’ils avaient associé jusqu’alors à des figures surnaturelles. C’est désormais dans les feuillages, dans la lumière du ciel irisant des cimes lointaines, et au premier plan dans des corps riches de toute leur chair, qu’ils rencontrent la transcendance inhérente à tout ce qui est ; et l’évidente beauté du monde peut ainsi se déployer dans la plus humble des choses sans rien perdre de son mystère. Ce vont être les grands paysagistes que j’évoquais.


Les Saisons de Poussin, le printemps, l’été, l’automne, quel apex dans ce grand art de la terre enfin comprise et conquise ! Et voilà certes de quoi nourrir mon rêve de vie vécue plus profondément, après quoi, et toujours en peinture, il y eut - ce fut « L’hiver » dans ces mêmes Saisons, et les tableaux de Gaspard Dughet, l’arbre isolé, secoué par le vent, dans le désordre d’un grand espace – de quoi, cette fois, mettre en question cette superbe utopie. Assurément il faut se dégager de ce grand rêve, recentrer la réalité sur l’être mortel dans son moment et son lieu ; mais, voyez, chez Dughet ou parfois Salvator Rosa, c’est encore le paysage qui reste le lieu de la réflexion. Et comment ne pas écouter les peintres, par conséquent ? Souvent chez eux l’eau des apparences est calme, le ciel de ce monde s’y reflète, et souvent aussi elle se trouble, notre inquiétude y plonge sa main, mais ces couleurs agitées, ces formes brisées ne restent pas moins ce par quoi le souci métaphysique s’exprime.


Quant à la musique, n’est-il pas naturel que les rêves de plénitude y cherchent aussi des preuves ? Pensez à des cantates de Bach. À des moments de mystérieuse jubilation au plus haut des grandes messes de Haydn, est-ce là extase chrétienne, ne serait-ce pas plutôt l’accession à un état supérieur de l’être au monde transgressant, transcendant le mythe chrétien que cette musique d’église avait si longtemps servi ? Après quoi ce sera aussi en musique que l’on pourra cette fois encore comprendre qu’il faut faire retour, par la voie de la subjectivité douloureuse, celle du dernier Beethoven, de Schubert, de Chopin, plus tard de Gustav Mahler, à la condition simplement mortelle si on veut vraiment boire à la coupe de l’absolu. En musique aussi à la fois on rêve et on renonce au rêve. C’est ce renoncement accompagné de regret qui me rend si cher le Chant de la terre.


Aujourd’hui encore je me laisse aller à regarder des tableaux, des statues, comme si c’étaient des promesses, voire des seuils. Et beaucoup des poètes et des peintres que j’aime le plus, de Virgile à Poussin et à Gérard de Nerval, sont assurément les porteurs, par moments ou durablement, d’une rêverie de cette sorte et en font paraître la lumière, qui n’est semblable à nulle autre. Mais, je dois revenir sur ce point, je dois le souligner avec force : ce rêve n’est pas la vérité, et la poésie, qui le subit de plein fouet, a pour vocation de percer à jour cet illusoire. De reconnaître qu’est plus haute lumière ce que Rimbaud nommait la « réalité rugueuse » ; ou ce que Baudelaire vivait dans la misère des jours avec celle qui « essuyait son front baigné de sueur et rafraîchissait ses lèvres parcheminées par la fièvre ».

 

La poésie française, en particulier le surréalisme, fut la base de notre culture littéraire. Mais aujourd'hui la France donne l'impression à l'observateur étranger qu'elle a oublié la poésie ou qu'elle s'occupe exclusivement de la poésie visuelle. Pour vous qui avez grandi avec Valéry, qui êtes passé par le surréalisme, qui vous êtes aussi opposé à lui et avez tracé votre propre voie, comment voyez-vous la poésie française actuelle?


Yves Bonnefoy : "Arrêtons-nous à cette question que vous me posez à bon droit, elle ne m’écartera pas du chemin que votre première m’a incité à prendre. Oui, il faut bien constater que la pensée qui prévaut en France en ce moment en matière artistique ou littéraire semble ne plus guère comprendre ce que c’est que la poésie. En tout cas elle en sous-estime la nécessité au sein du groupe social comme si elle avait oublié le rôle qu’elle joua aux époques où elle n’était pas marginalisée, comme aujourd’hui. Il y a présentement un « littérairement correct » qui valorise la dérision, voire l’autodérision, ce qui est bien la meilleure façon d’étouffer la sensibilité poétique.
Et à ce triste fait il y a des raisons qui sont assurément aussi fondamentales qu’universelles, ainsi l’objet manufacturé, qui obstrue de son omniprésence aujourd’hui l’abord et l’intelligence de ce qui est vie dans le monde, mais ce qui n’est dans d’autres pays qu’à son début semble en France avoir déjà triomphé, et il ne faut pas en être surpris. Notre pays a donné au monde, en particulier au XIXème siècle, à l’aube de la société industrielle, quelques-uns de ses plus grands poètes mais je crois ou plutôt je sais qu’ils ne furent grands que parce qu’ils avaient, belles occasions de lucidité, de courage, à combattre les ennemis qui se rassemblaient autour d’eux. Je pourrais vous citer des jugements de Baudelaire, de Rimbaud, de Mallarmé, sur leur société comme l’anti-poésie. Est-ce à cause d’une langue où le manque d’accent tonique, cet accès naturel au rythme, à la poésie, laisse le champ libre à l’accent exclamatif, celui qui souligne l’idée dans le débat, la conversation, pour le plus grand profit du seul intellect ? En France la poésie semble bien censurée par le vouloir impérieux de l’intellect. Au risque d’une désertification où ne fleuriront plus qu’esprit de dérision ou cris de désespoir ou mensongère éloquence. Beckett déjà, Artaud déjà, Aragon.
Mais la situation n’est pas aussi simple, heureusement. L’absence d’accent tonique est compensé dans notre parole par le e muet et les diérèses, voies, par la profondeur, de cette prosodie mystérieuse propre au français dont a parlé Baudelaire, qui en fut d’ailleurs un des maîtres. 
(...) Et l’absence des poètes – des vrais poètes – dans les conseils de la société incite les meilleurs esprits à réfléchir sur la précarité en fait essentielle du poétique, ce qui nous vaut des poètes conscients de la poésie, critiques de ses illusions, avertis des faux-semblants et autres mensonges qui grèvent si souvent le légitime lyrisme. Une avant-garde de la réflexion dont je crains que bientôt on ait besoin dans d’autres pays."

Les dernières parutions d'Yves Bonnefoy...

 

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Et, même si vous avez directement ou indirectement répondu à cette question dans plusieurs essais, peut-on vous demander aussi, avec l'expérience que vous avez, quelle définition donneriez-vous aujourd'hui de la poésie ?


Yves Bonnefoy : "Je vais répondre d‘abord, et d’ailleurs surtout, à la première des deux questions, parce que ce ne sera que reprendre une réflexion qui, ma vie durant, n’a guère eu de cesse, étant donnée la nature particulière de mes écrits. Je me suis depuis très longtemps adonné simultanément à des projets d’écriture de sorte fort différente, et cette diversité m’est évidemment une raison d’inquiétude : elle me fait craindre un étalement en surface de préoccupations qui devraient bien plutôt se concentrer pour s’approfondir.

En somme il me faut vérifier si est vrai ce que tout de même j’espère, à savoir qu’il y a quelque unité sous ma dispersion apparente. Qu’il en soit ainsi, je suis prêt à le croire, mais encore faut-il que tant soit peu je comprenne en quoi consiste cette unité, pour mieux en reconnaître les composantes et dialectiser ma recherche. Et c’est précisément cette réflexion que présentement j’entreprends de faire : intitulant « L’Un et le Multiple » l’essai qui en adviendra... Ce que j’écris, présentement ? À part une étude du rapport des peintres de la Renaissance à l’imaginaire des Grecs et Latins de l’antiquité, et une autre sur les visées de l’allégorique en poésie, notamment chez Baudelaire – aussi, bien sûr, l’ordinaire écoute des mots, dite poème -, c’est cet essai, c’est sa préoccupation à la fois prospective et rétrospective.

Et voici, grosso modo, ce que j’essaierai de dire, et ce sera une réponse, un embryon de réponse à votre seconde question, bien naturellement votre ultime. Inquiète, ma réflexion sur l’un et le multiple en ce que j’écris ? Oui, bien sûr, n’est-ce pas dans l’expérience de l’unité et dans sa préservation que tout se joue ? Que j’en vienne à ne plus ressentir que la réalité est une, que je me laisse retenir par le spectacle de tel ou tel de ses phénomènes, et je serai alors au niveau de la matière, cette surface, je ne saurai plus que ce qui importe, ce ne sont pas les aspects et les lois de celle-ci mais le monde des existences avec au centre de ce monde nos vies humaines, engagées depuis les premiers pas du langage dans cette donation de sens - dans cette instauration d’être - qu’est la société, second degré du réel. Perdre le sens de l’unité, et c’est abandonner ce projet de promotion de la réalité par le verbe, laissant le langage s’ouvrir, tel un champ abandonné à la mauvaise herbe, aux seules formulations des lois de la matière. Laquelle, alors, absorbant les mots, les réduisant au dire de ses aspects, se refermerait sur soi par absorption du langage, devenu un désert aussi inconscient de son être propre que les galaxies dans le ciel.

Nous avons à savoir l’unité, à la ressentir au profond de nous où heureusement elle existe, ce sont les élans de l’affection, de la compassion, les émerveillements qu’on éprouve devant la beauté des paysages, ceux-ci en eux-mêmes une plus haute réalité que leurs composantes. Et pour ma part, en tant qu’écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui veut assumer la tâche de garder en vie le langage, d’y préserver la parole, j’ai plus que quiconque ce devoir. Le méconnaître serait trahir la cause humaine et d’autant plus coupablement que je prétends assumer cette responsabilité qu’est la poésie.

Toutefois, ce qu’il me faut aussi, et d’abord, c’est tenter de mieux comprendre et mieux dire cette impression d’unité qu’a la poésie en son expérience du monde, et le rapport de cette impression, de ce besoin, à ce que nous sommes ou avons à être.

L’unité, l’expérience de l’unité, c’est - par exemple - quand nous sommes en présence d’un homme ou d’une femme avec rien en nous que le sentiment de leur droit à être la totalité de ce qu’ils ressentent qu’ils sont ; et quand ainsi nous savons renoncer aux interprétations de ces autres que notre pensée brûle pourtant, brûle toujours, de fournir. C’est quand, autrement dit, nous ne laissons pas la pensée conceptuelle prédominer sur l’adhésion instinctive, faisant tout au contraire de cet instant de rencontre un commencement de partage sous le signe du temps, dans le savoir de la finitude. Le concept, je l’ai dit cent fois, c’est prélever un aspect dans une chose qui en a d’autres, qui en a comme à l’infini, pour lui substituer une figure qui n’en sera qu’une représentation schématique. C’est un passage à la généralité qui vide de soi une vie, ne sachant y voir que de la matière. Le concept va droit à cette matière que j’évoquais tout à l’heure. Il risque de la faire prévaloir dans notre approche de tout, y compris des êtres humains.

 

Mais faut-il pour autant vouloir se défaire de la pensée conceptuelle ? Autrement dit s’abîmer dans la contemplation de ce qui est, entrant dans la chose présente - cet arbre-ci, disons, si débordant de ses bruits et de ses odeurs – pour faire corps avec elle ? C’est ce que veulent certains mystiques, mais prenons garde de méconnaître ce qui alors se produit en eux. Avec l’abandon du conceptuel, de cette prise des mots sur l’apparence sensible, la chose rentre en son unité, c’est vrai, mais tombent alors comme de vaines écailles les divers aspects qu’y différenciait le langage puis ses rapports aux choses voisines et, de proche en proche, à toutes les autres dans notre lieu d’existence. L’être se voit dépouillé de son paraître, le plein grandissant de l’Un se fait pour nous dans cette extinction des relations entre choses un vide tout aussi bien, le grand vide. Dans l’expérience mystique ne demeure qu’un seul objet, indifférencié, au delà même des sens, et ce qui aura disparu, ce sont aussi et très tôt les autres personnes. L’absolu entrevu là-bas, c’est ici, pour son témoin, une solitude qu’il ne sait même plus ressentir.

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"...Je crois que ce que la poésie attend de nous, ce n’est pas le resserrement de son intuition sur quelque pensée du fond du réel toujours plus ou moins leurrée par du rêve mais le questionnement qui nous fait critiquer les idées que nous faisons nôtres "

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Et devons-nous accepter cette façon d’être au monde ? Je pense pour ma part que ce fut la reconnaissance du fait et du droit de l’autre qui, instituant le langage, fonda un second niveau du réel, le seul qui dans le non-être inhérent à la matière puisse même prétendre à être. Je pense que c’est cette alliance seule, alliance entre une conscience et une autre, qui peut faire de l’un du monde, avant elle encore vacant, le souffle prêt à emplir, de toutes ses harmoniques, le cor qu’est notre voix toute à sa chasse mystérieuse. Se détournant du gouffre de la matière, faisant chose de celle-ci, et de cette chose son instrument, et de cet instrument son ami qui défriche avec elle un lieu pour une vie créatrice de sens et par suite d’être, le langage est ce qui vaut et ce qu’il faut. Or, dire cela signifie qu’il ne faut pas renoncer à ces concepts qui un par un sont en lui la prise des mots sur les choses. Dans celles-ci, c’est bien vrai, ils risquent d’abolir l’imminence de l’Un, ce qui nous priverait de nous-mêmes. Mais au contact de la chose, qui continue à parler en nous, on peut et bien sûr il faut - c’est notre seule chance, donc notre tâche - les secouer, si j’ose dire, les réveiller de leur tendance à se faire système, idéologie, affirmation dogmatique : les remettant ainsi en rapport avec ce tout qu’ils ne savent pas reconnaître, les obligeant à plonger dans l’infini de la moindre chose. Une façon d’ailleurs, cela, de faire, d’eux aussi, une vie, une existence. De les inciter à des sentiments, à des aspirations, à des rêves ...

Disons cela autrement : de l’abolition que fait le penser conceptuel du tout de la chose, du tout et de l’un du monde, il ne faut pas laisser résulter la simple fragmentation qui pourrait dans la connaissance en être la conséquence. Cette fragmentation recommence à chaque instant de nos vies puisque tout prélèvement conceptuel sur l’entièreté d’une chose est une hypothèse dont les points de vue et les fins peuvent être des plus divers, mais est souhaitable et, qui sait même, possible, le ressaisissement qui en percevrait la nocivité, se remémorerait d’autres plans d’approche : un ressaisissement à vocation dialectique. Faire que le premier prélèvement soit d’emblée inquiété par ceux que font à côte de lui d’autres projets de recherche, d’autres modes de connaissance. Aimer cette déconstruction, ces dérives.

Mais cela, c’est donc du multiple, et ce qu’il faut accepter de voir, c’est que c’est seulement sur les chemins du multiple que l’on peut penser, et chercher à vivre, et pressentir l’unité. Le multiple, c’est notre respiration, c’est le détour par le dehors qui nous assure de regagner l’intérieur. Et notre devoir n’est donc pas de le dénier mais d’en nourrir notre intelligence et de le savoir une vie, pas ce tas de ferrailles désaccordées sur une plage nocturne que croient voir nos instants - il en est toujours - d’angoisse métaphysique. Notre devoir ? Oui, j’emploie ce mot à nouveau.

Long développement, et aride, ce que je viens de vous dire. Mais c’était, vous vous en doutez, pour en venir plus confiant à ce que je suis ou crois devoir être dans mes diverses façons de réfléchir et d’écrire. Ayant foi dans l’Un j’ai foi tout autant dans le multiple. Je crois que ce que la poésie attend de nous, ce n’est pas le resserrement de son intuition sur quelque pensée du fond du réel toujours plus ou moins leurrée par du rêve mais le questionnement qui nous fait critiquer les idées que nous faisons nôtres et doit pour être efficace élargir à d’autres auteurs que nous – écrivains, philosophes, peintres – sa traque des généralisations insidieuses, des passages illégitimes d’expériences de la présence, toujours furtives, à des représentations et formulations presque aussitôt sclérosées. Recherche s’attachant, pour s’en vivifier, aux seules vraies grandes œuvres, celles qui ont su déjouer ces pièges. La conscience de soi d’un poète ne peut que gagner à cette réflexion sur d’autres formes que la sienne de l’auto-illusionnement ou du besoin de lucidité.

Et les champs d’observation ne manqueront pas. Pensons d’abord aux travaux des théologiens, premiers à étouffer l’intuition de la transcendance authentique – celle de la finitude, du simple, de l’immédiat – sous la chape de mythes qu’ont bâti des concepts devenant vite des dogmes. Mais pensons aussi aux critiques d’art, faisant discours conceptuel de la pensée figurale des artistes, pensons aux traducteurs de la poésie, obnubilés trop souvent par les significations – ce dehors - dans les poèmes, pensons aux poètes eux-mêmes, si souvent prêts à sacrifier à des rêves ce que leur sens poétique saura ressaisir, tout de même, dans la flamme de quelques mots. En fait ce sont les ressaisissements qui sont les leçons les plus stimulantes, les plus aptes à faire comprendre ce qu’est la vraie poésie. Ressaisissement de Shakespeare en son écoute d’Hamlet, ressaisissement que fut l’art baroque à la fin de la Renaissance, ressaisissement de Goya après Les désastres de la guerre, ressaisissement de Giacometti réinventant un art de la présence au cœur même d’une modernité de plus en plus conceptuelle. Ceux-là, oui, sont les vrais poètes, qui, défaillant, se sont repris, obstinés.

Ce sont quelques-uns d’entre eux que j’ai pour ma part étudiés, n’allant dans des directions assurément très diverses, que pour retrouver à chaque bout du chemin la conscience de soi qui travailla dans ces auteurs - ou dans leur moment historique - à rétablir la présence dans l’espace des représentations, labyrinthique. Le besoin d’attester de ces ressaisissements, de l’obstination qu’ils révèlent, de ce qu’ils sont au total - la poésie de fait, dans le monde alentour de l’illusion littéraire -, c’est le fil qui recoud ensemble mes bouts d’étoffe.

Et que peut-il résulter, de ces études critiques encombrant dans l’écrivain, peut-on craindre, les voies de son invention plus directement et pleinement poétique ? Vont-elles contribuer à un regard plus ouvert sur ce qui importe, l’arbre sur le chemin, l’enfant qui joue sur le seuil, et tout autant, hélas, les feux d’incendie à l’horizon, les cris dans la maison proche ? Oui, on peut le penser, parce que ce travail du négatif, c’est dégager le mot des concepts qui le recourbent sur du discours, c’est lui permettre, autant que le font les rythmes du vers, de redevenir désignatif de la chose que le mot nomme, d’en rencontrer la plénitude indéfaite.

Le mot, sauver le mot, faire revivre l’arbre dans le mot arbre, c’est là - voici ma réponse à votre seconde question - la tâche et première et constante que doit se donner la poésie. Et le poème travaille à cette résurrection mais aussi le font les études qui par les voies du concept rejoignent des lieux où ce même concept a buté contre plus que soi. Telle, dans sa diversité nécessaire, l’activité proprement critique que Baudelaire demandait d’associer à la poésie, à la poésie moderne. Ce qui était une indication qu’on n’a pas assez bien comprise encore."

 

 

propos recueillis par Dimitris Angelis

revue et complétée par Yves Bonnefoy pour Lexnews

(copyright réservé - toute reproduction interdite)

 

 

Interview Hwang Chun-ming, Yilan, Taïwan, 14 février 2014.

 

©Lin Yu-li

 

Lexnews a eu le grand privilège d'interviewer l'un des plus grands écrivains de Taïwan dans son café littéraire à Yilan "L’Arbre aux cent fruits" où il a bien voulu répondre à nos questions. L'écrivain a toujours eu à coeur de souligner dans son œuvre les complexités nées de l'histoire de son pays avec la guerre froide, les enjeux stratégiques et économiques. Adoptant le point de vue d'une littérature dite du "terroir", la richesse narrative de Hwang Chun-ming n'a d'égale que sa perspicacité à identifier les contradictions de ses contemporains et leurs hésitations face à la modernité. A la lecture de son dernier recueil, nous avons le sentiment d'avoir fait un grand voyage dans l'intériorité de ce pays, et ce n'est pas le moindre des mérites de cet écrivain généreux !

 

ous êtes né dans le district d’Yilan à Taïwan en 1935. Quelle importance ont eu les langues dans votre parcours littéraire, et pouvez-vous rappeler aux lecteurs occidentaux la diversité linguistique qui concerne votre pays (mandarin de Taïwan, le holo, le hakka, sans parler des plus anciens ayant appris le japonais…) ?

Hwang Chun-ming : "C’est une excellente question. Quel dommage que les journalistes taïwanais ne me la posent jamais ! Taïwan est un petit pays, mais son histoire est très compliquée. Les Hollandais et les Espagnols s’y sont installés pendant quelques décennies au 17e siècle. Plus tard, de 1895 à 1945, les Japonais en ont fait leur colonie. La plus grande partie de la population taïwanaise quant à elle est originaire du Fujian, la province chinoise qui fait face à notre île, et qui a une culture très particulière, très différente de celles des autres régions de la Chine. À cela il faut ajouter les Hakkas, une minorité chinoise venue du Guangdong. Enfin, il ne faut pas oublier les habitants originels de l’île, les aborigènes, qui ont leur propre culture et leurs propres langues.
Je vais vous raconter une anecdote qui illustre bien la complexité linguistique issue de notre histoire. Lorsque le colonisateur japonais s’est lancé à la conquête de l’Asie du Sud-est, il a voulu faire de Taïwan le tremplin de sa politique expansionniste. Pour cela, il a lancé sur l’île une politique d’assimilation appelée le « kominka ». À partir de 1943, mon grand-père a ainsi dû suivre des cours de japonais, qui avaient lieu dans le temple du village. L’enseignant faisait d’abord apprendre aux élèves des substantifs en leur montrant des images. Mais mon grand-père n’arrivait pas à retenir ses leçons, il m’a donc emmené avec lui afin que je mémorise les noms et que je les lui répète ensuite à la maison, un peu comme les étudiants d’aujourd’hui qui enregistrent les cours pour pouvoir les réviser ensuite chez eux. Deux ans plus tard, lorsque les Japonais ont perdu la guerre, et avec elle Taïwan, mon grand-père, qui n’aimaient pourtant pas beaucoup les autorités coloniales, a dit : « quel dommage, juste au moment où je commençais à parler le japonais... ». Je me souviens aussi que le jour où l’empereur a annoncé la capitulation du Japon dans son fameux message radiophonique, tout le village s’était rassemblé pour écouter. Les personnes âgées étaient folles de joie, mais mon père s’est mis au garde-à-vous et a commencé à pleurer. Il avait fait toute sa scolarité en japonais et cette langue était devenue la sienne. C’est un phénomène identitaire très complexe qu’on peut observer chez de nombreuses personnes de sa génération.

©Lin Yu-li


Toujours est-il qu’avec le retour de Taïwan à la République de Chine en 1945, la population a dû apprendre le mandarin, une langue très différente du taïwanais (ou holo), le dialecte parlé sur l’île. Sur un si petit territoire et une période de temps très courte, les langues se sont donc mélangées comme des fruits de toutes sortes qu’on aurait passés au mixer. Personnellement, je crois que pour que l’usage d’une langue se stabilise, il faut au moins l’espace d’une génération, c’est-à-dire environ vingt-cinq ans. Mais les Taïwanais de cette époque ont été bousculés par une série de changements rapides. C’est le contexte dans lequel ils ont dû vivre et auquel ils ont dû s’adapter.

Nous sommes interrompus par un serveur qui apporte un café dans lequel trempe une prune séchée, une boisson de l’invention de Hwang Chun-ming, qui abandonne le mandarin pour engager un échange en taïwanais avec le jeune homme.

Après la guerre, le nouveau gouvernement chinois a voulu éradiquer la culture japonaise, qui était en partie devenue celle des Taïwanais. C’est pourquoi les gens de cette génération ont gardé une certaine animosité envers les Chinois continentaux et une inclination pour le Japon. La culture très complexe des gens de cette génération a aujourd’hui en grande partie disparu et notre gouvernement dépense à présent beaucoup de ressources pour promouvoir une diversité culturelle que ses prédécesseurs ont tout fait pour anéantir.
Il n’en reste pas moins que le mandarin parlé aujourd’hui à Taïwan est un amalgame de diverses langues. Des mots japonais, dont certains ne sont d’ailleurs même plus employés au Japon, ont par exemple été intégrés dans notre parler quotidien. Je crois que la raison pour laquelle nous autres Taïwanais possédons cette étonnante faculté d’adaptation linguistique est en grande partie liée au fait que nous avons souvent été dans la position d’une minorité désirant acquérir la langue de groupes dominants. Dans mon récit J’aime Mary par exemple, le personnage principal adopte la langue des Américains dans un désir de leur ressembler. On peut observer le même phénomène auprès des minorités taïwanaises elles-mêmes : les aborigènes savent souvent parler plusieurs autres langues du pays, notamment le taïwanais et le mandarin. Les membres des groupes ethniques dominants de la société taïwanaise en revanche n’apprennent jamais à parler les langues aborigènes.
Je crois qu’on pourrait écrire un livre magnifique sur l’histoire des langues à Taïwan. Ce serait un cas d’étude très intéressant et qui pourrait certainement apporter beaucoup à la compréhension de notre monde contemporain. Mais je dois dire qu’à l’époque où j’ai écrit mes récits où les langues jouent le rôle le plus important, au tournant des années 1970, je n’avais pas une conscience aussi précise de ces phénomènes linguistiques dont je peux parler aujourd’hui avec recul. Mon approche était plus intuitive et basée avant tout sur mon expérience vécue, celle d’une personne qui devait interagir avec des gens de langues différentes."

 

 

©Lin Yu-li
 

Lorsque l’on rappelle que le base-ball est le sport national à Taïwan, introduit par les Japonais, on comprend un peu mieux les multiples entrecroisements culturels qui éclairent et ponctuent vos récits, où l’humour n’est jamais loin.

Hwang Chun-ming : "Plus que des entrecroisements, ce sont de véritables fusions. Le fait que j’en parle avec humour ne veut cependant pas dire que je considère cela comme une chose amusante. Au contraire, la culture composite des Taïwanais est en grande partie le résultat d’oppressions subies et de processus d’aliénation dramatiques. Si j’ai recours à l’humour, c’est parce que je pense que celui-ci possède une force particulière. En conjuguant la pitié au rire, la misère au ridicule, il nous soumet à une tension et nous fait prendre conscience de la complexité des choses. C’est le grotesque comme vous dites en français, c’est Pirandello chez les Italiens ! L’humour me permet aussi de porter des critiques que je ne pourrais pas me permettre de formuler au premier degré. Par exemple, je suis en train d’écrire une pièce de théâtre intitulée Conférence au sommet, dans laquelle les dieux du panthéon chinois se rassemblent pour discuter des problèmes liés à leur culte et aux pratiques religieuses excessives des humains. En créant un décalage comique, je donne une distance critique."

Vous semblez avoir adopté un point de vue narratif centré sur le quotidien, le quotidien de « petites gens » (petits employés, laissés pour compte,…).

Hwang Chun-ming : "C’est que je suis moi-même l’une de ces « petites gens ». Ce sont elles que je connais le mieux et qui représentent le mieux les idées qui m’ont été inspirées par mon expérience. Et puis, les petites gens sont aussi celles qui ont le plus de difficultés à se faire entendre. Je leur donne une voix. Mais je ne veux pas les faire apparaître comme misérables ou héroïques, comme des personnes qu’il faudrait plaindre ou admirer. Je ne veux pas prononcer de jugement, ce n’est pas à moi de le faire. Je veux laisser le lecteur libre de voir ce qu’il veut en eux." (...)

Hwang Chun-ming J'aime Mary
Trad. du chinois par Matthieu Kolatte
Collection Bleu de Chine, Gallimard, 2014.


Écrites dans les années 1960 et 1970, ces quatre nouvelles se déroulent dans le Taïwan de l’époque de la guerre froide et du miracle économique, sources historiques de profondes mutations sociales et de déchirements identitaires dont certains effets perdurent aujourd’hui. Remarquable narrateur, Hwang Chun-ming traite de sujets polémiques à travers des récits savamment construits et aux personnages inattendus : un cadre d’entreprise entraîné par sa passion pour une chienne, un père de famille miséreux renversé par la voiture d’un officier américain, un homme-sandwich tourmenté par ses pensées et ses souvenirs, un jeune représentant de commerce attiré par une fillette solitaire. Parfois grinçant mais toujours plein d’humanité, c’est l’humour qui donne à ces récits toute leur force, leur saveur et leur authenticité.
Principal représentant de la littérature dite «du terroir», Hwang Chun-ming a été un des premiers à faire de Taïwan et de ses particularités culturelles le matériau de son œuvre. Lorsque de jeunes cinéastes lanceront, au début des années 1980, le mouvement de la «Nouvelle Vague taïwanaise», ils adapteront plusieurs de ses récits au grand écran, désireux de rétablir une identité taïwanaise distincte de celle de la Chine mythique promue pendant quatre décennies par le régime de Chiang Kai-chek et de son fils.


www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bleu-de-Chine/J-aime-Mary

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Et pourtant ce regard conduit, au-delà de la critique sociale, à un regard décentré d’un témoin de son siècle et de ses mutations, regard qui porte parfois très loin sur le plan symbolique si l’on pense à la nouvelle J’aime Mary, titre de votre dernier recueil paru récemment en France ?

Hwang Chun-ming : "C’est vrai, mais quand j’ai écrit les récits publiés dans ce recueil, au cours des années 1960 et 1970, je n’avais pas pour but de dépeindre une époque. Elle y apparaît naturellement à travers la description de l’environnement qui était le mien. L’indignation a en revanche été une motivation importante dans mon métier d’écrivain. Je n’ai certes jamais eu pour ambition de faire des romans à thèse, la critique sociale n’a pas été une fin en soi pour moi, mais il est certain qu’elle est très présente dans mes écrits.
L’important pour qu’une œuvre littéraire parle, c’est qu’elle soit l’expression d’une expérience ou d’un sentiment personnels. Et cela vaut aussi bien pour son auteur que pour son lecteur d’ailleurs. Je vais vous raconter deux choses qui me sont arrivées et qui peuvent illustrer cela. La première, c’est un coup de téléphone que j’ai reçu il y a trois ans d’un hôpital à l’autre bout du pays. Un de ses patients mourant désirait me voir. C’était un de mes lecteurs, un homme dans la cinquantaine qui n’avait reçu que l’éducation obligatoire et dont le dernier souhait avait été de me rencontrer. J’ai pris le premier train et je suis allé le voir. Je n’aurais jamais pensé que mes œuvres aient pu jouer dans la vie d’un homme un rôle si important qu’il désire me rencontrer juste avant de mourir. Après notre rencontre, et deux semaines avant sa mort, il m’a envoyé un message sur mon téléphone portable pour me remercier. Je l’ai gardé jusqu’à aujourd’hui et je le relis quand je me sens un peu à plat. La seconde, c’est la rencontre avec une lycéenne d’un établissement où j’étais allé faire une conférence. Au moment de partir, elle m’a tendu une lettre et m’a dit de ne l’ouvrir qu’une fois rentré chez moi. Elle m’avait écrit qu’elle avait tenté de se suicider à trois reprises et que c’est la lecture d’un de mes récits, six ans plus tôt, qui l’avait décidée à continuer de vivre. J’ai été extrêmement ému.
Si je vous raconte cela, c’est pour vous dire que je ne sais au fond pas exactement quel sera le sens de ce que j’écris, ni ce que cela provoquera chez les lecteurs. Je suis comme un paysan qui plante son champ, ce n’est pas moi qui mangerai ce que j’ai semé."

 

©Lin Yu-li
Hwang fait une démonstration de sa manière de raconter les histoires aux enfants.


Une autre part importante de vos activités vous a conduit à écrire et à fonder une troupe de théâtre pour enfants. Cette jeunesse taïwanaise peut-elle encore échapper au ravage culturel causé par la mondialisation ?

Hwang Chun-ming : "J’ai de l’espoir. Et c’est ma propre expérience qui me l’inspire. Je n’ai pour ma part jamais véritablement terminé mes études universitaires, ayant été rejeté d’un établissement à l’autre au gré de mes révoltes. Mais j’ai croisé sur ma route un certain nombre de professeurs dont l’enseignement ou la personne ont eu une grande influence sur moi, sans même qu’ils le sachent probablement. Des rencontres de ce genre permettent à une jeune personne de trouver sa voie personnelle en dépit de tous les systèmes. Je me souviens par exemple d’un enseignant qui m’avait un jour arrêté dans le couloir pour me demander si je savais quelle date nous étions. Je me suis rendu compte que c’était mon anniversaire. Il m’a donné un paquet qui contenait La Vie passionnée de Vincent Van Gogh de l’écrivain américain Irving Stone, un livre que j’ai beaucoup aimé. Sur la page de garde, il avait écrit : « Chun-ming, ton intelligence est comme une mine qui regorge de richesses. Mais ces richesses, c’est par un long travail que tu devras les extraire de toi. Que la vie de Van Gogh te soit un exemple ». Le destin de Van Gogh m’a en effet ému et inspiré. Ce peintre de génie n’a pas obtenu la reconnaissance qu’il méritait, mais il n’a jamais abandonné son art. J’ai moi aussi connu cela, quand jeune écrivain, j’ai dû faire toutes sortes de petits boulots pour assurer ma subsistance et celle de ma famille, tandis que j’écrivais sans relâche des livres qui ne me rapportaient rien financièrement. La création a été mon unique but en tant qu’écrivain.
Ce désir de création, il me vient d’une passion que j’ai depuis l’enfance, une passion pour les histoires. Dès mon plus jeune âge, j’aimais aller voir les pièces de théâtre représentées dans notre village. Aujourd’hui, c’est moi qui raconte des histoires pour les petits. Les enfants d’aujourd’hui sont constamment divertis, on ne les encourage pas à se concentrer. Mais si vous leur racontez une histoire qui les touche, alors ils peuvent vous écouter pendant des heures. La concentration, le sérieux et l’imagination sont les facultés que l’éducation devrait développer le plus. Malheureusement, ce sont aussi celles qui font le plus défaut aux petits Taïwanais d’aujourd’hui, comme aux enfants de tous les autres pays d’ailleurs. C’est cela que peuvent leur apporter les histoires et le théâtre. Walter Benjamin a écrit un très beau texte, Le Conteur, qui va dans le sens de ce que je viens de dire.
Je partage aussi l’idée de Heidegger, qui pense que la technique est le principal facteur de l’oubli de notre être. Or, la mondialisation c’est avant tout un avènement du règne de la technique et du matérialisme. Et ce qui peut nous protéger contre cela, c’est la littérature, les histoires, du moins celles qui parlent de l’humain. Si je raconte le Macbeth de Shakespeare à des paysans taïwanais, ils comprendront parfaitement les sentiments des personnages. Je ne suis jamais allé visiter les endroits où se passent les nouvelles et les pièces de théâtre de Tchekhov, mais ce qu’il a écrit ne me touche pas moins pour autant. L’humain est la seule chose véritablement universelle. Sa connaissance nous grandit.
Est-ce que la mondialisation aura finalement raison de tout ? Peut-être que oui. Mais je ne peux pas rester les bras croisés à ne rien faire. Créer des pièces de théâtre pour les enfants, c’est ma manière de résister. Mes forces sont bien maigres contre celles de la globalisation, et je ne sais pas ce que mes histoires apporteront en définitive à mon jeune public, mais je sais que je dois les raconter."


Propos recueillis et traduits du chinois par Matthieu Kolatte

 

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©Lin Yu-li
Hwang et Matthieu Kolatte devant son café littéraire à Yilan

(L’Arbre aux cent fruits)

 

Lexnews tient vivement à remercier Matthieu Kolatte pour cette interview et sa traduction. Matthieu Kolatte est le traducteur de Hwang Chun-ming pour les nouvelles J'aime Mary parues récemment aux éditions Gallimard. Notre revue remercie également très chaleureusement le journaliste Lin Yu-Li pour ses photographies accompagnant l'interview.

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

Tous droits réservés

 

Interview Michel Orcel, Nice, 29 janvier 2014.

 

©Sylvie Yvert

Lexnews a eu le plaisir d'interviewer l'écrivain, poète et psychanalyste Michel Orcel à l'occasion de la publication de sa traduction de La Beffa di Buccari de Gabriele d'Annunzio aux Editions La Bibliothèque. L'amoureux des lettres italiennes fait revivre dans ce court récit une épopée aux intonations aussi épiques que poétiques, relevée par un patriotisme taillé à la mesure de l'écrivain. Embarquons pour Buccari et voyons si Gabriele et ses compagnons sont revenus plein d'usage et raison... de ce triomphal insuccès !

 

 

st-il possible de penser que Gabriele d’Annunzio recherche une nouvelle virginité (personnelle et nationale) avec ce coup de force d’une Italie embarrassée par ses positions géostratégiques au début de la Première Guerre mondiale ?


Michel Orcel : "On peut en effet penser que d’Annunzio a embrassé la cause interventionniste comme une façon de se régénérer. Aussi doué pour les lettres que pour la « communication » (c’est un des aspects les moins séduisants, mais les plus étonnants de son personnage), il avait connu dès son plus jeune âge un extraordinaire succès littéraire, amoureux, mondain. Vivant dans une sorte d’excès perpétuel, de dépense inouïe, il est possible qu’il ait pressenti – surtout après son « exil » en France, où il échappa non seulement à ses créanciers, mais au provincialisme italien – l’impasse dans laquelle il allait se retrouver. Sa vitalité prodigieuse (hypomaniaque, dirions-nous, et probablement entretenue au cours des ans par l’usage croissant de la drogue) lui fait embrasser la cause belliciste à sa manière : sans demi-mesure et comme une affaire personnelle. Il confond naturellement sa régénération et celle de l’Italie dont il est indubitablement à l’époque (avec Pascoli, qui meurt en 1912) le plus grand écrivain.

Cette aventure des temps modernes peut-elle faire penser aux héros homériques, via Nietzsche et son surhomme ? D’Annunzio serait-il le nouvel Ulysse italien ? Vous laissez d’ailleurs entendre dans votre préface qu’en l’écrivant d’Annunzio transforma en triomphe de l’audace ce qui, selon l’expression de Vittorio Martinelli, avait été un « triomphal insuccès ».

Michel Orcel : Le personnage d’Ulysse traverse en effet le récit, sous l’espèce de quelques vers que d’Annunzio emprunte à sa tragédie La Nave. Surgeon lointain de l’Odyssée, mais de Dante aussi, l’Ulysse dannunzien est un découvreur insensé, un chantre nietzschéen de la conquête pour la conquête :


… Nous, nous serons les précurseurs
Qui ne s’en retournent pas, les messagers qui jamais ne s’en retournent,
Parce qu’ils ont voulu porter le message
Si loin qu’aux vêpres d’un jour fugace,
Ils ont outrepassé les frontières
De l’éternité, et, sans s’en apercevoir,
Ont pénétré dans les royaumes de la Mort.


D’Annunzio, qui n’a d’autre but que de sans cesse repousser les limites, s’enivre de l’action, et même de l’action la plus moderne (il est un héros de l’aviation, et n’oublions pas qu’il est contemporain de Marinetti), mais en l’habillant toujours d’une aura mythique. Et cette puissance de conviction est telle qu’il a réellement réussi à soulever les hommes et les masses, non seulement par des discours, mais par un récit comme celui dont nous parlons. La Beffa, qui ne fut pas un échec, mais un héroïque insuccès, devint sous la plume de D’Annunzio le plus puissant outil dans la résurrection du moral italien après la tragique défaite de Caporetto. Dans ce petit homme prodigieux, qui, à cinquante ans passés, s’invente un destin de soldat et va défier l’Autriche au fin fond d’un ses ports, la jeune nation se redécouvre et s’émerveille elle-même.

D’Annunzio n’en était pas à son premier essai en 1918 avec La Beffa di Buccari – et il ira même plus loin encore par la suite. Pensez-vous que l’on puisse dissocier l’écrivain de proximités fascistes qu’on lui a souvent prêtées ?


Michel Orcel : "D’Annunzio avait été élu député conservateur en 1897, mais, aussitôt élu, il avait déclaré : « J’ai vu beaucoup de morts dans les rangs de la droite, je vais du côté de la vie », et il avait rejoint la gauche ! Plus tard, il soutint la « guerre de Lybie » (1911-1912), par laquelle l’Italie essayait de se tailler un empire colonial ; mais cela n’avait rien de très remarquable, si l’on songe qu’au même moment le doux Pascoli y était lui-même favorable, tandis qu’un des chefs du mouvement pacifiste se nommait… Mussolini ! Il fut aussi très vite un représentant de l’irrédentisme italien, et il est vrai qu’il traîna publiquement dans la boue les représentants de la bourgeoisie pacifiste italienne. Mais jusque-là il n’y a rien que de très banal à l’époque. (Pensons, chez nous, à Barrès.) Il est vrai que d’Annunzio était tellement populaire qu’il participa effectivement au basculement de l’Italie dans la Première Guerre mondiale. C’est alors que, contrairement à toute attente, le poète se transforma en véritable combattant, puis, la guerre finie, en condottiere lorsqu’il conquit à lui tout seul la ville de Fiume. Il semble qu’on n’ait jamais assez insisté sur la folie de d’Annunzio et sur sa capacité à échapper à toute classification. Certes, il y a dans sa vie et son œuvre assez d’appels à la nation, à la guerre et à la volonté, assez de goût pour la parade, assez de démonstrations de puissance oratoire sur la foule, pour que certains aient vu en lui « le saint Jean-Baptiste du fascisme », mais il y a aussi chez lui trop d’esthétisme, d’individualisme, de méfiance vis-à-vis des masses et de l’État pour qu’on ne le dissocie pas du fascisme, qu’il accepta sans doute et dont il tira même parti, mais auquel il n’adhéra jamais. Dans une époque où règne la plus grande confusion sémantique, ajoutons que d’Annunzio était d’ailleurs résolument hostile au rapprochement de l’Italie avec l’Allemagne, et qu’il détestait Hitler, qu’il traitait de « clown féroce ». Enfin, pour en revenir à sa carrière politique, on a trop oublié que l’organisation étatique qu’il imagina pour la ville de Fiume - où se mêlaient les courants les plus invraisemblables, à commencer par l’extrême gauche - était d’une modernité inimaginable, puisqu’on y trouvait notamment la dépénalisation de l’homosexualité et de la drogue…

Gabriele d'Annunzio La Beffa di Buccari - Un pied de nez aux Autrichiens, 11 février 1918
Traduit et présenté par Michel Orcel
Collection L'Écrivain Voyageur, Éditions La Bibliothèque, 2014.


Splendeur de d'Annunzio ! Dans ce récit d'un acte de guerre, le courage, la mer, l'amitié masculine, l'Italie, tout se conjugue. Et si, comme le note Michel Orcel, traducteur et préfacier de l'ouvrage, ce fut un triomphal insuccès, cet exploit redonna sa fierté à l'Italie. L'audace y fut pour beaucoup, mais la littérature aussi. Un petit bijou musical d'une virilité aussi ciselée qu'entière.

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La mise en œuvre et la narration de cette épopée font également parfois penser au roman Chevaux échappés ainsi qu’au coup de force fatal de l’écrivain japonais Mishima dans son exaltation des valeurs martiales (parallèle implicite avec le code du Bushido dans la préparation du 11 février 1918).


Michel Orcel : "Je comprends bien le parallèle que vous esquissez à partir des éthiques nationalistes et martiales des deux auteurs, mais, outre que d’Annunzio n’a ni le talent romanesque de Mishima ni ses inclinations sexuelles (même si le climat de La Beffa n’est pas dénué d’érotisme viril, le poète resta un furieux amateur de femmes), d’Annunzio est totalement étranger au code de l’honneur japonais : il se voit, se vit comme un seigneur de la Renaissance italienne. Son nietzschéisme est superficiel, mais son tempérament à la fois chevaleresque et cynique, sensuel, cupide et dispendieux, le différencie radicalement de Mishima. S’il a rêvé de mourir en vol (emportant toujours sur lui une fiole de poison pour décider de sa fin si cela s’avérait nécessaire), il n’a jamais songé, pour quelque raison que ce soit, à mettre sa mort en scène, et la disparition de ses jeunes amis au combat compta certainement parmi les plus grands chagrins de cette âme peu encline à s’apitoyer.

Pouvez-vous revenir sur votre belle traduction et de quelle manière vous avez su rendre cette poésie épique si caractéristique du style de d’Annunzio ?


Michel Orcel : "Si ma traduction a quelque beauté, elle le doit au texte original. Malgré tous les défauts qu’on peut lui reprocher (narcissisme, emphase décadente, bimbeloterie romanesque, etc.), d’Annunzio est un poète immense, qui fait sonner la langue italienne avec une somptuosité incomparable. On lui reproche aussi d’avoir pillé tous les grands auteurs italiens du passé, mais c’est que sa mémoire est immense et qu’il a une manière parfaitement singulière de faire sien l’héritage littéraire. On a pu dire qu’il recyclait cette tradition à l’usage de la bourgeoisie nouvelle – qu’il méprisait par ailleurs. Ce n’est pas faux, mais, capable des plus artificieuses beautés dans le sillage des préciosités du Cavalier Marin, il sait aussi être d’une limpidité, d’une simplicité désarmantes (il avait d’ailleurs un étrange goût pour saint François et le franciscanisme) ou soulever de grandes vagues prosodiques qui me semblent plutôt relever du lyrisme que de l’épopée. Il n’est pas insignifiant que, du point de vue musical, il ait aimé Wagner et Debussy plutôt que Puccini. Parfois on en vient même à douter que sa phrase signifie quelque chose ; on est très proche d’un formalisme hypermoderne."

Quelle perception pouvons-nous avoir de Gabriele d’Annunzio aujourd’hui ? Pensez-vous que nous aurions profit à retenir la personne de d’Annunzio sans le d’annunzianisme ?


Michel Orcel : "L’œuvre de D’Annunzio nous paraît aujourd’hui très inégale. J’ai pour ma part un bien médiocre souvenir de certains de ses romans, dont le climat à la Huysmans et l’esthétisme forcené sont tout à fait démodés. Mais ses drames symbolistes, sa poésie (Alcyone) et ses proses les plus intimes (Le Nocturne, La Léda sans cygne, etc.) sont, je le répète, d’incomparables musiques. Quant à sa vie, on pourrait aussi bien en méditer la profonde ambivalence : d’un côté la sauvage liberté de la vie, la capacité à violer les conventions, la noblesse de l’agir, et de l’autre la triste modernité de la propagande, de la « communication », et, pour finir, la funèbre claustration dans un musée de pacotille…

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Michel Orcel a fait également paraître aux Editions La Bibliothèque :

 

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Interview Jean Starobinski

Genève - 29 janvier 2013

 

 

Une répétition familiale vient à peine de se terminer dans l'appartement de Jean et de Jacqueline Starobinski, à Genève. Les musiciens partagent leurs dernières impressions et rangent leur instrument pendant que nous arrivons dans un lieu habité par les livres, les manuscrits, les œuvres d'art et... les notes de musique qui se dispersent. Jean Starobinski est prêt, avec une générosité remarquable, de partager une fois de plus, les souvenirs de son enfance, de sa formation intellectuelle, de ses recherches et de ses travaux. L'homme est discret et en même temps attentif à chacune de vos interrogations et de vos formulations. Les silences rythment parfois les réponses, à l'image de leurs homologues en musique, pour mieux souligner l'analyse d'une rare ampleur. Rencontre avec un amoureux de l'interprétation et de la critique, une personnalité qui se livre avec humilité."

 

 

 

 

ous nous trouvons à Genève, ville dans laquelle vous avez toujours habité. Quelles seraient les évocations littéraires qui vous viendraient à l’esprit pour évoquer votre ville et quelles sont vos premières émotions culturelles dans cette même ville ?»

Jean Starobinski :
« L’école où j’ai fait mes premières classes a été la Maison des Petits, instituée à Genève par le psychologue Edouard Claparède, assisté par les merveilleuses pédagogues Audemars et Lafendel. L’éducation que nous recevions passait par les travaux de jardinage, la rythmique, les chansons, le dessin. C’était une expérience du vivre ensemble. L’appel à l’oreille, les chansons avaient autant d’importance que l’apprentissage des signes de l’écriture. Mon petit argent de poche allait me permettre, plus tard, d’acquérir les albums de Benjamin Rabier, puis les tardifs tirages de l’édition Hetzel de Jules Vernes, si merveilleusement illustrée. Dans le domaine de mes lectures, un événement important est survenu alors que j‘avais douze ans : ma mère m’a offert la collection complète du Cabinet des Fées, datée d’Amsterdam et Paris, 1785. La série commençait par Perrault et ses épigones, suivis par le Télémaque de Fénelon, puis les Mille et une Nuits dans la traduction de Galland, pour finir avec Wieland et Cazotte… Ce fut le versant maternel de mes lectures. Les gravures, d’un exotisme élégant, me faisaient beaucoup rêver. Mon penchant pour le dix-huitième siècle remonte à ce moment. Plus tard dans les années trente, mon père s’abonna à la Revue de métaphysique et de morale, mais aussi à la NRF et à Mesures. Je n’oublie pas non plus ce que je dois à mes professeurs de la section classique du Collège de Genève. Notre maître de français, François Bouchardy, allait devenir l’un des collaborateurs de l’édition de la Pléiade de Jean-Jacques Rousseau. Beaucoup de mes maîtres genevois ont été des comparatistes. Notre admirable professeur de grec, Edmond Beaujon, sera le traducteur de plusieurs ouvrages de Hermann Hesse. Notre germaniste, Walter Müller, a poussé très loin les préparatifs d’un ouvrage sur George Sand. Il nous faisait écouter des passages du Rosenkavalier en fin de leçon.
Collégien, je me suis faufilé à l’Université pour assister aux leçons de Marcel Raymond, que j’avais aperçu pour la première fois lors de la soutenance de thèse d’Albert Béguin sur l’Âme romantique et le rêve. Dans ses cours, Marcel Raymond lisait et faisait écouter le texte de Rousseau : le récit du fol amour pour madame d’Houdetot m’en est resté inoubliable. Je rappellerai aussi que Marcel Raymond avait été « lecteur » à Leipzig avant d’enseigner à l’Université de Bâle, puis de Genève. Il a traduit avec son épouse, Claire, les Principes fondamentaux de l’Histoire de l’Art de Heinrich Wölfflin. Jean Rousset, successeur de Raymond, s’inscrit dans la même tradition du lectorat en Allemagne et de l’intérêt pour le «baroque». On voit à quel point, dans le climat encore paisible du début des années trente, l’intérêt comparatiste était vif à Genève. J’avais au collège des amis allemands, réfugiés. J’ai découvert, avec un certain retard, que la mère de l’un d’eux était Felice Bauer, la première fiancée de Kafka. Or j’ai traduit Kafka dans les années quarante! C’était pour donner la copie à la revue Lettres, qui venait d’être fondée à Genève, autour de Pierre-Jean Jouve. En pleine guerre, cette revue défendait la cause d’une autre Europe. Plus tard je préfacerai, pour Gallimard, un recueil de travaux du stylisticien Leo Spitzer, et un livre du psychiatre allemand Hans Prinzhorn, consacré à l’art des aliénés. En cela je n’ai fait que suivre une tradition de traduction et de comparatisme bien établie en Suisse Romande, et qui allait au-delà des seuls liens confédéraux. Nous ne différions guère de nos amis vaudois : je pense à Gustave Roud traducteur de Hölderlin, à Philippe Jaccottet traducteur de Thomas Mann, de Rilke, de Musil.

Vous me demandez aussi quels événements culturels, à Genève, m’ont marqué dans mes jeunes années Je réponds sans hésiter en évoquant un événement exceptionnel: l’exposition, au Musée d’Art et d’Histoire, des chefs-d’œuvre du musée du Prado, durant l’été de 1939. Genève avait abrité ces tableaux pendant la guerre civile espagnole. Je parcourais presque tous les jours les salles du musée, grâce à ma carte d’entrée de collégien. J’ai adoré Titien et sa Bacchanale des Andriens. J’ai découvert la grandeur de Goya. J’ai moins aimé (mais j’avais tort) les portraits royaux de Velasquez Cela se passait dans le calme étrange du dernier été de la paix… En tout cas, la Genève qui m’a entouré n’avait rien de la toile de fond tendue par Joseph Conrad, dans Sous les yeux d’Occident, pour une cruelle histoire d’exilés et de comploteurs russes. Sa Genève ennuyeuse et tranquille est un repoussoir pour une histoire tragique ».
 

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"...La musique a en effet été souvent présente à mon esprit dans le comparatisme élargi que j’essaie de pratiquer."

 

 

    © Frédéric Wandelère

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« La musique semble jouer un rôle important dans votre vie ? »

Jean Starobinski :
« Mon père, qui adorait la musique, m’a emmené très tôt aux concerts du dimanche de l’Orchestre de la Suisse Romande. Son chef, Ernest Ansermet, avait collaboré avec Serge Diaghilev et ses chorégraphes. C’était l’époque où les succès de l’avant-guerre, les musiques de ballet et les grands poèmes symphoniques étaient encore d’actualité : Petrouchka, Daphnis et Chloé, la Mer, l’Apprenti Sorcier. Il y eut ensuite les répétitions publiques d’œuvres nouvelles, commentées par Ansermet. J’en ai gardé une grande reconnaissance pour les découvertes — Alban Berg, Béla Bartok — que je dois à ce chef. L’attention aux structures musicales m’a préparé à percevoir les structures littéraires. Cette reconnaissance est le motif qui m’a fait préfacer, beaucoup plus tard, ses Fondements de la musique, dont j’étais loin d’adopter toutes les thèses. La musique a en effet été souvent présente à mon esprit dans le comparatisme élargi que j’essaie de pratiquer. Quand Hugues Gall m’a demandé d’écrire des commentaires pour les programmes de l’opéra de Genève, j’ai accepté avec joie sa proposition, et c’est avec beaucoup de plaisir que j’ai rassemblé ensuite ces textes, dans le volume qui s’intitule « Les Enchanteresses ». Il fut un temps où, dans les intervalles de mon travail d’écriture, je me mettais au piano, pour changer d’horizon, pour passer un moment en compagnie de Bach ou de Scarlatti. Mais je ne travaille pas en écoutant de la musique. Je ne suis pas capable de diviser mon attention. »

« Très jeune, suivant les pas de votre père, vous mènerez de front des études littéraires et des études de médecine qui vous conduiront tout d’abord à exercer puis à enseigner. Sans tout expliquer, le corps et l’écriture semblent intimement liés, que cela soit dans l’harmonie ou au contraire lors de tensions paroxystiques. »

Jean Starobinski :
« Mon père, arrivé à Genève en 1913, a suivi le cours de philosophie d’Alfred Werner, que j’ai écouté à mon tour un quart de siècle plus tard ! Je suis entré à la Faculté des Lettres à l’automne de 1939, pour la quitter avec une licence ès lettres classiques à l’été de 1942. Commencèrent alors les études de médecine qui furent terminées en 1948. Mais j’avais quitté la Faculté des Lettres en établissant avec Marcel Raymond un projet de thèse de doctorat ès lettres. Et ce projet, je l’ai poursuivi au long des années. Il a été le principe moteur de beaucoup de mes travaux. Il s’agissait d’exposer et d’analyser, sur une série d’œuvres, de Montaigne aux contemporains, un thème qui a subi bien des variations: la dénonciation du masque et des hypocrisies, un motif constamment repris par les moralistes.
Durant les années 1946 et 1947, j’ai été un assistant intérimaire de littérature française à la Faculté des Lettres (à raison de deux heures par semaine) tout en restant inscrit à la Faculté de Médecine et en suivant presque tous les cours médicaux exigés par le règlement d’étude. J’ai été tout à la fois étudiant et enseignant ! Je me dis parfois que c’est resté ma manière d’être. Par la suite, j’ai été l’un des assistants de la Clinique de Thérapeutique de l’Hôpital Cantonal de Genève. A l’automne de 1953, j’ai rejoint l’Université Johns Hopkins de Baltimore pour un enseignement littéraire, tout en établissant des amitiés du côté de l’Hôpital et de l’Institut d’histoire de la médecine… En ce lieu et à ce moment, d’étroits contacts existaient entre enseignants américains et savants d’origine européenne. A déjeuner, c’est Georges Poulet et Leo Spitzer que je rejoignais au Faculty Club… A mon retour d’Amérique, j’ai pu me consacrer à la dernière mise au point et à la publication de la thèse de doctorat sur Rousseau (La Transparence et l’Obstacle), tout en exerçant, encore durant une année (1957-1958), la fonction d’interne à l’Hôpital psychiatrique de Cery, rattaché à la Faculté de Médecine de Lausanne. Ce fut ma dernière activité dans le domaine médical. Mais cette année a beaucoup compté. La thèse de doctorat en médecine sur l’Histoire du traitement de la mélancolie date de ce moment. Elle est reprise aujourd’hui dans L’Encre de la Mélancolie. Je suis tenté de dire que je suis resté fidèle à mon premier projet, le masque et la critique du masque, mais j’ai pu considérer le sujet sous plusieurs angles… »
 

 

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"...Notre époque est difficile à déchiffrer, avec ses techniques perfectionnées et ses passions primitives. On y rencontre trop souvent les moyens les plus sophistiqués mis en œuvre à des fins perverses..."

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« Comment percevez-vous notre époque caractérisée par une singularité souvent exacerbée, cette tension de soi qui ajoute au trouble collectif ressenti ? »

Jean Starobinski :
« Notre époque est difficile à déchiffrer, avec ses techniques perfectionnées et ses passions primitives. On y rencontre trop souvent les moyens les plus sophistiqués mis en œuvre à des fins perverses: les pouvoirs créés par l’intelligence tombent trop souvent aux mains de la bêtise … C’est donc un devoir de rester en éveil. Il n’est pas facile de demeurer fidèle aux exigences de la vérité, indépendamment de ce qui touche à notre personne et à nos sentiments. La santé mentale est une aptitude à sortir de soi, à s’oublier, à assumer des tâches… Le malade mélancolique est englué en lui-même, et trop souvent se résigne… A l’opposé, le maniaque, trop agité, perd le fil de ses idées, ne peut mettre en œuvre un projet cohérent… »

« Peut-on parler d’une bonne ou d’une mauvaise mélancolie ? »

Jean Starobinski : "
Votre question me paraît concerner le champ sémantique du mot « mélancolie », et son évolution historique. Au départ, dans la pensée médicale qui a prévalu à la fin de l’antiquité classique, la bile noire (dont le nom grec est « mélancolie ») est l’une des quatre humeurs constitutives du corps humain, avec le sang, le phlegme et la bile jaune. Selon cette doctrine, formulée certes par un savoir périmé, la juste proportion, l’heureux mélange de ces quatre humeurs définit l’état de santé. Que l’une de ces humeurs devienne excessive, qu’elle se « corrompe », il en résulte une altération de la santé. La tâche du médecin était ainsi de rétablir l’équilibre humoral, par les divers moyens qu’il croit efficaces : la diète, l’exercice, l’évacuation, les moyens musicaux ou moraux s’il y a lieu. La prévalence modérée de l’une ou l’autre de ces « humeurs » définissait un « type » humain.
(...)

 

Les dernières parutions de Jean Starobinski...

 

 

Les approches du sens -  Essais sur la critique

Editions La Dogana, Genève, 2013.

 

Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau
Collection Bibliothèque des Idées, Gallimard, 2012

Diderot, un diable de ramage

Collection Bibliothèque des Idées, Gallimard, 2012.

 

 

 

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(...)  La prévalence excessive, une sorte ou une autre de maladie. Sur ces prémisses, toute une pathologie et toute une thérapeutique ont pu être imaginées au long des siècles qui précèdent l’ère « moderne ».  Dans la doctrine classique, vous venez de le rappeler, une relation existe entre le « tempérament » mélancolique et le génie artistique. D’où tout un ensemble de « documents », dans le domaine des arts et de la littérature, qui ont attiré l’attention des historiens depuis plus d’un siècle. Nous savons mieux aujourd’hui que la souffrance dépressive n’a pas pour origine la « bile noire » dont parlaient les médecins du passé. Mais les symboles et les images du passé peuvent renaître dans l’esprit des personnes qui font aujourd’hui l’expérience de la dépression mélancolique. Si elle est profondément subie, il n’y a pas de bonne mélancolie. C’est une atteinte à l’intégrité de la personne, c’est un mutisme imposé. Savoir dire la souffrance est un premier pas pour s’en délivrer. Mais il n’est pas suffisant. A la Renaissance, la mélancolie fut à la mode, car elle pouvait être un attribut du génie. Ce fut alors une pose, une affectation, dont Shakespeare sut merveilleusement se moquer dans Comme il vous plaira… »

 

« Pouvez-vous revenir sur les objets de la mélancolie (ruines, les chantiers avec les Tableaux parisiens de Baudelaire, collier rompu, restes d’un repas évoqué dans un tableau..)? Sont-ils le miroir de celle-ci ou lui sont-ils constitutifs ?

Jean Starobinski :
"C’est à la renaissance que sont apparues les grandes figures emblématiques de la mélancolie, notamment dans la superbe gravure de Dürer. La valeur emblématique ne s’attache pas seulement à l’aspect physique des figures représentées, mais aux objets dont elles sont entourées, aux signes astraux qui renvoient à la planète Saturne… Le plus souvent, l’emblème de la mélancolie fut le travail interrompu, la tâche inachevée, non du fait de la seule paresse, mais d’une adversité insurmontable rencontrée dans l’accomplissement d’un difficile devoir. Les peintres se sont inspirés de ce qu’ils avaient appris des médecins, des philosophes, des théologiens; ils ont aussi porté leur attention sur les objets qui les entouraient dans leurs ateliers. Fritz Saxl et Erwin Panofsky, deux grands historiens de la Renaissance, dans leur ouvrage sur la superbe gravure de Dürer, ont déchiffré la signification emblématique des objets présents autour de la figure féminine qui semble incapable de poursuivre son travail. Dans sa poésie, Baudelaire a recouru de la même façon aux symboles de l’effort de l’artiste et de l’obstacle rencontré. .Mais il en a fait des images de la modernité, associées au motif de la grande ville."

 

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"...on peut, du dehors, parler poétiquement de la mélancolie, mais la mélancolie elle-même est la perte du pouvoir de parler, la souffrance d’un mutisme sans recours."

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« Existe-t-il encore aujourd’hui une mélancolie ? »

Jean Starobinski
: "Bien sûr, elle existe encore, et c’est ce que nous nommons « dépression ». La dépression mélancolique, la « psychose maniaco-dépressive » de la nomenclature médicale sont des entités morbides bien définies, et ce sont de redoutables maladies. La période d’agitation maniaque peut avoir une tonalité euphorique, mais les phases dépressives sont épouvantables. Il faut secourir ces patients-là. Le moyen thérapeutique le meilleur devra toujours porter, de façon légitime, le nom d’antidépresseur. Le fait essentiel est celui-ci : on peut, du dehors, parler poétiquement de la mélancolie, mais la mélancolie elle-même est la perte du pouvoir de parler, la souffrance d’un mutisme sans recours. Toute compassion est mêlée de tristesse, mais persévérer dans la tristesse aboutit à une paralysie de la volonté. Concrètement : le sujet mélancolique, s’il est englué dans sa souffrance, est incapable de se décider et d’agir, sinon sous la forme de « raptus ». S’il trouve l’énergie d’entreprendre, c’est alors trop souvent, on le sait, pour mettre fin à ses jours. … La société humaine est un système d’échanges, qui a besoin de participants actifs, aptes à se détacher d’eux-mêmes et de communiquer avec un autrui… Les musiciens qui savent chanter leur mélancolie développent un pouvoir d’invention qui est déjà une issue pour eux. La dépression profonde, la mauvaise mélancolie, elles, sont muettes. C’est la mort dans la vie. Les médicaments antidépresseurs, les électrochocs peuvent donner, en la circonstance, le coup de pouce nécessaire…"


« Vous venez de réunir dans un livre Accuser et séduire des essais consacrés à l’un de vos penseurs favoris, Jean-Jacques Rousseau. Le titre même de cet ouvrage est suffisamment évocateur de la pensée du philosophe des Lumières : Rousseau tente de convaincre les esprits par son autorité en élaborant un système en contrepoint de l’introspection de ses Confessions »

Jean Starobinski :
« Rousseau conquiert son public tardivement, en 1748, par le Discours sur les arts et les sciences. C’est un acte d’accusation. Rousseau dénonce la corruption des mœurs qui résulte du luxe, lié lui-même au progrès des connaissances et des ressources techniques. L’accroissement des pouvoirs humains s’étant accompagné d’une dépravation, morale, d’un accroissement de l’inégalité dans les sociétés humaines, comment y répondre ?… Le « système » de Rousseau est l’exposé des remèdes auxquels il est possible de recourir pour restaurer une harmonie personnelle ou sociale compromise par les excès de la « civilisation ».
La séduction exercée par Rousseau tient à la multiplicité des images de l’innocence préservée ou de la réparation du mal, qu’il propose dans un contraste toujours maintenu avec le désordre, le malaise, l’inquiétude dont il suppose que ses lecteurs attendent d’être délivrés. Dans le succès que l’Europe lui a réservé, il a souvent pris figure de sauveur ou de guérisseur… Un seul exemple me suffira. Quand Rousseau, dans la Lettre à d’Alembert, développe sa critique du théâtre et du goût des sociétés modernes pour les spectacles, il n’oublie pas d’y ajouter une longue note évoquant avec attendrissement une fête militaire à laquelle, enfant, il a assisté à Genève en compagnie de son père, de la fenêtre de leur maison, dans le quartier populaire de Saint-Gervais. Accuser, c’est l’énumération argumentée des effets corrupteurs des représentations théâtrales. Séduire : c’est offrir le spectacle de la danse heureuse de tout un peuple après un défilé militaire. Mon livre réunit divers exemples de la stratégie que Rousseau développe pour gagner la sympathie de ses lecteurs. »

 

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"...Diderot est un écrivain qui compose volontiers par morceaux, en ordre capricieux comme dans Les Bijoux indiscrets, ou dans un ordre beaucoup mieux ajusté, comme dans La Religieuse ou Le Neveu de Rameau..."  

(© crédits photos - Frédéric Wandelère)

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« Dans votre Diderot, un diable de ramage on a plutôt le sentiment que le philosophe pratique à la fois une certaine improvisation, mais parfois aussi l’art de la fugue, au sens propre et musical du terme. Avant de parler, dites-vous, Diderot sait écouter le siècle en mutation qui l’entoure. »

Jean Starobinski :
« Diderot est un écrivain qui compose volontiers par morceaux, en ordre capricieux comme dans Les Bijoux indiscrets, ou dans un ordre beaucoup mieux ajusté, comme dans La Religieuse ou Le Neveu de Rameau. Son art me fait penser d’abord au staccato plutôt qu’au fugato. Dans ses Salons, il suit l’ordre ou le désordre des accrochages. Mais il a en même temps le sens des ensembles, comme vous le remarquez. Pour l’Encyclopédie, il a imaginé le système des « renvois », afin de compenser la dispersion des matières imposée par l’ordre alphabétique. Il revendique la plus grande liberté, mais il ne craint pas de travailler d’après un modèle: Richardson pour La Religieuse, la tradition picaresque et Sterne pour Jacques le fataliste. Pour les causes qu’il souhaite servir, il n’hésite pas à se glisser dans les ouvrages des autres. C’est tardivement qu’on a découvert l’ampleur des « morceaux » – contre l’esclavage, contre le pillage colonial et les conversions forcées – qu’il a fournis à l’abbé Guillaume-Thomas Raynal pour son Histoire philosophique et politique (…) des deux Indes. »

« Et aujourd’hui ? »…

Jean Starobinski :
« Je viens de me consacrer à la lecture des épreuves d’un recueil de mes divers écrits sur la critique et ses méthodes, ouvrage publié à Genève, aux éditions de La Dogana, où avaient été édités mes entretiens avec Gérard Macé.

« Vous étiez très ami avec J.-B. Pontalis récemment disparu. Quel souvenir gardez-vous de lui ? »

Jean Starobinski :
« J.-B. Pontalis était un ami très proche, dont l’attention comptait beaucoup pour moi. C’est dans le dialogue avec lui que beaucoup de mes études ont pris naissance, destinées à la revue qu’il dirigeait. Il représentait l’accueil, l’écoute, la découverte, l’échange. Son attente appelait dans mon travail la fusion des horizons explorés : littéraire, historique, souvent même médical. J’avais un sentiment de grande liberté quand j’écrivais pour lui »

 

"Merci Jean Starobinski pour cet accueil si chaleureux, chez vous, à Genève, et pour ce beau témoignage. Nos lecteurs auront plaisir à vous retrouver dans votre dernier livre sorti aux éditions La Dogana Les approches du sens."

 

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

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Bulletin du Cercle d'études internationales

Jean Starobinski
Bibliothèque nationale suisse
Archives littéraires suisses ALS
Stéphanie Cudré-Mauroux

3003 Berne
T +41 31 323 23 55
F +41 31 322 84 08

 


Une fois l'an paraît le Bulletin du Cercle. Dans les rubriques « Bibliographies », « Nouvelles du fonds », « Conférences du Cercle », « Jeunes chercheurs. Thèses », « Chronologie starobinskienne », etc., on livre des informations sur la vie des archives de Jean Starobinski. Les missions du Bulletin ? Évoquer toujours l'esprit d'indépendance et d'invention propre à Jean Starobinski ; rendre compte de son extraordinaire foisonnement ; donner un état des lieux des travaux réalisés sur ses archives ; et, enfin, ouvrir nos colonnes à des écrivains et à de jeunes chercheurs qui abordent les thématiques starobinskiennes qui leur sont chères. 


http://www.nb.admin.ch/sla/03136/03558/03560/index.html?lang=fr
 

 

Interview Jean-Paul et Raphaël Enthoven

Paris, 27 août 2013.

© Lexnews

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Un éditeur et un philosophe, un romancier et un passeur d'idées, il n'en fallait pas moins pour composer une belle étude facétieuse, parfois irrévérencieuse, mais toujours passionnée et passionnante sur l'auteur d'A la recherche du temps perdu : le grand Marcel Proust dont 2013 voit le centenaire de la publication de son premier volume aux éditions Grasset. C'est justement dans ces mêmes bureaux que Jean-Paul et son fils Raphaël ont bien voulu partager leur passion pour Marcel Proust, une passion qui est au coeur de leur vie, de même que la Recherche décrit à elle seule en des pages inoubliables tous ces grands et surtout petits instants de vie. Rencontre avec deux personnalités généreuses dans leur témoignage, pour notre plus grand plaisir !

Leur dernier livre ...

Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, Plon, 2013.

 

Depuis sa naissance, voici un siècle, l'oeuvre de Marcel Proust n'en finit pas d'être assaillie par des hordes de puristes, de snobs ou de fétichistes, dont les exploits ont parfois gâché le pur bonheur de partir à la recherche du temps perdu...
D'ou ce Dictionnaire amoureux écrit à quatre mains et qui, n'en déplaise aux gardiens du temple, a pris le parti de traiter ce monument de la littérature avec la désinvolture (et l'érudition) qu'il mérite.
De « Rhino-goménol » à « Procrastination », d'« Amour » à « Inversion », de « Morand », « Madeleine » et « Cocteau » à « Spinoza », « Ritz » et « Descartes », les auteurs gambadent à la fois dans la Recherche et dans la vie de son créateur. Ils auront atteint leur but si cette encyclopédie fragmentaire et dictée par le plaisir avive par intermittence, chez ses lecteurs, le désir de (re)lire le plus grand écrivain de tout le temps.

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ous avez commencé votre Dictionnaire amoureux par la lettre A consacrée à l’Agonie et vous concluez ce même volume par une entrée Z inattendue réservée à un Zinedine anobli…Vous soulignez que vous avez souhaité un Dictionnaire à la fois sérieux et désinvolte, voire moqueur. En quoi cet écart s’imposait-il quant à la Recherche ?

Jean-Paul Enthoven : Il paraît, vous savez, tous les jours trois ou quatre livres sur Proust, et plusieurs dizaines par an, nous n'allions pas refaire dès lors un livre qui a été déjà cent fois écrit. Je pense, notamment, au dictionnaire d’Annick Bouillaguet chez Champion, et qui est une somme de tout ce que l'on peut savoir sur Proust. Notre seule chance d'amateurs éclairés était de prendre des chemins de traverse, ce qui est aussi le jeu de cette collection des Dictionnaires amoureux, dont la démarche impose d’injecter une dose de subjectivité et de fantaisie. Il est vrai qu’il était déjà singulier, pour un livre, d'être écrit par un père avec son fils (et inversement). Mais pour répondre à votre question, commencer par Agonie m'a amusé, et avec Proust, il est toujours bon de commencer par la fin. Quant à Zinedine, c’est la seule blague véritable que je dois d’ailleurs à Raphaël et qui m’a permis de découvrir que Zidane était un grand lecteur de la Recherche, une information à porter à la connaissance du grand public.

Raphaël Enthoven : J’ajouterai qu’on n'est pas sérieux quand on se prend au sérieux, qu’un minimum de sérieux impose de se moquer de soi-même. Quant à l'entrée Agonie, elle permet également d'apporter une précision décisive qui est – les témoins sont formels – que Marcel Proust n'a pas dit « maman » au moment de mourir. Commencer par la fin, ou l’agonie, est, en fait, extrêmement important, tout simplement parce que la rédaction du livre a été entamée au terme de l'histoire que le livre raconte. Les ultimes épisodes du récit précèdent immédiatement la rédaction de sa première phrase... Telle est la Recherche : un livre qui s’engendre lui-même. Quant à Zidane, dont le coup de texte au plexus de son adversaire est parfaitement décrit par Proust lors d’une soirée chez la princesse de Guermantes, c'est à la fois amusant et exemplaire : la Recherche est une machine à éterniser les instants, même les plus insignifiants. D’un simple clin d’oeil jusqu’au geste du pouce et de l’index qui permet à Bloch de doser avec les doigts la parcelle de sang juif qu'il a dans ses veines, en passant par la manière dont Mme de Cambremer plisse les yeux quand elle parle de Debussy, Marcel Proust est un éterniseur d’infime.

J-P. E. : C'est la loi de cette collection et également notre façon de le lire. Tout le monde ne réagit pas de la même façon devant un passage de Proust. Chaque lecture entre en résonance avec des souvenirs ou avec des émotions singulières et spécifiques, et il est vrai que ce passage avec le duc de Guermantes m'a beaucoup fait rire.

R. E. : « Se tournant d'un seul mouvement et comme d'une seule pièce vers le musicien indiscret, le duc de Guermantes, faisant front, monumental, muet, courroucé, pareil à Jupiter tonnant, resta immobile ainsi quelques secondes, les yeux flambant de colère et d'étonnement, ses cheveux crespelés semblant sortir d'un cratère. Puis, comme dans l'emportement d'une impulsion qui seule lui permettait d'accomplir la politesse qui lui était demandée, et après avoir semblé par son attitude de défi attester toute l'assistance qu'il ne connaissait pas le musicien bavarois, croisant derrière le dos ses deux mains gantées de blanc, il se renversa en avant et asséna au musicien un salut si profond, empreint de tant de stupéfaction et de rage, si brusque, si violent, que l'artiste tremblant recula tout en s'inclinant pour ne pas recevoir un formidable coup de tête dans le ventre... » En fait, le Duc vise le ventre et non le sternum de son adversaire, c'est toute la différence entre le XXe et XXIe siècle !

Vous évoquez avec émotion – Raphaël – l’importance qu’a pu avoir ce texte pour vous dans vos années de jeunesse.

R. E. : Une importance considérable. Mais pour vous répondre, j’ai besoin de faire un tout petit détour par l'Éthique de Spinoza. Le corollaire de la seizième proposition de la deuxième partie de l'Éthique affirme que « les affections de notre corps nous renseignent davantage sur l'état de notre corps que sur la nature du corps qui nous affecte ». En bon français, cela signifie tout simplement que la meilleure façon d'être fidèle à quelqu'un est d'être fidèle aux impressions qu'il dépose en nous et qu'il faut faire droit – c’est le génie de l’Éthique - à la part de vérité que contient une relation mutilée, partielle, inadéquate au monde. Il faut faire droit à la sensibilité qui nous constitue ; il n'y a jamais d'erreur complète, on ne saurait récuser intégralement une opinion car elle contient déjà un élément de vérité. Là est la grande leçon de tolérance de Spinoza et son refus de la négation qui ont été si importants pour moi. Il faut être fidèle à ses sensations : j'ai donc tenté de retracer le fil impressionniste de mes émotions d’enfant, ou le cheminement qui va d’une d'une connaissance parcellaire et fragmentaire à une idée plus précise. L’entrée à laquelle vous faites référence (« roman d’apprentissage ») fait écho, en cela, à une autre entrée consacrée à Deleuze. Le troisième chapitre de Proust et les signes de Deleuze porte précisément sur l'apprentissage, et montre comment le fait d’apprendre consiste à dépasser le dialogue entre une subjectivité et l'objectivité à laquelle elle prétend. Deleuze explique ainsi que l'objectivité n'est qu'une façon d'être subjectif et qu'il faut transcender ces deux déterminations pour accéder à un rapport de l'individu qu’il appelle anexact, ni exact ni inexact, mais fidèle à l’œuvre. Dès lors, j'ai essayé de décrire aussi précisément que possible les impressions parcellaires déposées en moi par ce livre. Or, au commencement, sans avoir l’idée précise de ce que désignait le bloc râpeux et floral de ces trois-quatre syllabes (La-re-cher-che…), j’en soupçonnais confusément la valeur. Était-ce un lieu ? Une formule magique ? Un jeu ? Un peu tout cela, probablement.

 

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"Une passion complice et amoureuse pour Marcel nous rapproche tous les deux, cela n'empêche pas des divergences entre nous, car nous ne lisons pas ce livre de la même manière."

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Vous faites référence dans votre introduction à ce Dictionnaire à vos rapprochements ainsi qu’à vos discordances quant à l’œuvre de Proust.

J-P. E. : Une passion complice et amoureuse pour Marcel nous rapproche tous les deux, cela n'empêche pas des divergences entre nous, car nous ne lisons pas ce livre de la même manière. Pour aller rapidement, je suis de la vieille école et j'adore l'aspect biographique, l'anecdote, le petit fait vrai. J'ai un réel plaisir à relever dans l'oeuvre quelque chose qui fait écho dans la vie, même ces transformations pratiques me fascinent…

R. E. : Jean-Paul est de la vieille école, et en ce qui me concerne, je suis de l’école antique ! (rires…)

J-P. E. : …Évidemment, lorsque l'on fonctionne de cette façon, quand on indexe une oeuvre sur la biographie qui lui donne le jour, on passe pour un disciple de Sainte-Beuve. En revanche, les modernes (ou les anciens, comme dit Raphaël) étudient quant à eux un texte qui se suffit à lui-même. À mon avis, nous avons tous les deux raisons…

R. E. : Ou bien tort, tous les deux. En ce qui me concerne, j'ai toujours eu l'impression que la méthode de Sainte-Beuve est une anti-alchimie qui transforme l'or en plomb. C'est la victoire d'Antoine Berthet (dont Stendhal s’est inspiré pour écrire Le Rouge et le Noir) sur Julien Sorel, et cela m'a toujours énervé. C'est aussi le problème de l'egofiction qui donne le sentiment, avec des prénoms d'emprunt, de désigner des personnes réelles. Je suis allergique à cette façon de faire, souvent emprunte de ressentiment, de vengeance. Or, la littérature ne sert pas à régler des comptes. Mais je suis bien obligé de reconnaître que le réductionnisme sainte-beuvien appliqué à Proust produit malgré tout de la littérature ! Et puis l’honnêteté commande de dire qu’il y a effectivement, dans la Recherche, des moments où l’on ne sait plus si c'est Marcel (le Narrateur) ou Marcel Proust (l’écrivain) qui parle. Mais l'intérêt véritable de cette divergence fondamentale entre nous était la certitude de ne jamais écrire la même chose, fût-ce sur le même sujet.

J-P. E. : En effet : n'avions même plus besoin de nous concerter sur les entrées tellement elles allaient de soi ! Cela n'a concerné que deux ou trois entrées comme Asperge

R. E. : Oui, là, je n’étais pas d'accord.

J-P. E. : En règle générale, c’est toujours toi qui n’es pas d’accord ! (rires…). Nous avons mis au point, sans nous concerter, un mode de fonctionnement et d'élaboration de ce livre qui s'est avéré formidablement commode puisque finalement nous n'avions plus besoin de nous consulter. Raphaël savait en m’envoyant une entrée que je n'aurais pas songé à la faire.

R. E. : J'étais certain, par exemple, de ne pas faire l’entrée « Agostinelli », et j'étais certain que mon père ne ferait pas « Bergson ». Nous savons comment nous fonctionnons l’un et l’autre. Un Dictionnaire amoureux du Temps perdu n’aurait pas eu besoin des biographèmes et, à la limite, un Dictionnaire amoureux de Proust aurait pu faire l'économie de la Recherche. Ici, nous faisons un Dictionnaire amoureux qui regroupe ces deux dimensions.

J-P. E. : Il faut ajouter à cela une idiosyncrasie particulière à chacun : j'adore lire les dizaines de petits ouvrages sur Proust tels Proust et le liège, Proust et la pommade Legras… J'adore, cela me passionne ! Chaque fois que je passe rue Laurent Pichat ou au centre du boulevard Haussmann, j'ai le cœur qui bat alors que Raphaël s'en fiche littéralement…

R. E. : …Moi, je veux savoir où habite le personnage d’Odette ! La rue La Pérouse m’intéresse plus que le boulevard Haussmann (où vivait Proust lui-même)…

J-P. E. : C'est très curieux et qu'est-ce que cela veut dire ? Que je suis plus littérateur et que Raphaël tend plus vers la philosophie ? Bien entendu, c'est une très vieille histoire entre nous deux.

R. E. : Je suis arrivé après toi dans cette affaire…

J-P. E. : « Il occupait le ciel je n'avais plus que le choix de l'enfer ». Pardonnez l'immodestie, mais c'est ce que Baudelaire disait à Victor Hugo !

 

 

 


2013 marque la publication chez Grasset du premier volume de la Recherche – Du côté de chez Swann. Comment l’éditeur perçoit-il cette date - un siècle plus tard -, et à partir de quand peut-on estimer que Marcel Proust est devenu un auteur classique ?


J-P. E. : Il est très émouvant, en effet, de penser que c'est dans ces mêmes lieux que ce premier volume a été édité. L'histoire est cocasse : tous les éditeurs l’ont refusé. Il arrive ici à compte d'auteur, ce qui à l'époque n'était pas – rappelons-le - une mauvaise manière surtout en ce qui concerne Proust. Il souhaitait être édité sans être lu, c'était son exigence de base ; il souhaitait également payer le nombre d'épreuves qu'il voulait et garder le contrôle complet de son œuvre. Quant au refus de Proust lui-même, il est évident que les choses n'ont jamais changé, les éditeurs - et j'en suis un- ne voient jamais ce qui excède les lois de la mode, du marché. Cela dit, dans le cas de Proust, son livre a été lu comme un chef-d’œuvre tout de suite, non pas par les éditeurs ni même par le public (qui le découvrira vraiment à partir du Goncourt) mais auprès des meilleurs de sa génération : Mauriac , Berl, Morand, Cocteau, Francis Jammes savent d'emblée qu'il est génial. Qu’Ollendorff et Bernard Grasset ne l’aient pas su tout de suite a beaucoup moins d’importance. Dans une lettre que Morand, après l’avoir lu, écrit à un ami diplomate, il n'hésite pas à dire que c'est nettement plus fort que Flaubert. On dit rarement cela d'un jeune auteur. En vérité, Proust était un écrivain considéré comme un génie alors même qu'il n'avait rien publié. Il a été grand écrivain avant même de donner le jour à son œuvre littéraire.


R. E. : C'est peut-être la raison pour laquelle, dans Le Temps retrouvé, se trouve un passage très émouvant où Odette raconte au narrateur quelques-unes de ses aventures, notamment sa liaison avec Hannibal de Bréauté et, bien sûr, avec Swann. Or on comprend, en lisant ces pages, que c’est de cette conversation (qui ne nous apprend pratiquement rien) qu’est né Un amour de Swann. Le narrateur sourit en racontant qu’Odette, parce qu’elle s’adresse à celui qu’elle tient déjà pour un écrivain, essaie d'augmenter le pittoresque de son histoire avec Bréauté et avec Swann à la seule fin de marquer son territoire dans l'oeuvre à venir qu'elle pressent. Les personnages de la Recherche savent déjà que le narrateur est seul susceptible, un jour ou l'autre, de les immortaliser ; chacun pimente le récit de sa vie, sans s’apercevoir que les gens ne sont jamais si faubourg Saint-Germain que lorsqu’ils veulent être romanesques, ni si romanesques que lorsqu’ils sont faubourg Saint-Germain ! Comment l’auraient-ils compris ? On ne demande pas aux muses d’être critiques littéraires, ni aux insectes de lire des traités d’entomologie.


J-P. E. : Et, allons même plus loin, Proust a toujours su qu’il était génial. Les écrivains traversent en général des zones de doute, mais lui n'a jamais douté. C'est même assez magique, car jusqu'en 1905, son oeuvre est plutôt vaporeuse avec Les Plaisirs et les Jours, Jean Santeuil, Ruskin… Mais, dès qu'il s’y met véritablement, il ne doute pas une seconde qu’il entreprend quelque chose de majeur. C’est ce qui explique qu’il n’ait pas été étonné, dans les derniers mois de sa vie, qu’on songe à lui attribuer le prix Nobel. Cette complexion humaine est une des plus rares qui soit. Aujourd'hui, dans ce bureau, il m'arrive de recevoir assis à votre chaise des personnes qui affirment être des génies sans voir qu’en le disant, ils m'informent qu’ils ne le sont pas ! Marcel, lui, le savait, et pourtant c’était vrai… Je ne vois pas d’équivalent parmi les écrivains : Kafka doutait sans cesse, Flaubert n'était pas sûr du tout. Bien sûr, vous avez des écrivains qui se pensent géniaux et qui s'établissent grand écrivain « comme on s'établit grand coiffeur » selon la formule de Guéhenno à l’encontre de Gide. Gide a pensé d'emblée qu'il était le Goethe français... C’est son mauvais côté.

 

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"Il y a dans ce déni du nom, et dans l’invisibilité du Narrateur, une lucidité accrue qui lui permet de voir les choses avec plus d’acuité que le langage n’en dispose."

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Suivant en cela la grande tradition de Flaubert et surtout de Balzac, la dénomination – ainsi que l’onomastique à laquelle vous réservez une entrée – sont des structures indispensables à la Recherche. Paradoxalement, le Narrateur n’est quant à lui à aucun moment évoqué directement par son nom. Comment levez-vous ce paradoxe ?


J-P. E. : Le prénom Marcel n'arrive en effet que trois fois et de façon accessoire.
 

R. E. : Mon père compare cela à la signature d'un artiste au bas de son tableau, ce qui est particulièrement bien vu.


J-P. E. : Proust est nommé aussi, en filigrane, avec cette Petite Madeleine dont les majuscules forment les initiales de l'auteur. Mais l'obsession de Proust pour les noms qui faisait des listes - à la manière de Modiano si je puis dire – et le fait que son narrateur principal n’ait pas de nom sont deux faits tout de même troublants et paradoxaux. Sans compter l’homosexualité... Les deux caractéristiques fondamentales de Marcel - la passion du nom et l’homosexualité - ne sont pas nommées, ce qui est un coup de génie.


R. E. : On pourrait ajouter quelques petites choses. Tout d'abord, la figure d’Elstir dont le génie propre dans la Recherche est d'être le « dénomateur » (je ne suis pas certain que le Narrateur emploie le mot, mais Elstir est celui qui dénomme les choses). Dieu le créateur a nommé les choses, Elstir (Dieu de la Recherche) fait exactement le contraire. Comme si, au commencement, il y avait tout, sinon les mots pour le dire (et le perdre en le disant). Au début, il y avait le silence : Elstir est une sorte d’archéologue qui parvient avec ses tableaux à revenir en amont du langage. Il est celui dont la peinture dépouille les objets de leur utilité et donne à voir la beauté d'un veston, le scintillement de la mer, etc. parce qu'il les dissocie de l’utilité concrète à laquelle les réduisent les mots pour les décrire. Les tableaux d’Elstir racontent le monde sans les hommes, sans fonctions, sans usage et sans noms. Or, à de rares exceptions qui confirment la règle, le narrateur lui-même n’a, la plupart du temps, pas de nom et apparaît souvent comme invisible. Il est celui qui voit les choses sans qu'on le voie, celui dont le regard sur le monde n'altère pas ce qu'il regarde. C'est le contraire de la physique quantique. Le problème de la physique quantique est qu'un phénomène observé apparaît comme comptable des procédures mises en œuvre pour l'observer. C'est pour cela qu'on n’arrive jamais à saisir les choses. Le monde est solidaire de la perception qu’on en a et des outils employés à cette fin. Or, ce que le narrateur parvient à voir, c’est le monde sans lui : le baron de Charlus qui, ne se sachant pas regardé, redevient la femme qu’il a toujours été, ou la fille de Vinteuil qui, ignorant la présence de l’indiscret, lâche la bride au saphisme qui est le sien… Il y a dans ce déni du nom, et dans l’invisibilité du Narrateur, une lucidité accrue qui lui permet de voir les choses avec plus d’acuité que le langage n’en dispose.


J-P. E. : Je complète sur deux points. Ce narrateur du temps perdu est la raison même pour laquelle Visconti a abandonné l'idée de filmer A la recherche du temps perdu. Comment faire un film sur la Recherche sans donner au « je » du livre un rôle primordial ? De fait, le rôle était promis à Alain Delon : on n’aurait vu que lui... alors même que le Narrateur est le personnage le plus invisible de la Recherche. Deuxièmement, de l'obsession de Marcel Proust pour les noms, vous avez des exemples invraisemblables. Il a une véritable passion pour les chercher, pour les crypter, vous avez de véritables jeux de mots. J'ai écrit une entrée sur Mme de Cambremer qui vient de Mme Forthoule – forte houle - qui a donné mer cambrée d’où Cambremer… Et les autres exemples seraient nombreux à citer. Vous avez deux experts en étymologie dans la Recherche : Brichot et l’abbé de Saint-Hilaire. Or, l'étymologie est très importante, car elle est une des premières déceptions de Proust. Il se rend compte que les mots finalement ont souvent une autre origine que celle qui est donnée à écouter. Barfleur par exemple n’est pas un champ avec des fleurs, mais provient du bas normand fjord et signifie qu'une rivière arrivait jusque-là. La déception étymologique est une étape pour enquiller, si j'ose, dire les déceptions les unes après les autres. Tout cela a donné naissance à des exégètes, à des talmudistes de la Recherche.

(...)

R. E. : Je viens de retrouver ce matin dans Madame Bovary - que je relis pour les besoins d'une émission de radio - ce passage en particulier qui est fabuleux parce que Charles Bovary n'arrive pas à dire son nom. Voilà ce que dit Flaubert : « Le nouveau prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons comme pour appeler quelqu'un ce mot : Charbovari. » Or, ce seul mot (mélange de Charles Bovary et de charivari) qui fait hurler de rire toute la classe… Quand on se reporte à la Recherche, on découvre un passage semblable : le narrateur, n'étant pas sûr d'être invité à la soirée de la princesse de Guermantes, voudrait que l’huissier se garde de hurler son nom. Écoutez :
« Mais c'était maintenant mon tour d'être annoncé. Absorbé dans la contemplation de la maîtresse de maison, qui ne m'avait pas encore vu, je n'avais pas songé aux fonctions, terribles pour moi – quoique d'une autre façon que pour M. de Châtellerault – de cet huissier habillé de noir comme un bourreau, entouré d'une troupe de valets aux livrées les plus riantes, solides gaillards prêts à s'emparer d'un intrus et à le mettre à la porte. L'huissier me demanda mon nom, je le lui dis aussi machinalement que le condamné à mort se laisse attacher au billot. Il leva aussitôt majestueusement la tête et, avant que j'eusse pu le prier de m'annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-propre si je n'étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si je l'étais, il hurla les syllabes inquiétantes avec une force capable d'ébranler la voûte de l'hôtel. »

 

C'est la même affaire : il y a quelque chose d'indicible qui doit parvenir au jour et l'apparition de Marcel dans la Recherche, je la verrais plutôt comme cela, comme la survivance de quelque chose d'indicible qui aurait passé, à corps et à cris, la douane du langage.


J-P. E. : Il ne faut pas oublier que pendant longtemps on ne prononçait pas le « s » du nom de Proust et donc son nom était difficilement dicible. C'est tout de même intéressant d'avoir le nom d'un pet, et il a eu des problèmes gigantesques avec cela.

 

 

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"...la Recherche est une œuvre autonome, qui s’enfante elle-même, se suffit à elle-même. Une œuvre vivante, une œuvre de sang chaud."

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En quoi Proust renouvelle-t-il l’art du roman ?


J-P. E. : la question est évidemment immense, mais ce qui me vient immédiatement à l’esprit est que Proust sait tout faire, la drôlerie, le tragique, la théorie à l’intérieur du roman, il sait fabriquer du présent avec du passé, il parvient à inventer des personnages qui existent en nous…


R. E. : Il met en place un système romanesque qui – même s’il n’est peut-être pas le premier à le faire – se nourrit de lui-même. C’est en cela que je suis contre Sainte-Beuve, car la Recherche est une œuvre autonome, qui s’enfante elle-même, se suffit à elle-même. Une œuvre vivante, une oeuvre de sang chaud. Et cela tout au long de l’ouvrage, non pas seulement à la fin du roman. A chaque page, l’auteur du livre semble croiser le Narrateur qui est en train d’apprendre qu’il est un auteur. J’ai toujours été stupéfait par ce cas d’autarcie littéraire. Le paradoxe (ou le malentendu) est qu’on a longtemps réduit l’œuvre de Proust à son époque : Cocteau par exemple ne lisait la Recherche que comme un bréviaire mondain où il apparaissait (plutôt) à son avantage.


J-P. E. : Les mille et une nuits vues depuis une loge de concierge…


R. E. : De fait, il y a de nombreuses références antiques dans la Recherche, par exemple au chant 11 de L’Odyssée dans lequel Ulysse, descendant aux enfers pour y recueillir les conseils du devin Tirésias, y rencontre sa mère et même Achille. Mais ce sont des fantômes, qui s’estompent quand il s’en approche, à la manière dont le Narrateur, découvrant en lui, à l’occasion d’un deuil, « l’étrange contradiction de la survivance et du néant », ne perçoit qu’après leur mort la réalité vivante de ceux qu’il aime. Plus étonnant encore : à la fin du Temps retrouvé, lors d’une matinée chez la princesse de Guermantes où tous les participants lui semblent d’abord s’être déguisés (tant ils ont vieilli), le Narrateur retrouve un ancien camarade que le passage du temps et l’embonpoint ont rendu méconnaissable, à l’exception de son rire qui, lui, n’a pas changé : « Décidément il me semblait que c'était quelqu'un d'autre, quand tout d'un coup j'entendis, à une chose que je disais, son rire, son fou rire d'autrefois, celui qui allait avec la perpétuelle mobilité gaie du regard. Des mélomanes trouvent qu'orchestrée par X la musique de Z devient absolument différente. Ce sont des nuances que le vulgaire ne saisit pas, mais un fou rire étouffé d'enfant, sous un œil en pointe comme un crayon bleu bien taillé, quoique un peu de travers, c'est plus qu'une différence d'orchestration. Le rire cessé, j'aurais bien voulu reconnaître mon ami, mais comme, dans l'Odyssée, Ulysse s'élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d'obtenir d'une apparition une réponse qui l'identifie, comme le visiteur d'une exposition d'électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée ne soit tout de même spontanément émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami. »

 

 

© Lexnews     

 

J-P. E. : Proust est un métaphoriste de génie, ses métaphores sont à chaque fois déconcertantes et déroutantes. C’est un bonheur à chaque chute de phrase, c’est tout de même extravagant ! Par exemple, un jour, Proust reçoit le livre d’un mondain et commence par le féliciter sur son évocation de la lune, mais il poursuit en lui disant qu’évoquer la lune comme pâle et languide est bien, mais que cela a été beaucoup dit. Il lui indique alors qu’il aurait pu la décrire différemment : « Parfois dans le ciel de l'après-midi passait la lune blanche comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce n'est pas l'heure de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment ses camarades, s'effaçant, ne voulant pas qu'on fasse attention à elle. » Imaginez la tête de son correspondant devant une telle réponse... C’est magnifique !


Une hypersensibilité…


R. E. : Certainement…


J-P. E. : Oui, une hypersensibilité, accrue par l’asthme, a accentué cela, car cette affection est une muse en soi. L’asthmatique est lancé dans une guerre perpétuelle contre les poussières, les pollens... Tout comme la jalousie dont il procède, l’asthme dilate l’attention au réel. J’ai tendance à penser que l’on ne peut pas être romancier sans être jaloux, sinon on ne remarque pas que la femme, peut-être infidèle, qui vous accompagne, remet la même robe et qu’elle est dans la même humeur à chaque fois qu’elle la porte. C’est cette obsession que le narrateur manifeste à l’endroit d’Albertine.


R. E. : Je t’accorde l’asthme, mais je ne suis pas d’accord avec le rôle que tu donnes à la jalousie. A mon avis, mais ça n’engage que moi, la jalousie est une forme de cécité. Car le jaloux n’observe que ce qui lui convient. La jalousie rend aveugle à tout ce qui pourrait la démentir, ou pire : la confirmer dans ses soupçons. Ainsi, tout jaloux qu’il est, le narrateur refuse d’ouvrir les lettres qu’Albertine, imprudemment, a laissées dans la poche de son kimono (qui normalement ne devrait pas en avoir puisque seuls les kimonos d’homme en disposent). Pourquoi s’abstient-il de fouiller dans ses affaires ? Deux hypothèses : soit il veut rester jaloux et redoute que ces lettres lui délivrent le fin mot de l’histoire, soit les pages qui décrivent Albertine endormie composent un des rares moments de la Recherche où, véritablement amoureux, le Narrateur se satisfait des apparences et ne cherche pas à connaître l’envers du décor.
 

J-P. E. : Cela n’enlève en rien au fait qu’avec la jalousie, tout fait signe. Soit l’on est doué pour l’observation et c’est un don en soi, soit l’on est dépourvu de cette qualité et la ressource vient alors de la jalousie : une rougeur, une expression, un sourire plus ou moins ouvert. C’est pourquoi, dans les Fragments d’un discours amoureux, Barthes dit et montre que la jalousie, bien avant le talent, est la condition de la création romanesque.


R. E. : Oui, mais le jaloux est un théoricien, il voit des causes là où il n’y en a pas nécessairement.


J-P. E. : Lorsque tu fais un roman, tu as intérêt à trouver des causes…


R. E. : Pas nécessairement, au début de La Prisonnière par exemple, le narrateur vit avec Albertine et la garde avec lui à la maison. Apprenant cela, Bloch, qui se trompe toujours, lui dit comprendre la raison pour laquelle il ne sort jamais de chez lui. Erreur profonde. Comme dit Proust : « Ceux qui apprennent sur la vie d'un autre quelque détail exact en tirent aussitôt des conséquences qui ne le sont pas et voient dans le fait nouvellement découvert l'explication de choses qui précisément n'ont aucun rapport avec lui. » Cette phrase est à graver en lettres d’or sur la cheminée, s’il en a une, du premier conspirationniste venu.


J-P. E. : Voilà qui vous donne une petite idée de la manière dont nous fonctionnons ! (rires)…

 

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"Il y a chez Proust quelque chose de très mystérieux qui fait que ce qu’il écrit entre toujours en résonance avec l’état d’esprit du lecteur et l’état de son développement sentimental, psychique, intellectuel."

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Vous soulignez combien les lectures de la Recherche se transforment au cours des âges de la vie. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

J-P. E. : C’est une particularité de ce livre. A chacune de ses lectures, il me paraît nouveau. Si je relis Voyage au bout de la nuit de Céline ou Une ténébreuse affaire de Balzac, j’ai le sentiment de lire toujours la même œuvre. Il y a chez Proust quelque chose de très mystérieux qui fait que ce qu’il écrit entre toujours en résonance avec l’état d’esprit du lecteur et l’état de son développement sentimental, psychique, intellectuel. C’est une magie. Seule la poésie, peut-être, relève du même enchantement : on ne lit pas de la même manière Les Fleurs du Mal à dix-huit ans et à cinquante.

En quoi cette grande œuvre littéraire nourrit-elle des liens étroits avec la philosophie alors même que Proust ne souhaitait pas faire un livre à thèse ?


R. E. : Le fait que Proust n’ait pas souhaité faire un livre à thèse n’est pas contradictoire avec la philosophie. Au contraire, la vraie philosophie se moque de la philosophie - c’est Pascal qui l’a dit, et Nietzsche qui l’a mis en œuvre, comme Proust, à sa manière. Car la Recherche est une mine d’or pour la philosophie. La façon dont le Narrateur s’efface pour laisser le monde venir à lui, l’art qui est le sien d’être à la fois spectateur et invisible lui donne accès à un monde dépouillé des catégories humaines, lui permet d’envisager le réel séparément du besoin qu’il en a. Par ailleurs, si on laisse de côté les mentions folkloriques de Schopenhauer qui font toujours bien dans les salons - car il est celui qui permet à peu de frais d’avoir l’air lucide et désespéré - on découvre chez Proust une lecture très fine de ce philosophe, qui va bien au-delà de l’image d’Épinal d’un Schopenhauer pessimiste pour s’inspirer du Schopenhauer bouddhiste, penseur de la palingenèse, qui reproche à la feuille de l’arbre de pleurer sa mort prochaine sans comprendre qu’en mourant, elle fertilisera l’humus qui donnera le jour à d’autres feuilles… « La loi cruelle de l'art, affirme le Narrateur, est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l'herbe non de l'oubli, mais de la vie éternelle, l'herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l'herbe ». Il y a aussi le moment où le Narrateur n’écoute plus ce qu’on lui dit, mais la manière dont on lui parle : « le charme apparent, copiable, des êtres m'échappait parce que je n'avais plus la faculté de m'arrêter à lui, comme le chirurgien qui, sous le poli d'un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J'avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que quand je croyais les regarder je les radiographiais. » Autrement dit, pour reprendre une fameuse distinction de Montaigne, la matière d’un discours l’intéresse moins que sa manière. Et la démarche qui consiste à surmonter les apparences au profit des lois et des règles qu’elles recouvrent, elle ressemble d’assez près à l’ambition cartésienne de surmonter les illusions des sens au profit d’une connaissance véritable.


J-P. E. : On arrive à Spinoza…


R. E. : Absolument, par-delà les différences objectives, L’Éthique et la Recherche donnent le sentiment de suivre le même chemin de connaissance : le processus d’apprentissage du Narrateur se fait en trois temps qui correspondent étonnamment aux trois genres de connaissance selon Spinoza. D’abord, il y a l’enfance, où le sens de l’émerveillement le dispute aux déceptions face aux choses qui, n’étant qu’elles-mêmes, n’arrivent pas au talon de l’espoir qui les précède. C’est l’époque des opinions hâtives, des désirs qu’on prend pour des réalités, mais aussi des associations d’idées et de l’attention portée aux impressions que le monde dépose en nous : connaissance du premier genre. Vient ensuite la puberté, c’est-à-dire l’intelligence, l’observation de lois immuables sous la matière apparemment confuse des rapports humains, la tendance à s’attarder non plus sur la teneur d’un propos, mais sur la manière dont il est tenu, le goût de saisir des identités stables malgré les apparences, à travers des lieux et des temps divers, l’oubli de soi au profit des notions communes et des idées adéquates : connaissance du second genre. Enfin, à la faveur d’extases que le Narrateur finit par comprendre au lieu de les subir, advient le temps retrouvé, c’est-à-dire l’éternité des sensations, l’art de mettre en mot l’unicité du monde et la munificence de chaque instant : c’est le troisième genre de connaissance, qui s’attache aux détails comme à l’ensemble et remplace le souci du divertissement par « l’amour d’un objet immuable et éternel » dont la possession n’épuise pas le désir. On trouve également chez Proust une référence à peine masquée aux Essais de Montaigne dont il reprend, à la fin de son livre, l’ultime image des hommes juchés sur des échasses. Ou une retranscription quasi littérale du paragraphe que Nietzsche consacre dans Le Gai Savoir aux « amitiés stellaires » dans la lettre que le baron de Charlus adresse à un majordome qui n’a pas répondu à ses avances. Et je ne vous parle pas de Bergson, dont Proust était le cousin par alliance et, peut-être, le meilleur interprète...

 

 

 
 

L’omniprésence des sens jalonne la Recherche, ce sont de nombreux repères essentiels à la réminiscence sans pour autant faire de Proust qu’un écrivain de la sensualité. Cela revient-il à dire que selon vos propres termes « la Recherche pourchasse l’éternité d’une sensation » ?


J-P. E. : Je ne pense pas que l’on puisse dire que Proust ne soit pas un écrivain sensuel. Il y a un gros interdit bien sûr, car nous n’arrivons jamais à savoir quelles sont ses relations avec Albertine.


Mais cette sensualité ne s’inscrit-elle pas dans quelque chose de plus vaste, cette idée de pourchasser l’éternité…


J-P. E. : Oui, Proust passe son temps effectivement à rechercher l’essence du fugace. Qu'est-ce que l’éternité ? Ce n’est pas l’éternité chrétienne, c’est au contraire le passage lui-même. C’est l’aptitude à voir ce qui est éternel dans un sourire qui dure dans une nanoseconde…


R. E. : Ou dans le goût d’une madeleine…


J-P. E. : Je pense que la Recherche est un gigantesque haïku qui, tout en condensant toute chose, dilate le fugace sur trois mille pages.

 
R. E. : Proust rend présent le passé. Il décrit des gestes avec un tel génie qu’on les voit constamment s’esquisser. Les personnages de Proust, de même, sont en permanence sur le point d’accomplir le geste qu’il nous décrit. Tout ce qu’on observe sans savoir qu’on l’observe, il le couche sur le papier pour nous. Lire la Recherche, c’est passer en revue tout ce dont on est le spectateur sans avoir le courage, ou tout simplement l’idée, de mettre des mots dessus.


J-P. E. : Soulignons encore l’obsession de Proust pour la photographie, dès qu’il voyait quelqu’un, il lui demandait sa photo. Brassaï a écrit un très beau livre sur Proust et la photographie. L’auteur de la Recherche estimait qu’elle lui permettait d’entrevoir l’éternité de ce qui ne dure pas chez un être.


R. E. : Voici, pour la sensualité, un passage auquel je pensais :

« Avant qu'Albertine m'eût obéi et m'eût laissé enlever ses souliers, j'entr'ouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient si ronds qu'ils avaient moins l'air de faire partie intégrante de son corps que d'y avoir mûri comme deux fruits ; et son ventre (dissimulant la place qui chez l'homme s'enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux valves d'une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l'horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses souliers, se couchait près de moi. »

 

Il y a un grand nombre d’écrivains qui se veulent plus sensuels et qui le sont moins que lui. Des passages comme celui-là, il y en a beaucoup, et je suis sûr, en ce qui me concerne, qu’Albertine est pleinement une femme. Avant d’être le clone littéraire d’Alfred Agostinelli, Albertine est une vraie femme. Peu d’écrivains savent aussi bien parler des femmes.

 

 

Interview Dominique Fernandez

15 janvier 2013 - Paris

 

© DR

 

C'est à l'école des lettres classiques que l'académicien Dominique Fernandez a puisé dès son enfance un goût immodéré pour la lecture et l'écriture - pour ne plus jamais s'en éloigner - si ce n'est pour des mondes voisins, ceux de la peinture, de la musique ou des voyages qu'il chérit tant. Cet immortel parle pourtant bien volontiers de tous les sujets sans affectations et avec la plus grande générosité. Cette âme sensible au beau est également un homme de son temps qui jette un regard toujours aussi perçant sur l'univers qui l'entoure, pour en souligner les avancées, mais aussi les travers, avec une poésie qu'il nous fait partager dans ses livres et dans cet entretien.
 

 

 


omment êtes-vous venu à l’amour des lettres et des arts et quelles sont vos premières découvertes littéraires marquantes ? »


Dominique Fernandez :
« Je suis né dans un milieu littéraire, mon père était écrivain, ma mère était professeur de lettres. Dès l'âge de 11 ans, j'ai écrit mon premier roman. Je suis né dans cet environnement et cela n'a pas été une découverte ou une conquête. Mes premiers émois littéraires ont peut-être été avec la lecture des œuvres de Gustave Aimard, un écrivain qui a écrit beaucoup de romans d'aventures, notamment en Amérique. Son style n'était pas extraordinaire, mais il m'a ouvert des horizons. Est venue très rapidement, au lycée, la lecture des oeuvres de Stendhal, Balzac… Ainsi que les Grecs et les Latins, car j'étais latiniste. Cela m'a permis de lire toute l'Odyssée en grec, Sophocle, Virgile, des auteurs que je continue d’ailleurs à lire aujourd'hui. Je dévorais littéralement ces oeuvres et j'ai même lu « Guerre et paix » en trois jours et trois nuits ! Cela a vraiment illuminé ma jeunesse. »


« Vous avez évoqué avec sensibilité le poids et les interrogations que faisait porter sur vous l’histoire de votre père. En quoi son exemple a-t-il permis de vous définir dans vos émotions et vos goûts ? »


Dominique Fernandez : "
J'avais une double image du père puisqu'il était un écrivain brillantissime, au centre de la vie littéraire entre les deux guerres ; de Proust à Marguerite Duras, il avait couvert tout cet ambitus d'amis personnels et en même temps il est devenu collabo pendant la guerre après avoir été presque communiste. J'étais gaulliste en étant enfant et je réprouvai sa conduite politique. J'étais alors trop jeune pour reconnaître sa valeur littéraire puisqu'il est mort lorsque j'avais 15 ans et qu'il vivait séparé de ma mère. Je savais qu'il était un écrivain célèbre et admiré publiquement par des personnalités comme Gide ou Mauriac. J'avais donc cette double image d'avoir un père glorieux et à la fois une image marquée par l’infamie, ce qui était très difficile pour un enfant. Mais, en même temps, cela a été très important pour moi par la suite."

 


« Vous a-t-il encouragé pour vos lectures ? »
 

Dominique Fernandez : "Non, car je l'ai très peu connu, mes parents se sont séparés alors que je n'avais que cinq ans et lorsque la guerre a éclaté, je n'avais que dix ans. J'avais le droit d'aller le voir le dimanche et on sentait qu'il était très préoccupé par ses choix. Il y avait là des personnalités comme Drieu La Rochelle, Céline et même Marguerite Duras qui penchait plutôt de ce côté avant qu’elle n’entre dans la Résistance. Je dois essentiellement mon goût pour la littérature à d'excellents professeurs au lycée. Nous baignions littéralement dans l'univers de Racine, Corneille et des classiques qui m'ont beaucoup marqué. Je me souviens encore très bien de ces réunions informelles en dehors du lycée que nous tenions avec des camarades et où nous évoquions des auteurs contemporains comme Proust, Valéry, Gide et nous nous faisions des petites colles pour tester nos connaissances. Nous n'avions pas beaucoup d'autres distractions à cette époque et la lecture était au coeur de nos activités."

 

 

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Mes trois auteurs préférés sont Homère, Tolstoï et Stendhal. Ils m’ont à la fois fasciné et façonné en même temps."

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« Vous portez un amour immodéré pour la littérature et dans ce domaine des arts, des noms reviennent parmi de nombreuses autres références, Tolstoï notamment, que vous n’hésitez pas à ranger parmi les plus grands»
 

Dominique Fernandez : "Il est vrai qu'à l'âge de quinze ans, si vous aimez un texte, il vous marque à vie ! Avoir lu sa grande œuvre en trois jours et trois nuits, cela montre combien il a pu me fasciner. Cela m'a vraiment ébloui, cette narration correspondait à mon idéal même si c'était un texte qui n'avait pas a priori la force poignante d'œuvres comme celles de Dostoïevski. Je ne connaissais pourtant rien de Tolstoï et j'ai abordé cette œuvre l'esprit totalement libre. Je porte le même regard aujourd'hui sur Tolstoï qu’à l’époque de mes jeunes années. Cela n'a pas changé. Mes trois auteurs préférés sont Homère, Tolstoï et Stendhal. Ils m’ont à la fois fasciné et façonné en même temps."

 


« Stendhal auquel vous venez de consacrer un Dictionnaire amoureux figure également parmi vos auteurs préférés. Le mot liberté revient souvent lorsque vous évoquez l’auteur de Le Rouge et le Noir, et de La Chartreuse de Parme »


Dominique Fernandez : "Je pense que c’est en effet l’écrivain le plus libre qui ait jamais existé. J'ai lu Le Rouge et le Noir quand j'avais 15 ans et c'est très certainement l'histoire qui m'avait enthousiasmé à l'époque. Mais aujourd'hui, avec le recul, c'est cet esprit totalement indépendant qui retient mon attention, un esprit qui n’est soumis ni aux modes ni à ce que pensent les autres. Il est pour ainsi dire un écrivain atemporel et on ne sait pas s’il est classique ou romantique, un grand débat à l'époque, et qui n'a guère d’intérêt aujourd’hui à mes yeux. Je dirais que Stendhal représente parfaitement l'indépendance plus encore que la liberté qui a parfois des connotations politiques. Il décide d'écrire ou non, de voyager ou de rester, il n'a pas de chaînes ou de liens."

 


« Stendhal est donc un écrivain indépendant, vous soulignez d’ailleurs qu’il écrit comme il s’exprime, à la différence de Flaubert par exemple. Est-ce cela qui vous a séduit ? »

 

Dominique Fernandez : "Oui, tout à fait c'est ce qui est le plus important pour moi. Flaubert par exemple porte une attention extrême à son écriture et cela en devient laborieux. Stendhal ne prend jamais la posture d'un écrivain. Il n'hésite d'ailleurs pas à faire remarquer que les chefs-d’œuvre universels ont été écrits sans faire attention au style. Si vous faites justement attention au style de Stendhal, vous pouvez remarquer qu'il écrit parfois assez mal selon les critères classiques : il lui arrive de répéter parfois quatre fois la même épithète dans une même page ! Il ne se prenait pas pour un écrivain, mais il écrivait pour son goût. Nous n'avons pas d'autres exemples dans la littérature et la moitié de son oeuvre est posthume, seuls trois romans ont été publiés de son vivant. Il n'y avait pas de calcul chez lui pour une carrière littéraire alors qu'il était consul avec une carrière diplomatique peu brillante."

 


« Cette liberté l’autorise à composer un récit où la féerie côtoie la réalité sans ruptures. Vous présentez Stendhal comme l’écrivain de l’immédiateté, captant le fugace et sans recomposition – un véritable défi pour un écrivain !»

 

Dominique Fernandez : "Stendhal écrivait très vite si vous pensez que La Chartreuse a été rédigée en 52 jours ! C'est vraiment écrit dans l'instant sous l’impression de l'émotion reçue. Je n'ai malheureusement pas hérité de cette qualité, car j'ai tendance à être trop perfectionniste… Je trouve que nous sommes entourés aujourd'hui par trop d'auteurs médiocres qui prennent la posture d'écrivains et qui font la leçon partout. C'est ce que j'apprécie beaucoup chez Stendhal, ce refus de composer un rôle."

Le dernier livre de Dominique Fernandez ...

Dictionnaire amoureux de Stendhal, Plon, 2013.

 

Pourquoi Stendhal a-t-il abandonné Lucien Leuwen alors qu’il restait si peu à faire pour l’amener à sa forme définitive ? Pourquoi, chez cet auteur, le travail de la mémoire prend-il le pas sur l’imagination ? Pourquoi écrit-il La Chartreuse de Parme en cinquante-deux jours alors qu’il laisse inachevé Lamiel après deux ans et demi d’ébauche ? Pourquoi Le Rouge et le Noir n’eut-il aucun succès ? Pourquoi l’art de séduire lui fut-il étranger ? Autant d’interrogations, autant d’analyses auxquelles Dominique Fernandez, en fervent stendhalien, en observateur subtil, répond avec clairvoyance et délicatesse.

 

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« Stendhal jouit de cette même liberté également dans ses rapports et ses jugements quant à la musique et à la peinture, des jugements parfois péremptoires et surprenants (si l’on pense à son traitement du Caravage ou des musiciens allemands). »

 

Dominique Fernandez : "Nous retrouvons ici la même ligne que nous évoquions tout à l'heure. Cette idée d'une subjectivité assumée qui lui permet librement d'estimer que la musique allemande était une horreur parce qu'elle faisait trop de bruit ! Il aimait la voix italienne, Rossini surtout, et il se fichait pas mal de ce que les autres pouvaient penser quant à ses goûts. C'est un plaisir immédiat qui le retient et tant pis si cela le conduit à rejeter des créations originales. De nos jours, il y a une véritable obsession de ne pas manquer l'événement, même si ce dernier est plus que contestable. C'est la même chose en peinture, il aimait beaucoup Guido Reni ou Le Corrège pour des critères qui pourraient paraître surprenants aujourd'hui. Telle peinture de Guido Reni avait sa préférence parce qu'elle lui rappelait une femme qu'il avait aimée ! Il est malheureusement passé à côté des qualités du Caravage, mais il n'était pas le seul à son époque. C'est quelque chose à laquelle j'ai d’ailleurs réfléchi puisque, vous le savez, j'aime beaucoup Caravage. Je me suis demandé si cette ignorance n'était pas due au fait que les chapelles dans lesquelles étaient accrochées les oeuvres de Caravage étaient à l’époque souvent dans la pénombre ; imaginez aujourd'hui ces deux tableaux de l'église de Saint-Louis des Français à Rome sans électricité qui les éclaire ! Je me répète, mais on peut affirmer sans hésitation que la règle de Stendhal est son plaisir, ce qui l’émeut, ce qu'il éprouve. C'est cela qui rend ses textes si précieux aujourd'hui, car vous entendez littéralement l'homme qui parle, et d'ailleurs plus un homme ou une femme parlent de leur singularité, plus ils deviennent universels."

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Stendhal aime l'art italien, cette atmosphère bien particulière dans laquelle je me reconnais complètement.

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« La vie de Stendhal est indissociable de l’Italie qu’il a tant aimée. Quel regard l’amoureux de l’Italie que vous êtes porte-t-il sur la propre perception de Stendhal ? »

 

Dominique Fernandez : "Stendhal a découvert l'Italie à 17 ans, il détestait Grenoble et la France et il a adoré immédiatement l'Italie. Cela l'a conduit à adopter une théorie pour le moins contestable selon laquelle la France était le pays des vanités et l'Italie celui des passions. Malgré ces jugements un peu rapides, il y a beaucoup de traits qui restent d'une justesse étonnante : il trouve que Rome est une ville ennuyeuse, que Naples est beaucoup plus joyeuse, que les Florentins sont insupportables par ce qu'ils disent qu'ils descendent de Dante alors qu'ils sont plus ou moins illettrés… Il aime l'art italien, cette atmosphère bien particulière dans laquelle je me reconnais complètement. Il aimait beaucoup Milan notamment parce qu'il allait à l'opéra à la Scala avec ces loges où il bavardait avec les comtesses. L'amour et la musique étaient étroitement liés chez Stendhal. Il a été heureux en ces lieux, et la force de ce bonheur lui faisait reconnaître qu'il était devenu connaisseur. C'est d'ailleurs une clé chez cet auteur que celle du bonheur qui permet de comprendre."

 

« Le beau idéal est une quête éternelle de Stendhal tout au long de sa vie, quelle être votre analyse de cette poursuite, et comment percevez ce beau idéal de nos jours ? »


Dominique Fernandez : "Ce beau idéal est une notion très relative comme le souligne lui-même Stendhal qui change selon les époques et les mœurs. Il cite l'exemple du culte de la force qui était nécessaire dans l'Antiquité et qui est devenue grotesque au temps des pistolets. Vous retrouvez les mêmes évolutions dans la sculpture entre la statuaire massive d'un Hercule de l'Antiquité et la finesse d'un Canova. C'est une notion qui, je crois, est étrangère à notre époque, il me semble que chacun aujourd'hui a son idée du beau. On peut même se demander parfois dans l'art contemporain si on ne peut pas évoquer le laid idéal ! (rires) La notion de beau aujourd'hui est suspectée d'élitisme."

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On sent le renouveau de la Russie dans les rues de Moscou qui dépasse souvent en modernité New York

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« La musique occupe également une grande place dans votre vie »

 

Dominique Fernandez : "Oui, absolument et si j’évoquais avec vous ce bain littéraire dans lequel je suis né, il n’y avait pas, en revanche, de musique dans mon enfance. C'est à 15 ans que je me suis inscrit aux jeunesses musicales, une expérience inoubliable. Vous arriviez avec votre petit billet pour boucher les places inoccupées et vous vous trouviez au premier rang d'orchestre. Je me souviens de ces concerts à la salle Gaveau, Pleyel ou aux Champs-Élysées. La première grande émotion a été La Symphonie inachevée de Schubert que je ne connaissais pas. Cela m'a littéralement bouleversé. Et de fil en aiguille, je suis même devenu critique musical… C’est un peu pour ces raisons que la Russie est devenue ma troisième patrie, un pays où la culture a une place qui n’a rien à voir avec ce que nous connaissons ici. Pour la musique, vous pouvez aller à un opéra différent tous les soirs, que vous soyez à Moscou ou à Saint-Pétersbourg ! Vous avez 80 théâtres à Moscou avec une qualité inouïe. C'est un peu cette générosité qui me faisait apprécier l'Italie sur le plan culturel à une époque, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui ou toute création a été bloquée. Alors qu'en Russie vous avez véritablement une force de création et une culture vivante remarquable. On sent le renouveau de la Russie dans les rues de Moscou qui dépasse souvent en modernité New York, le centre de la ville est même devenu parfois oppressant du fait de l’omniprésence de l’argent et une certaine ostentation. Mais, tout le reste de la Russie est resté inchangée comme au XIX° siècle, avec une générosité et une hospitalité de ses habitants impressionnantes."

 

« Quels sont vos projets pour les prochains mois ? »

 

Dominique Fernandez : "J'ai un gros roman qui doit sortir au début de l'année prochaine ainsi que trois albums pour cette année. Le premier d'entre eux est consacré à l'Algérie romaine et réalisé avec le photographe Ferrante Ferranti. Il s'agit de sites merveilleux souvent inconnus comme Djemila, Timgad, Hippone, que j’ai pu apprécier et qui font l’objet de très belles photographies de Ferrante Ferranti. Un livre doit également sortir sur l'Académie française, car, curieusement, il n'y avait aucun livre sur l'architecture et le bâtiment lui-même de cette prestigieuse institution. Un troisième livre évoquera cette incroyable croisière en Sibérie que j’ai eu le plaisir de faire, après l’expérience du Transsibérien, sur le Ienisseï, ce fleuve unique de 3 km de large."

 

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

Tous droits réservés

 

 

 

 

Interview

Denis WESTHOFF

 

"SAGAN, ma mère"

 

Paris, le 19 décembre 2012

 

 

Copyright photo ©N.WASSERMANN

 

 

 

Denis Westhoff, SAGAN, ma mère,

Flammarion

 

Denis Westhoff, Sagan et fils,

Stock

 

 

 

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"Mon passe-temps favori, c'est laisser passer le temps, avoir le temps, prendre mon temps, perdre mon temps, vivre à contretemps. Je déteste tout ce qui réduit le temps, c'est pourquoi j'aime la nuit. Le jour, c'est un monstre, ce sont des rendez-vous. Le temps de nuit, c'est une mer étale. Cela n'en finit pas. J'aime voir le lever du soleil avant d'aller dormir."

Réponse, 1974

 

 

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"Qui n'a pas cru sa vie inutile sans celle de "l'autre" et qui, en même temps, n'a pas amarré son pied à un accélérateur à la fois sensible et trop poussif, qui n'a pas senti son corps tout entier se mettre en garde, la main droite allant flatter le changement de vitesse, la main gauche refermée sur le volant et les jambes allongées, faussement décontractées mais prêtes à la brutalité, vers le débrayage et les freins, qui n'a pas ressenti, tout en se livrant à ces tentatives toutes de survie, le silence prestigieux et fascinant d'une mort prochaine, ce mélange de refus et de provocation, n'a jamais aimé la vitesse, n'a jamais aimé la vie - ou alors, peut-être, n'a jamais aimé personne."

Avec mon meilleur souvenir,1984

 

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Le Prix Françoise SAGAN

 

    Denis Westhoff a créé le Prix littéraire Françoise Sagan - " Le Prix du Printemps"- en 2009, aux fins de promouvoir et d'aider un auteur jamais encore récompensé au cours des douze derniers mois; il est remis depuis trois ans, chaque année, le 1er juin.

 

    Denis Westhoff a également créé en 2010 l'association Françoise Sagan ayant pour objet de promouvoir et d'aider à la promotion de l'œuvre de l'écrivain.

 

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" Ce qui m'intéresse, j'insiste, ce sont les rapports des gens avec la solitude ou avec l'amour. Et je sais que c'est la base de l'existence; la base de l'existence de quelqu'un, ce n'est pas de savoir ce qu'est un cosmonaute ou un trapéziste, mais qui est son mari, son amant ou sa maîtresse."

Réponse, 1974

 

 

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copyright photo ©N.WASSERMANN

 

 

 

 

Françoise Sagan fait figure de soleil radieux dans le paysage littéraire, soleil qui éclipse les scandales que certains ont voulu retenir d'elle. Après le succès mondial de son roman Bonjour Tristesse écrit à l'âge de 18 ans, elle enchaînera avec une facilité déconcertante  romans et pièces de théâtre dans un amour immodéré de la liberté qu'elle chérissait avant toute chose. Lexnews a eu le plaisir de rencontrer Denis Westhoff, son fils, qui nous offre aujourd'hui avec la parution de deux ouvrages consacrés à Françoise Sagan, deux beaux témoignages lui rendant ainsi un émouvant hommage, un hommage d'amour d'un fils à sa mère. Avec une pudeur qui n'enlève rien à la légende, Denis Westhoff a accepté de relever le défi : assumer l'héritage légué par une femme éprise de la vie et le faire rayonner au-delà des obstacles qui se présentent.

 

 

Lexnews : « Vous consacrez, cette même année 2012, deux ouvrages à votre mère, Françoise Sagan : Sagan et fils et Françoise Sagan, ma mère. Or, ni l’un ni l’autre ne se veulent être une déconstruction de la légende Françoise Sagan, ni non plus – à l’inverse - de purs règlements de comptes ; il s’agit plus d’un au-delà de la légende, du regard d’un fils pour sa mère et avant tout d’un hommage d’amour… »
 

Denis Westhoff : « Oui, même si peut-être certains attendaient d’autres livres… En tout cas, les premiers éditeurs qui m’avaient initialement commandé un livre attendaient, c’est certain, totalement autre chose. Après le décès de ma mère, j’ai été contacté par un éditeur parisien, il y a plus de deux ans, trois ans même maintenant, qui comptait sur ma plume pour faire un livre à scandale dans lequel j’aurais raconté toutes les sottises habituelles sur ma mère, tout ce qui a été déjà longuement étalé dans la presse et dans la presse people notamment – ses problèmes financiers, ses problèmes de drogue, d’alcool, etc. J’ai toujours été opposé à cette idée de faire un tel livre et j’ai donc dû refuser énergiquement une fois, deux fois, dix fois… cet éditeur était tellement insistant avec moi, que j’ai fini, à la quinzième tentative, par demander à Jean-Marc Roberts qui dirige les Éditions Stock à qui j’avais déjà confié la plupart des titres que j’avais récupérés suite à mes batailles juridiques avec certains éditeurs et créanciers, comment se défaire d’un éditeur aussi collant. Jean-Marc m’a tout de suite proposé de publier cet ouvrage chez lui. Après que nous ayons signé le contrat, et bien qu’il me laissât toute liberté, j’ai bien vite senti que je devais me mettre au travail.

 

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"Fortuitement, ces biographies m’ont permis de m'exprimer, même si je n’ai pas voulu faire un livre amer, mais bien et seulement un témoignage d’amour à l’égard de ma mère, Françoise Sagan. C’est ce qu’elle m’a légué de plus cher…"

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Ce ne fut pas facile, mais une fois lancé, l’écriture est venue seule, finalement très facilement ; j’ai eu le sentiment que j’écoulais ma mémoire sur le papier. J’espère que ce plaisir, cette facilité en fin de compte avec lesquels j’ai écrit ce livre se transmettent au lecteur. J’ai raconté mes souvenirs avec ma mère, tels qu’ils apparaissaient dans ma mémoire. J’ai raconté tout ce qui m’apparaissait intéressant, tout ce qui m’avait touché, ce qui était important et puis aussi tout ce que ma mère m’avait également elle-même raconté. Elle ne m’a, certes, pas tout dit, mais il y a des choses qu’elle m’a justement racontées parce qu’elle les trouvait, elle, suffisamment importantes, ou suffisamment drôles ou originales pour le faire. J’ai donc écrit tout cela en le respectant avec en quelque sorte une double protection : son filtre à elle, et en second, le mien. J’ai tenu à remettre d’aplomb certaines vérités qui avaient été déformées par des biographes, des journalistes qui ont souvent écrit des choses stupides ou inexactes sur ma mère. Je pense notamment à une certaine biographe et à cette histoire de trous de cigarette dans les pulls de ma mère : cette affirmation mensongère m’a subitement profondément énervé et exaspéré. J’ai trouvé que de parler de cette manière d’un écrivain comme Sagan était proprement grotesque et méchant. Fortuitement, ces biographies m’ont permis de m'exprimer, même si je n’ai pas voulu faire un livre amer, mais bien et seulement un témoignage d’amour à l’égard de ma mère, Françoise Sagan. C’est ce qu’elle m’a légué de plus cher… »

Lexnews : « Après la disparition de votre mère, vous mettez plus de deux ans à accepter la succession à hauteur de plus 1 million d’euros de passif. Cependant, devant vos témoignages, il est évident que Françoise Sagan, votre mère, ne vous a pas légué que ce lourd passif, mais vous a surtout légué une passion de vie, de cœur… De toutes ses passions, lesquelles avez-vous partagées avec elle, lesquelles avez-vous héritées ? »

D.W.: « La liberté, bien sûr. C’était une femme passionnément éprise de liberté. C’était pour elle une vraie nécessité. Il n’était pas question pour ma mère de vivre contrainte ou enfermée, de vivre obligée ou dirigée ; c’était vital, voire même plus que vital, et il n’y avait pas, pour elle, d’autre choix de vie possible que de faire que ce qu’elle voulait sans pour autant ne faire que des bêtises. On a dit d’elle qu’elle faisait cinquante bêtises à l’heure, ce n’était pas toujours vrai. Il fallait seulement qu’elle puisse voir ses amis lorsqu’elle le souhaitait, travailler lorsqu’elle en avait envie, partir à la campagne si elle le désirait ; elle avait ce besoin de liberté, qu’elle a toujours eu d’ailleurs depuis l’enfance la plus tendre. Elle a toujours eu une grande indépendance, ses parents l’ont toujours laissée faire tout, tout ce qu’elle voulait. Ce n’était pas une liberté de rébellion, mais bien une liberté innée, et puis acquise ou plutôt sauvegardée, que ses parents lui ont transmise. Ses parents étaient des personnes très libres, ils étaient ouverts, pleins d’humour et plutôt originaux. Sa mère était une femme cocasse, son père était un homme original, parfois autoritaire, mais qui a toujours fait ce qu’il a voulu. Et donc, elle a hérité de tout cela. Et du fait d’avoir été une enfant inespérée et aussi gâtée par des parents si libres, elle a toujours eu cette liberté, ce goût de liberté. Cette liberté, elle la vivait de façon aussi intense parce qu’elle était douée d’une grande intelligence. Et, je ne vois pas comment les choses pouvaient en être autrement pour elle. Si elle avait grandi dans une famille avec un père autoritaire et une mère qui l’aurait enfermée dans sa chambre, elle aurait été extrêmement malheureuse, elle serait partie, elle aurait foutu le camp. Ce goût de la liberté, elle me l’a, je crois, transmis. J’ai vécu cette liberté au quotidien, mais sans nécessairement le savoir, parce que pour moi tout cela était normal. Avec cependant de sa part à elle un très grand souci de me donner certaines règles de vie ; elle estimait qu’un petit garçon devait avoir des repères indispensables, qu’il devait se conformer à certaines règles morales. Au fond, elle m’a transmis son éducation assez bourgeoise… Elle tenait à ce que mes repas soient pris à heures fixes, que j'aille au lit à telle heure, que j’aille à l’école habillé correctement, j’avais ma chambre, mes repères, mon lit, mes jouets, mes copains… j’étais un petit garçon normal avec une vie normale. Elle considérait que certains repères pour un enfant lui permettaient d'acquérir un équilibre, d’être plus fort. Je pense maintenant qu’elle n’avait pas tort.... Elle est née Françoise Sagan, elle est née douée ; elle avait cette rapidité d’esprit incroyable et cette lucidité, cette bienveillance… »

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"Elle ne m’a jamais parlé de cela – c’est cette amie qui me l’a confié - mais elle savait que l’ange l’avait quittée."

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Lexnews : « Le jeu, les voitures, la vitesse…étaient pour elle moins des moyens d’une vie flambée, brulée qu’un goût du bonheur, un goût de la vie…Goût également partagé par votre père… »


D.W. : « Oui, bien sûr, elle m’a aussi transmis cet amour de la vie. Nous roulions parfois à plus de 200-240 km/h dans sa Maserati, mais sa conduite était rassurante : souple, précise et attentive. Elle ne prenait jamais — en tout cas avec moi — de risques inconsidérés. Elle surfait sur cette crête entre ce qui était rassurant et ce qui pouvait être fatal, tout en détestant l’un et l’autre. J’ai aussi le souvenir de routes presque vides dépourvues de radars… Il n’y avait pas de sa part une recherche de fuite ou de destruction, jamais de risque inutile –mis à part ses problèmes de drogue qui concernent un autre aspect de sa vie. Au jeu, elle s’arrêtait toujours lorsqu’elle sentait que la chance la quittait, qu’une partie pouvait s’avérer fatale, en tout cas fatale pour sa liberté. Tout au long de sa vie, elle a gardé ce rapport si fort et particulier avec la chance qui refusait de la quitter. Cette chance qui lui donné ce talent pour l’écriture, cette chance qui lui a permis de connaître un succès mondial à 18 ans, cette chance qui lui a fait échapper à la mort lorsque son Aston Martin s’est retournée sur elle... Cette chance qui faisait qu’elle trouvait toujours une place pour se garer devant chez elle en voiture ! Paradoxalement, elle se sentait à la fois privilégiée, sentiment qu’elle réprouvait, et pas tout à fait mécontente non plus de cette chance. Ce besoin d’aller au casino devait correspondre, je crois, à un besoin de remettre les pendules à l’heure, de s’assurer que la chance ne l’avait pas quittée et qu’elle pouvait encore se mettre en danger. Là encore, elle surfait sur cette crête... C’est pour ces mêmes raisons que ma mère n’aimait pas ce qui était trop stable, trop défini, figé ou tracé. Elle aimait que les choses changent tout le temps, qu’il n’y ait pas de fixité. Et, je pense que cette chance parfois devait l’angoisser. Le jour où elle a commencé à avoir tous ses ennuis – morts de ses proches et amis, problèmes de santé, financiers, juridiques…, tous les ennuis de la terre, dans les années 90, elle a vu sa chance tourner. Elle considérait vraiment que celle-ci avait tourné. Elle avait, d’ailleurs, à cette époque expressément dit à une de ses meilleures amies avec qui elle dinait, une amie avec laquelle elle partageait tout, pour qui elle avait une très grande amitié, que sa chance l’avait quittée. Elle le dit comme une certitude, alors même que ma mère était d’une pudeur extrême. Elle ne m’a jamais parlé de cela – c’est cette amie qui me l’a confié - mais elle savait que l’ange l’avait quittée.

 

Lexnews : « Françoise Sagan avait un goût immodéré, une véritable passion pour la littérature, la poésie, vous a-t-elle influencé, guidé dans vos goûts littéraires ? »


D.W. : « Ma mère avait le goût de la littérature depuis son plus jeune âge, depuis qu’elle avait cinq ans, et elle m’a, bien sûr, beaucoup encouragé à lire dès que j’en ai eu l’âge.

 

Elle m’a guidé dans mes choix littéraires, et je ne me suis pas gêné pour lui demander des conseils. J’allais la voir, il y avait des livres partout dans la maison, et parfois j’étais un peu perdu, et je lui demandais ce que je pouvais lire. Nous avions ensemble des conversations fréquentes et nos discussions passaient toujours d’une manière ou d’une autre par la littérature ; elle me disait : « Tiens, j’ai lu tel livre, c’est un livre épatant, je te le conseille… » J’étais donc un peu sur ses traces. J’avais souvent des livres du programme scolaire qui me tombaient des mains, des auteurs qui me semblaient illisibles. La plupart du temps, elle me rassurait sur ce qui était bon et ce qui l’était moins. De ce point de vue, elle m’a énormément rassuré et encouragé à lire de « bons livres », ce qui était facilité par le fait que nous avions souvent des goûts similaires en littérature.

 

Lexnews : « Je suppose que vous avez, bien sûr, lu les ouvrages de votre mère, Françoise Sagan… »


D.W. : « Oui, à des époques différentes. J’en ai également beaucoup relu depuis quelques années puisque je m’occupe maintenant des droits. Je suis donc amené régulièrement à donner mon accord, à autoriser certaines exploitations, cinématographiques ou théâtrales, des œuvres de ma mère. Cela suppose donc que je relise régulièrement certaines œuvres, que je me replonge dans certains livres parce que parfois les gens ont des idées d’adaptations un peu biscornues. Mais je relis aussi également ses livres par plaisir. D’une certaine manière et à l’image de Proust, on redécouvre parfois certains passages, et on s’aperçoit alors parfois que certaines choses vous avaient échappé… »

 

 

Lexnews : «Y a-t-il un ou plusieurs titres de Françoise Sagan que vous préférez plus particulièrement ? »


D.W.
: « J’aime beaucoup Des bleus à l’âme, Un peu de soleil dans l’eau froide… ou encore Un certain sourire. Mais, je tangue pas mal. Bizarrement, mes goûts changent. Concernant la fin de son œuvre, j’aime beaucoup son détachement, ce regard sur elle-même dans Derrière l’épaule. C’est un texte, à l’image de Des bleus à l’âme ou de Avec mon meilleur souvenir où je la retrouve, je la reconnais, je la sens à chaque page. C’est beaucoup plus fragrant que dans les romans où le filtre de la fiction installe plus de distance.

 

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" En fait, leur divorce n’a été ni une séparation de corps ni une séparation de cœur, ils sont restés amants bien longtemps après leur séparation."

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Lexnews : « Cet hommage à votre mère, à Françoise Sagan, ces deux ouvrages, ce sont aussi un hommage à votre père, à l’admiration que vous lui portez également… vos parents ne se sont en fait jamais séparés de cœur…


D.W.
: «Oui, je lui ai consacré un grand chapitre, il y avait aussi beaucoup de choses à écrire sur mon père… En fait, leur divorce n’a été ni une séparation de corps ni une séparation de cœur, ils sont restés amants bien longtemps après leur séparation. D’ailleurs, ils sont enterrés ensemble, côte à côte, dans le petit cimetière de Seuzac. Et je suis moi-même étonné de ces gens qui se disent surpris de savoir qu’ils reposent ensemble. Je pense qu’ils se sont toujours aimés et toujours ressemblé quels que fussent leurs différences. Mon père a toujours eu une passion pour ma mère et ma mère réciproquement pour mon père. Il m’a paru important d’écrire aussi sur l’homme qui m’avait élevé. Mon père était un personnage assez original. C’est en écrivant ce livre que je me suis aperçu à quel point ma mère et mon père se ressemblaient. Finalement, ils avaient beaucoup de points communs : le même goût de la vie, la même passion pour la liberté, et le même refus de l’autorité. Ils avaient aussi la même passion pour les arts : mon père pour la musique, ma mère pour la littérature et pour la peinture.

 

 

Lexnews : « Vous acceptez donc la succession en 2007, vous négociez alors avec l’administration fiscale, puis vous renégociez les contrats d’édition, vous créez le prix littéraire Françoise Sagan en 2009, en 2010 l’association Françoise Sagan… Pour vous, il était intimement impensable de renoncer à cette succession ? Et, le plus dur vous semble-t-il être aujourd’hui accompli ? »


D.W. : «Oui, en 2007, j’accepte la succession de guerre lasse alors que rien n’est vraiment avancé, négocié. C’était un coup de poker, mais il fallait que je saute le pas à un moment donné. Je n’ai jamais envisagé de renoncer. Pas une seconde. C’était, là, dans mon esprit dès la fin, dès que j’ai vu ma mère, dans cet état de solitude, d’abandon et de douleur…La voir seule, abandonnée dans son lit à Honfleur avec tout cet acharnement des créanciers autour d’elle. Tout cela m’a paru révoltant, infect après tout ce qu’elle avait fait au cours de sa vie. Il m’a paru évident de reprendre sa succession, de m’occuper de ce qu’elle avait laissé, de ne pas la laisser disparaître totalement. Cela a été compliqué, mais je crois qu’aujourd’hui le plus difficile a été accompli. J’ai vraiment bataillé avec tout le monde, l’administration fiscale au premier chef. Au début, je n’obtenais que des refus et puis les choses ont changé, surtout après l’arrivée de Monsieur Sarkozy à l’Élysée. Je crois que j’ai eu beaucoup de chance, mais j’ai aussi tellement voulu débloquer cette situation que les choses ont fini par arriver. Aujourd’hui, je pense avoir fait les deux tiers du chemin.

 

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"Je me bats aujourd’hui pour que ma mère, Françoise Sagan, soit de nouveau reconnue, qu’elle retrouve sa place. Et donc, ce n’est pas tout à fait fini…"

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Lexnews : «Parallèlement, vous avez également bataillé sur le plan éditorial. Vous avez renégocié les contrats d’édition de votre mère, notamment après vous être aperçu que certains n’étaient pas honorés, que nombre de ses livres n’étaient plus réédités. Et, comment est perçue, aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle, selon vous, l’œuvre de Françoise Sagan ?


D.W.
: «Je me suis effectivement aperçu qu’il n’y avait qu’un livre sur dix qui était encore édité. Ses romans ne se trouvaient plus — ou presque — en librairie. Sur le plan éditorial, c’était un désert et surtout une pagaille absolue. A l’exception de Bonjour Tristesse et de deux ou trois autres romans, les Éditions Julliard n’éditaient plus ses œuvres. Après avoir demandé des explications sur cette absence d’éditions, on me répondit « Qu’à l’exception de Bonjour Tristesse qui reste une œuvre culte, les romans publiés dans les années 50, 60 ,70 ont connu le destin habituel des œuvres de fiction. Au fil du temps, l’intérêt des lecteurs s’émousse et les ventes se tarissent. » Qu’à cela ne tienne, leur dis-je, rendez-moi donc les droits puisque vous ne les exploitez plus. Je m’étais engagé à rééditer les œuvres de ma mère, il fallait que je rembourse la dette importante qu’elle avait laissée. C’est aussi à cette époque que j’ai rencontré Jean-Marc Roberts des éditions Stock à qui j’avais confié, entre-temps, les livres qui avaient été publiés chez Flammarion et Toxique, le journal de sa cure de désintoxication qui fut publié de manière confidentielle au début des années 60. La réédition de ce texte de ma mère a suscité un réel engouement du public, les autres rééditions connurent aussi un très bon accueil. Personne n’avait oublié Sagan, elle demeurait un écrivain apprécié non seulement par les lecteurs de sa génération, mais aussi par une tranche de gens plus jeunes que - j’imagine - Sagan devait intriguer... Bref, ce succès chez Stock m’a encouragé à poursuivre cette tâche que je m’étais fixé et à demander à Julliard de me restituer ces droits qu’il n’exploitait plus. Il a refusé, le ton est monté et nous sommes, aujourd’hui encore, en procès. Sincèrement, je ne m’attendais pas à devoir affronter l’éditeur traditionnel de ma mère un jour. J’ai retrouvé récemment un article paru dans Paris Match quelques mois avant sa mort où elle soupçonne son éditeur de la « piller ». Toutes ces histoires sont « assommantes » si je devais employer l’un des mots qu’elle utilisait souvent. Ces tracas m’ont tellement ennuyé, je souhaitais tant que Sagan soit autre chose que des audiences dans des palais de justice, des expertises comptables, que j’ai créé un Prix Françoise Sagan en 2009 pour promouvoir et aider un auteur de talent à se faire connaître hors des grands prix littéraires. Le prix est remis chaque année au mois de juin. Juin c’est le printemps et j’ai nommé ce prix « le prix du printemps ». Et le 21 juin c’est le jour de sa naissance « Le 21 juin c’est ce jour faste pour la France qui vit naître, à quelques lustres d’intervalle Jean-Paul Sartre,

 moi, et plus récemment Platini… » Je me bats aujourd’hui pour que ma mère, Françoise Sagan, soit de nouveau reconnue, qu’elle retrouve sa place. Et donc, ce n’est pas tout à fait fini… »
 

 

Propos recueillis par L.B.K.

© Interview exclusive Lexnews

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Interview Eugène Green

Paris, 20 septembre 2011

 ©Catherine Hélie – Gallimard

Eugène Green est un magicien, un magicien qui a la surprenante habitude d'échapper à toute appréhension et de faire disparaître toute tentative de classement, de catégories... Il serait possible de présenter cette personnalité attachante comme un homme de théâtre, mais immédiatement, l'écriture à laquelle il s'est adonné avec gourmandise efface les planches et met en avant la feuille noircie d'une écriture aussi envoutante que profonde. Eugène Green pourrait-il être un de ces fantômes si présents dans ses créations ? Ils auraient alors fort à  faire avec ce trublion du paysage culturel français et international. Eugène Green impressionne tous les supports et la pellicule du cinéma parvient très bien à rendre cette communauté universelle à laquelle il nous invite. Découvrons un esprit libre au XXI° siècle !

 

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Vous êtes connu pour avoir le premier réhabilité le théâtre baroque, à l’image de ce qui s’est fait pour la musique ou la danse. D’où vous vient cet attrait pour cette parole baroque, étant originaire des Etats-Unis, pays pour lequel vous n’avez pas hésité à dire qu’il n’avait pas de langue ? »

Eugène Green : « Dès mon plus jeune âge, alors que j'étais encore enfant, j'habitais en Barbarie (NDLR : nom généralement donné par Eugène Green aux Etats-Unis) et je lisais alors du Shakespeare et ses contemporains. J’aimais beaucoup ce théâtre, mais je ne reconnaissais pas du tout ce que j'avais lu dans ce que je voyais et entendais. Il y avait un réel décalage entre le texte et ce qui était énoncé, un décalage qui n'a fait que s'accentuer avec le temps dans les années soixante. Une fois arrivé en France, j'ai réellement découvert le théâtre de Molière, de Racine et de Corneille en les lisant, un théâtre qui m'a touché très directement au cœur. Mais j’ai pu malheureusement constater la même chose en allant voir les représentations sur scène. Dans le meilleur des cas, je m'ennuyais… J'étais convaincu qu'il fallait redécouvrir les systèmes de représentation en fonction desquels ces textes ont été écrits. Par ailleurs, je me suis intéressé à la musique ancienne –renaissance et baroque- même si je n'étais pas moi-même musicien. J'ai été impressionné à la fin des années soixante par la manière dont cette musique avait fait l'objet de redécouvertes. Les pionniers de la musique ancienne qu’étaient Leonhardt et Harnoncourt dans les années cinquante avaient préparé le terrain de ce qui allait être développé à partir de la fin des années soixante. Même s'il y avait déjà quelques détracteurs virulents qui allaient stigmatiser ces « baroqueux », leur immense travail allait bientôt être considéré comme allant de soi par la plupart des gens. J'ai alors pensé qu'il était possible de faire la même chose pour le théâtre. À la fin des années soixante-dix, j'ai pu constater qu'il n'y avait aucun travail théorique sur cette question. Il fallait alors retrouver un langage ancien, bien au-delà de quelques figures de style qui auraient pu décorer une pièce jouée à l'ancienne… Il ne s'agissait pas de donner un vernis superficiel avec de la gestique baroque comme cela a pu être fait, mais bien comprendre ce théâtre baroque dans son contexte. Il m'est apparu très rapidement nécessaire d’étudier toute la civilisation baroque. Mon intérêt pour cette civilisation n'était pas le fruit du hasard, hasard auquel je ne crois d'ailleurs pas ! Cette démarche a réellement apporté une réponse existentielle à des questions que je me posais par rapport à ma vie. C'est quelque chose que j'ai développé dans La parole baroque : par, exemple l'oxymore baroque, qui consiste en la possibilité d'accepter en même temps deux vérités qui, selon la raison, sont exclusives et contradictoires. À mon avis, une grande partie des malheurs de la civilisation, depuis le XVIIIe siècle, vient de cet oubli et de la toute-puissance de la raison. J'ai fait ce travail avec beaucoup de passion, puisqu'il ne s'agissait pas seulement d’une recherche intellectuelle, mais également d’une nécessité artistique, et d’une réponse à des questions existentielles. »

 

 

 

 

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Connaissez vous la filmographie

d'Eugène Green ?

 

2001 : Toutes les nuits avec Alexis Loret, Christelle Prot et Adrien Michaux
2002 : Le nom du feu (court-métrage) avec Christelle Prot et Alexis Loret
2003 : Le Monde vivant* avec Christelle Prot, Adrien Michaux, Alexis Loret, Laurène Cheilan, Achille Trocellier et Marin Charvet.
2004 : Le Pont des Arts* avec Natacha Régnier, Denis Podalydès, Adrien Michaux et Olivier Gourmet
2006 : Les signes (court-métrage) avec Christelle Prot, Mathieu Amalric, Achille Trocellier, Marin Charvet
2007 : Correspondances (court-métrage) avec Delphine Hecquet, François Rivière, Christelle Prot
2009 : La Religieuse portugaise* avec Leonor Baldaque, Adrien Michaux

 

(*Le Monde vivant et Le Pont des Arts sont disponibles en DVD aux éditions Montparnasse, La Religieuse portugaise aux éditions Bodega )

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« Vous êtes souvent très discret sur vos raisons quant au choix du français alors même que vous auriez pu retenir la langue qui vous a vu naître. »

Eugène Green : « Dès l'âge de 11 ans, j'ai réalisé que pour moi la chose la plus importante était le langage. J'ai pris très tôt conscience que l'on existait à travers une langue, que le monde se comprenait par la langue et qu’en Barbarie il n'y avait pas de langue… Initialement, j'ai eu comme projet d'aller en Angleterre, d’y apprendre l’anglais, et de travailler à partir de là. Mais les choses ont fait que, après un an passé à Munich – où j’étais souvent aussi à Prague et en Italie - je me suis rendu en France dans l'espoir de perfectionner mon français. Si je connaissais la littérature française ancienne, je n’avais par contre que peu de familiarités avec la littérature contemporaine. Il m’est apparu rapidement que si la littérature britannique m’intéressait, elle ne me passionnait pas autant que les littératures latines. »

« La parole est intimement liée à l’esthétique et à l’idée de sacré, éléments indissociables du XVII° siècle. Comment avez-vous rétabli ces ponts souvent ignorés de nos contemporains ? »

Eugène Green : « Je crois que cela s'est fait de manière très intuitive, dès mon plus jeune âge. Je ne pouvais pas expliquer alors ce que j'ai compris depuis. Dans mon roman La bataille de Roncevaux, le personnage central est un jeune Basque du nord, né avec deux langues, l'une de son pays, l'autre de l'Etat. Alors qu'il se trouve sous un pommier, il énonce le nom du pommier en français, puis en basque. Avec cette énonciation, il réalise qu'il ne s'agit pas de la même chose, que le pommier n'est pas le même, et que le monde extérieur également a une double existence. C'est quelque chose que j'ai intuitivement compris très tôt, et dont j’ai trouvé la confirmation dans la culture qui précède le XVIIIe siècle. Ces choses-là sont essentielles pour moi, que ce soit dans l'écriture, le théâtre ou le cinéma. »

 

 

« C'est pourtant une réalité peu souvent admise par nos contemporains ! »

Eugène Green : « Oui, si on exprime ces choses-là de manière abstraite, cela peut paraître un peu abrupt, mais si l’on fait la démarche d'expliquer ces rapports entre la parole et le sacré, de nombreuses personnes peuvent être sensibles à ces questions. J'ai eu beaucoup de mal à proposer cette vision avec le théâtre baroque, cela a été une galère de près de vingt-cinq ans ! Même si j'y ai trouvé beaucoup de plaisir, cela a été surtout de la souffrance. La dernière chose que j'ai faite pour le théâtre, a été un sermon de Bossuet que j'ai déclamé à l'église Saint-Étienne-du-Mont en 2001. J'ai prononcé ce sermon en chaire, éclairé par des bougies, alors que la pénombre gagnait petit à petit [… Il faut vous imaginer,] et qu’apparaissait sur le dessous du baldaquin la colombe du Saint-Esprit ! L'église était comble… L'émotion était très forte. »

 

 

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Eugène Green et la restitution

de la parole baroque

 

« La voyelle latente [ə] se prononçait partout, sauf là où l'élision prosodique l'avait déjà rendue inexistante. Une consonne latente suivie d'une autre consonne était considérée comme imprononçable, même en déclamation, mais toute consonne suivie d'une voyelle devait se prononcer (autrement dit, toute liaison était obligatoire), et une consonne en contact avec le vide (c'est-à-dire avant tout arrêt de la voix, et obligatoirement à la rime) devait s'articuler également. »

( La parole baroque, Desclée de Brouwer)

 

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« Vous soulignez souvent que l’écriture a été au cœur de votre vie. Comment considérez-vous les rapports entre écriture et parole, les liens sont parfois ténus lorsque l’on pense à certains de vos films où le langage parlé se confond avec l’écriture. »

Eugène Green : « Je pense que la parole est forcément sacrée. La langue est non seulement un ensemble de signes, mais aussi un lieu, quelque chose de physique, qui doit être incarné, et qui passe forcément par le corps humain. Et en même temps, la parole est une énergie. La littérature est pour moi toujours orale. J'ai le sentiment profond que toute écriture est faite pour être incarnée. D'ailleurs, lorsque je suis chez moi, je lis toujours à haute voix. Selon moi, notre tradition théâtrale est toujours fondée sur une rhétorique. Même la commedia dell’arte est fondée sur une rhétorique. Le texte doit être incarné et devenir ainsi une parole vivante, c'est d'ailleurs tout le travail que j'ai fait sur le théâtre baroque. Et lorsque j'écris mes romans, cela va dans le sens de la simplification en un maximum d'énergie concentrée en un minimum de parole. Les personnes qui n'aiment pas mon écriture critiquent justement cette simplicité, mais celle-ci n'est qu'apparente et ne survient qu’au prix d'un très grand effort. Je crois que l'invention du cinéma a été une tentative de retrouver ce sens réel de la parole. Le cinéma reprend les trois aspects de la parole qui sont plus faciles à définir en français que dans les autres langues : le mot, la parole, le verbe. Cet aspect de la parole a disparu de la pensée dominante à partir de la fin du XVIIIe siècle. Le cinéma peut arriver à reconstituer quelque chose qui opère de la même façon. A un premier niveau, le cinéma est une captation de la parole matérielle, ce qui correspond au mot. Ensuite, la parole acquiert, par le biais de chaque plan, une vie et une énergie propres. Chez les plus grands cinéastes, ce peut être également l'occasion d'une rencontre entre l'homme et le sacré, l’équivalent du verbe. Le cinéma est ainsi parole faite image, puisque ce sont des images qui fonctionnent exactement comme la parole avant le XVIIIe siècle. J'ai toujours voulu faire du cinéma depuis l'âge de 16 ans. C'était l'époque où en regardant Le désert rouge d'Antonioni, j'ai été convaincu de vouloir suivre cette voie. Cela a mis beaucoup de temps à se concrétiser, et c'est par un chemin détourné que je suis arrivé au cinéma. J'ai pu bénéficier d'une extrême liberté en n’ayant fait aucune école. Lorsque j'écris un scénario, j'ai absolument besoin de « voir » chaque plan du film. Ainsi, beaucoup de choses sont déjà prévues avant même la réalisation du film. Lorsqu'on a l'impression de choses un peu bizarres dans mes films, c'est en fait ma manière d'approcher la réalité. Je ne trouve aucun intérêt à montrer dans un film ce que l'on peut voir dans la vie. Si l'on ne montre qu'une réalité extérieure, ce n'est pas la peine de faire un film. Je cherche plutôt à faire apparaître l'énergie spirituelle qui est là, mais que nous ignorons la plupart du temps dans notre vie quotidienne. C'est la magie du cinéma que de pouvoir montrer aux spectateurs ce qu’ils n'auraient pas vu dans la vie réelle. Lorsque je place ma caméra entre les deux personnages, c'est une manière de mieux percevoir ces réalités.»

 

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Eugène Green et l'écriture

 

 La Parole Baroque, 2001, Desclée de Brouwer
Présences : Essai sur la nature du cinéma, 2003, Desclée de Brouwer
La Rue des Canettes (dédié à Marin Charvet) : cinq contes, 2003, Melville
Le Présent de la parole, 2004, Desclée de Brouwer
La Reconstruction, 2008, Actes Sud
Poétique du cinématographe. Notes, 2009, Actes Sud
La bataille de Roncevaux, 2009, Gallimard
Un conte du Graal, 2010, Gallimard
La Religieuse portugaise, 2010, Diabase
La communauté universelle, 2011, Gallimard

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« La Religieuse portugaise, votre dernier film, semble aimanté par l’atmosphère bien particulière de cette ville que vous chérissez tant, Lisbonne. Recèle-t-elle les secrets d’un passé qui vous serait familier, mais que nous ne connaîtriez pas encore ? »

Eugène Green : « C'est en effet une impression que j'ai souvent, cette impression que j'ai d'ailleurs également pour la langue française, celle d'une réminiscence de type platonicien et non d'une découverte. Avec Lisbonne, et la langue portugaise, c'est un peu la même chose. Il est possible que dans d'autres existences, j'aie parlé français et également vécu à Lisbonne ! Je suis passionné par le grand mythe portugais de Celui qui est caché, Dom Sebastião. J'ai même écrit des textes inédits de poésie avec une sorte d'épopée sur ce mythe du Encoberto, à travers six incarnations : selon le mythe, Dom Sebastião devait revenir plusieurs fois sous des formes différentes, sans être reconnu. Ce ne sera que lorsqu'il reviendra en étant reconnu qu'il établir le Cinquième empire universel. J'ai cette idée de la réincarnation, et de souvenirs qui sont plus anciens que notre existence. J’éprouve un peu ce sentiment à Lisbonne. »

Votre dernier roman, La communauté universelle, semble lui-même profondément nourri de cette idée de lien qui unit l’humanité par-delà les classes sociales, les lieux, les peuples et même le temps historique. Un rythme crescendo va progressivement réunir dans un tourbillon tous les êtres de cette histoire. »

Eugène Green : « Vous faites là un excellent résumé du roman ! Je crois profondément à la fiction, c'est d'ailleurs une idée baroque. C'est une façon d’aborder de plus près la réalité, mais de nos jours c'est quelque chose de très suspect… Le noyau central de cette histoire m'est venu il y a une dizaine d'années quand j'étais invité à Londres pour présenter mon film Le monde vivant au festival de cette ville. J'ai eu l’idée d’une rencontre entre des personnes issues de milieux différents, de religions différentes, et même cette idée d'une conversation entre un fantôme et une jeune femme. »

« Vous partez d'une citation de maître Eckhart sur l'indivisibilité du divin, il semble qu’il ait dans votre livre un parallèle entre cette indivisibilité du corps divin avec le corps humain et cette notion de lien qui nous unit tous. »

Eugène Green : « C'est en effet quelque chose qui est présent. Dans ce roman, qui n'est pas très long, il y a beaucoup de traditions religieuses qui se rencontrent. Je vois cela d'une manière un peu dialectique et le seul moment où je me permets un jugement personnel serait peut-être le petit sermon laïque tenu par l’ex-prêtre de l'église anglicane à partir d'un sermon de maître Eckhart. Pour moi, Eckhart est le plus grand maître spirituel ! Lorsqu'il dit que la réalité de Dieu c'est l’Un, on comprend tout à fait qu'il ait pu être inquiété par l'Inquisition. Il affirme qu'il y a un château fort dans l'âme ou Dieu lui-même dans ses trois personnes ne peut entrer ! C'était évidemment quelque chose de très hérétique au XIVe siècle, alors que pour lui ce n'était pas du tout contradictoire avec sa foi chrétienne. Toujours selon Eckhart, la réalité de Dieu n'a ni de forme, ni d'aspect et on a alors besoin de métaphores et d'images. Mais le problème vient alors de ces métaphores qui se transforment en dogme rationnel et intellectuel alors que ce ne devait être que des chemins menant vers la réalité de l’Un. Toutes les religions usent de ces métaphores et de ces images. C'est une des forces du christianisme que d'avoir donné une forme corporelle à la divinité. C'est cela qui explique la fin du roman : l'humanité de l'homme est un des liens de la communauté universelle, même s'il y en a d'autres. Plus on monte vers la réalité de Dieu, plus on s'éloigne de tout, ce qui est une idée platonicienne. Paradoxalement, plus on s'approche de l’Un et que l'on s'éloigne de notre condition terrestre, plus on s'approche également des êtres humains et donc également de la beauté du monde. Je pense que les religions sont simplement des accès à cette dimension. Par contre la réalité de l’expérience spirituelle relève de la mystique. Mais en règle générale, la mystique est mal vue par l’orthodoxie… Si vous observez la tradition mystique, dans la plupart du temps, elle est intimement liée à la sensualité. »

 

 

« Votre rapport au temps peut surprendre la pensée rationaliste. Vous avez un traitement bien particulier quant aux fantômes ! »

Eugène Green : « Je pense qu'un des grands drames du monde contemporain, et qui va de pair avec la perte de la spiritualité, réside dans la perte du présent. Pour moi, le présent est le seul temps réel, qui comporte tout ce qui a été et qui sera. Il est dans ce cas tout à fait logique que les fantômes soient présents puisqu'ils font partie de ce qui a été et de ce qui sera, ce que l'on retrouve dans un très grand nombre de civilisations. Le passé est très important, la culture est également très importante, mais tout cela est intimement lié au présent. Ce sont souvent des choses que les gens ne comprennent pas dans mon travail dès qu'ils notent une référence culturelle, ils jugent cela réactionnaire, alors que pour moi, c'est vivre dans le présent ! C'est pourquoi j'aime vivre à Lisbonne, où le présent me semble plus réel parce qu'il y a le passé et l'avenir qui sont toujours présents. Je m'intéresse beaucoup au fado, et je souhaite intégrer de nombreuses évocations à des grands fantômes de l'histoire portugaise dans un futur film consacré à cette musique. Vous savez qu'au cœur du fado est présent cette notion de saudade qui bien souvent est mal comprise : c'est à la fois un regret de ce qui a été et un désir de ce qui doit venir, les deux sont présents dans cette saudade qui est alors bien plus qu'une simple nostalgie. Et lorsque l'on entend les choses ainsi, les fantômes ont toute leur place… »

« Est-ce que ces fantômes pourraient être notre mémoire justement ? »

Eugène Green : « On peut le voir ainsi, mais comme il s'agit d'une énergie réelle et précise, pour moi c'est aussi une réalité ! Si je n'ai jamais vu de fantôme, j'ai par contre souvent ressenti leur présence, et dans des lieux où d'autres personnes avaient constaté les mêmes phénomènes. Dans toute mon œuvre, ces fantômes sont présents. Ils font partie de cette communauté universelle. »

« Comment Eugène Green observe-t-il notre société et nos sociétés souvent malades de leur modernité. Quel est cet espoir que l’on perçoit souvent dans vos créations ? »

Eugène Green : « C'est quelque chose qui me surprend parfois moi-même. Effectivement, je trouve que le monde va très mal et j'en suis très triste. Mais parallèlement, je n'arrive pas à exprimer quelque chose qui soit sans espoir. Je pense que si l'on a une vie spirituelle, on garde forcément une certaine lumière, et je cherche toujours à retrouver cette lumière dans les ténèbres, ce qui est la démarche de beaucoup de mystiques. Quand j'étais plus jeune, alors même que j'étais plus optimiste, j'étais plus négatif ! Et maintenant, j'éprouve de la joie en créant un travail artistique. Par contre, j'ai beaucoup de mal à supporter ce qui est glauque. Or, notre société a tendance à développer de plus en plus cet état des choses, voire même à l’encourager. Il y a une certaine obscénité à étaler d’une manière complaisante la misère et la souffrance. Je n'arrive pas à désespérer ! C'est peut-être complètement irrationnel et bête, mais dès que je suis à Lisbonne, je n'arrive pas à déprimer !
Ce qui m'horrifie maintenant, c'est que nous sommes gouvernés par des gens sans aucune culture. Je comprends tout à fait que les priorités économiques et sociales priment, mais la culture ne doit pas être considérée comme un loisir et encore moins comme un produit économique. La culture doit être présente dans tous les domaines de la vie de la société. »

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

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Interview Alberto Manguel

Paris, vendredi 2 octobre 2009

Né en Argentine en 1948, Alberto Manguel a passé ses premières années à Tel-Aviv où son père était ambassadeur. En 1968, il quitte l’Argentine, avant les terribles répressions de la dictature militaire. Il parcourt le monde et vit, tour à tour, en France, en Angleterre, en Italie, à Tahiti et au Canada, dont il prend la nationalité. Ses activités de traducteur, d’éditeur et de critique littéraire le conduisent naturellement à se tourner vers l’écriture. Composée d’essais et de romans, son oeuvre est internationalement reconnue. Depuis 2001, Alberto Manguel vit en France, près de Poitiers.

Faire la rencontre d'Alberto Manguel, c'est un peu croiser sur son chemin à la fois un encyclopédiste, un rêveur, un poète, un amoureux de la vie, surtout lorsqu'elle est écrite noir sur blanc... Une heure passée avec lui vous fait tourner beaucoup de pages pour sa plus grande joie ! Rencontre avec un merveilleux magicien de la littérature...

 



LEXNEWS : « Quel regard portez-vous sur ces instants très secrets et particuliers qui vous ont fait basculer dans l’univers de la lecture ? »

Alberto Manguel :
« Je dois tout d’abord vous avouez que les instants que vous évoquez ne sont pas pour moi des particularités. Au contraire, les moments de rapport social me semblent beaucoup plus extraordinaires et particuliers. Déjà enfant, je passais énormément de temps tout seul pour des raisons familiales un peu complexes, car j'étais élevé par une nourrice avec qui je passais l’essentiel de mes journées. Je n'avais pas la compagnie d'autres enfants et donc mon univers était celui des livres. C'était dans les livres que je retrouvais le dialogue, la connaissance du monde et les amitiés. Ce n’est que beaucoup plus tard, vers l'âge de 7-8 ans, lorsqu'un enfant est déjà formé, que j'ai commencé à avoir une vie sociale en allant à l'école. Ces instants que vous appelez des particularités correspondent à la vie normale quant à moi ! Je dois faire un effort conscient pour communiquer dans un groupe... Je me sens souvent mal à l'aise lorsqu'il y a plus de trois ou quatre personnes ! Il faut s'y faire… »

LEXNEWS : « Pensez-vous que cet accès à la lecture soit quelque chose qui puisse être cultivé ou au contraire relève du plus grand des hasards ? »

Alberto Manguel :
« Je crois qu’il s’agit là de quelque chose d'inhérent à l'espèce humaine. Le fait que cette capacité soit cultivée ou non par la suite dépend des circonstances sociales, mais en tant qu'espèce, je crois que nous sommes disposés à la lecture. Nous avons tendance à lire le monde comme une histoire, comme quelque chose qui a du sens. Nous regardons un paysage et la première impression ne relève pas du hasard, nous croyons d'une façon confuse et vague que l'emplacement d'un arbre ou d'une étoile a un sens. J'appellerais cela la syntaxe du monde que nous pensons reconnaître et que nous sommes en fait en train d'inventer. Richard Dawkins, qui pour moi est un penseur essentiel de notre époque, darwinien, a une théorie qui me plaît beaucoup sur l'origine de l'imagination : il soutient que pour nous défendre dans un monde difficile, comme toute autre créature vivante, nous développons certaines facultés et que l'espèce humaine a développé la faculté d'imaginer une situation, de recréer le monde avant de mieux affronter cette situation. Un lapin apprend ce qu'il doit faire devant un renard qu’en sa présence, alors que nous, nous pouvons imaginer ce que c'est que d'être devant un renard, un lion ou M. Sarkozy ! Il s’agit d’imaginer comment nous répondrions, quelle attitude nous adopterions. Cette faculté se développe d'une façon très sophistiquée, non seulement en imaginant nos actions, mais également en imaginant toute une histoire autour de cela, des mythes, des romans, des poèmes, des oeuvres philosophiques et donc toute la littérature. La littérature est notre meilleure façon de connaître le monde pour mieux y vivre. Cependant, il s'avère que les sociétés que nous avons bâties, pour des raisons autres, n'encouragent pas cette lecture. »

 


LEXNEWS : « Certains vont vite conclure à une fuite face à la réalité dans ce que vous décrivez ? »

Alberto Manguel :
« Absolument, vous allez alors entendre tout le contraire de ce qui est, non seulement on va le dire, mais qui plus est on va totalement pervertir ce sens de la lecture en créant ce que j'appellerai aujourd'hui une idéologie de supermarché, une idéologie qui vous offre un soi-disant accès aux livres mais vous laisse à la surface des choses. »


LEXNEWS : « D’une lecture gardée pour vous dans l’univers secret de l’enfance, vous êtes passé à une lecture partage, don de soi pour les autres, dont vos livres se font l’écho : quelle transition a permis cet altruisme ? »

Alberto Manguel :
« Ce n'est pas un altruisme, je crois que c'est la démarche naturelle de la lecture. Vous passez de l'apprentissage d'un texte au partage de ce texte. Ce qui est initialement un monologue devient nécessairement un dialogue, il y a peu de lecteurs qui peuvent garder pour soi-même leurs lectures. Encore une fois, c'est une société qui n'encourage pas cette confidence, qui veut faire croire à chaque lecteur qu'il est unique et qu'il doit donc avoir une sorte de pudeur de dire « tiens j'ai lu ce livre qui est merveilleux »… Vous entendrez toutes ces idées préconçues qui sont absolument fausses, mais qui se manifestent. Ce n'est pas un hasard si 90 % des lecteurs sont des femmes dans la littérature…
Pour revenir à votre question, la démarche naturelle est de passer d'une connaissance privée particulière du texte à un partage de cette lecture. »

LEXNEWS : « Dans Tous les hommes sont menteurs vous révélez qu’il est curieux qu’aucun lecteur n’ait souligné que votre seul et unique thème ne soit l’amour. (p. 137) Est-ce là la source première ? »

Alberto Manguel :
« (Rires…) Oui et non ! Dans le texte, pour ce personnage qui parle, c'est absolument vrai. Tout tourne autour de l'amour, c'est la seule chose qui lui importe, l'amour particulier pour une femme particulière. Dans un sens plus large, c'est cela aussi. Depuis un an déjà, je lis Dante tous les matins, c’est mon temps de méditation, je lis un Canto, je me plonge dans un commentaire… Pour Dante, et il le dit d’ailleurs à la fin à la dernière ligne du poème, il est très clair que c'est l'amour qui fait bouger le soleil et les autres étoiles. Le tissu de l'univers est l'amour, il ne s'agit pas d'un amour dans ce sens rose que les romantiques lui ont donné, mais l'amour dans le sens du mouvement corporel et psychologique envers l'autre. C'est le fait de savoir que nous ne sommes pas seuls et que l'on ne peut pas être seul, le grand péché de l'égoïsme réside dans le fait que l'on ne peut pas survivre dans cette situation. Je ne veux pas faire ici de la philosophie mystique, mais c'est en effet une idée qui a nourri toutes les religions du monde et des sociétés... Cette idée entendue dans ce sens est en effet celle de toute la littérature, la relation de celui qui parle avec les autres, son entourage, et le monde. »
 

 

LEXNEWS : « Lire à haute voix, pour les autres, peut surprendre celle ou celui qui n’y est pas habitué. Qu’aimeriez-vous dire aux éventuels sceptiques ? »

Alberto Manguel :
« Lire à haute voix n'est pas la seule façon de lire, il faut bien comprendre que lire à haute voix, c’est lire pour donner de l'envol, et cela on peut le faire tout seul afin d'écouter ce que le texte dit. Il m'arrive souvent de lire un texte seul à haute voix, c'est le cas en ce moment pour Dante. N'oubliez pas que c'était notre première façon de lire, la lecture silencieuse ne commence à être courante qu'à partir du IXe siècle après Jésus-Christ. La lecture à haute voix n'est pas seulement une façon de démêler le texte, ce qui était la raison au début, mais également pour donner une réalité corporelle, physique à la parole. Il y a d'ailleurs des théories de psychologues qui ont travaillé sur les possibilités mentales de l'homme préhistorique qui supposent qu'à l'origine du langage, les premières lectures étaient des hallucinations auditives, c'est-à-dire que vous voyez une parole et vous l'entendez comme si elle était présente. Il y a ensuite la lecture à haute voix que vous faites par exemple à un enfant ou à un ami pour partager ce que vous êtes en train de lire. Vous ne sortez pas encore réellement de la solitude de la lecture, mais vous la dédoublez. Ensuite, vous avez une lecture publique, c'est-à-dire la lecture qui est faite par celui dans une société qui sait lire à ceux qui ne savent pas lire afin de communiquer un texte, c'est le cas des premiers journaux par exemple qui, lorsqu'ils arrivaient à la campagne, étaient lus par la personne qui savait lire. Cela n'est pas seulement dû à des questions pratiques : si vous prenez par exemple dans le Quichotte, à un moment donné, l'aubergiste raconte au curé son plaisir pour les romans de chevalerie et il dit qu’après la moisson, ils se réunissent et chacun écoute ce qu'il aime : sa fille, les histoires d'amour, les garçons, les batailles... La lecture se dédouble, mais seule une personne fait la lecture publique. Après cela, vous avez également une lecture comme celle que j'avais faite pour Borges où vous prêtez vos yeux à quelqu'un d'autre. Ce n'est pas vraiment votre lecture, ce n'était pas moi qui choisissais les textes, qui donnais le ton… Tout cela était entre les mains de Borges, mais comme il était aveugle, je faisais le parcours des mots. Et finalement, vous avez la lecture de l'auteur, qui crée le texte, mais qui veut savoir, à l'image du compositeur qui fait jouer sa pièce, quelle est sa réception devant un premier public. Nous avons de tels exemples depuis l'époque romaine jusqu'à nos jours. Il ne faut pas oublier non plus la lecture à haute voix faite par une machine qu'il s'agisse d'une cassette, d'un CD, voire même la lecture d'un texte par un ordinateur ! Quand nous évoquons la lecture à haute voix, il faut bien distinguer ce dont nous parlons. »

 

 

La profondeur des discussions avec Borges me semblait être celle qui s’imposait et sa générosité a littéralement comblé le jeune lecteur que j’étais…

 

 

LEXNEWS : « Quels souvenirs gardez-vous de vos instants de lecture avec Borges, et au-delà de cette mémoire, quelle lecture avez-vous faite de ces lectures ? »

Alberto Manguel :
« C’est vers l’âge de 16 ans que j’ai pu faire, avec d’autres, écrivains, journalistes, la lecture à Jorge Luis Borges. La rencontre se fit dans la libraire Pygmalion à Buenos Aires, librairie que le célèbre écrivain fréquentait. En fin d’après-midi, un jour qu’il rentrait de la Bibliothèque nationale dont il était le directeur, il me demanda très poliment s’il me serait possible de venir lui faire la lecture certains soirs à la condition que je n’aie rien d’autre à faire ! Et pendant plusieurs années, à raison de trois ou quatre fois par semaine, je me rendais dans son petit appartement qu’il partageait avec sa mère et Fany, la bonne. C’était en 1964, et comme je vous le disais, je n’avais que seize ans, peu conscient de ce que cela représentait. Ce que j’observais et entendais n’était pas vraiment étranger à l’univers du livre dont je vous parlais tout à l’heure dès ma plus petite enfance. Cela ne me semblait pas étrange et, à l’inverse, les conversations banales du quotidien avec mes amis, mon voisinage ou avec mes professeurs m’apparaissaient bien plus bizarres ! La profondeur des discussions avec Borges me semblait être celle qui s’imposait et sa générosité a littéralement comblé le jeune lecteur que j’étais…
Avec le recul, ce que je trouve extraordinaire aujourd'hui, et que je ne savais pas à l'époque, c'est qu'il y a, comme je le disais tout à l'heure, une façon de lire à haute voix où vous prêtez vos yeux à quelqu'un d'autre. À cela, s'ajoute dans le cas de Borges qu'en même temps que je faisais la lecture, je l'entendais lire, c'est-à-dire que j'entendais ses commentaires, non pas des commentaires tels que ceux qu'un professeur pouvait faire, mais plutôt des réflexions que Borges faisait à haute voix par politesse parce que j'étais là et cela a été vraiment des instants uniques. Je n'ai jamais été témoin depuis d'un événement pareil… La pensée de Borges était d'une liberté totale, cela donnait suite à des idées originales et cela m'a, d'une certaine manière, encouragé à faire ce qui est en fait notre lecture naturelle. L'enfant qui lit ne se dit pas je suis en train de lire un texte du XIXe, de tel genre… Bien au contraire, il ouvre, il coupe, il suit le personnage ou s'en détache, etc. Cette liberté est celle avec laquelle Borges lisait, il se fichait littéralement des écoles littéraires, des théories, des commentaires prestigieux même s’il les connaissait et souvent même s'y intéressait. Mais il n'avait aucun sens de l'aristocratie du monde intellectuel, ce qui l'intéressait c'était les paroles, les idées derrière la parole et la musique derrière les idées. Lorsque nous lisions un texte, il pouvait très bien associer Agatha Christie à Platon sans que cela ne soit trivial et sans donner des excuses ! Il est évident qu'une telle expérience, surtout lorsque vous êtes un adolescent tel que je l'étais à l'époque, vous encourage à une grande liberté, à une grande impertinenc voire au respect pour une anarchie organisée ! Ni Dieu, ni maître, mais avec un certain système ! (Rires…)»

 

 

 

 

 


LEXNEWS : « Vous n’hésitez pas à dire que la lecture peut être un étendard dressé contre la bêtise envahissante. Quel plan de bataille vous semble s’imposer à l’heure des lectures de plus en plus courtes et superficielles ? »

Alberto Manguel :
« Je crois que l'urgence est en effet là, et je pense que le problème essentiel est que nous combattions avec des armes et des principes différents. D'un côté, vous avez ceux pour qui le profit matériel est la base et le but de la société. Ces personnes souhaitent miner la poursuite intellectuelle qui justement est tout le contraire. Cela implique également des ouvriers suffisamment dociles pour accepter ces normes de travail. Pour ceux-là, évidemment, il ne faut pas encourager la lecture. C'est une philosophie qui tient un discours de l'ordre du catéchisme, convaincre les autres que ce dont nous avons besoin, ce sont des réponses courtes, précises pour l'efficacité. Il faut aller vite et comme disait Christine Lagarde, il faut travailler plus et penser moins ! Du côté de ceux qui combattent cela, il est nécessaire de ne pas opposer à un catéchisme, un autre catéchisme. Il ne s'agit pas de donner des réponses immédiates, mais de laisser des situations ouvertes, de ne pas aller vite, mais d'approfondir, de prendre son temps. C'est un peu encore une fois le combat du lièvre et de la tortue !

Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un choix délibéré de notre société, mais plus d'une certaine logique propre à celle-ci, cela dépasse le cadre des personnes (gouvernants, responsables…). Pour évoquer les jeunes, il est évident qu'ils ne sont pas stupides même si on leur enseigne à l’être ! Que voient-ils ? Ils peuvent constater une société qui leur dit : allez vite, ne réfléchissez pas, vous n'aurez pas d'avenir, et de l'autre côté, une petite publicité qui leur dit : prenez un livre, lisez ! Ils ne sont pas dupes, le livre est alors pour eux inutile… Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un complot, mais je pense que tant que nous vivrons dans ce système qui finira par nous détruire, les choses n'iront pas autrement. »

 

Toute ma vie, et même encore maintenant, les paroles dans les livres me donnent un moyen pour saisir ce que je vis. Je conçois mal la possibilité de connaître quelque chose sans mots...

 

LEXNEWS : « Un de vos personnages de Tous les hommes sont menteurs, Andrea, dit de vous : …Pour Manguel, rien n’est vrai, à moins que ça ne soit écrit dans un livre. Quelle différence faites-vous entre fiction et mensonge, et la vérité a-t-elle encore une place dans votre univers littéraire ? »

Alberto Manguel :
« Il y a deux questions dans votre question, pour la première qui tient à ma personne, j'espère que le personnage qui porte mon nom et qui est décrit ne correspond pas à la réalité ! Il est en effet prétentieux, pédant… Quant à la phrase que vous citez, c'est peut-être un peu vrai. Je ne dirais pas les choses de la même façon : Bien que dans mon enfance, la connaissance du monde s'est faite surtout à travers les livres, cela ne veut voulait pas dire que je ne pouvais pas avoir une expérience pour laquelle je n'avais pas lu et qui n'était donc pas vraie. Mais, il est vrai que toute ma vie, et même encore maintenant, les paroles dans les livres me donnent un moyen pour saisir ce que je vis. Je conçois mal la possibilité de connaître quelque chose sans mots, je m'approche de cette philosophie linguiste radicale selon laquelle il n'y a pas de connaissance possible sans paroles. Je ne fais pas une distinction entre vérité et mensonge ni de dire, ce qui est banal, que la vérité est relative. Je crois que nous avons dans notre imaginaire essentiel une soif d'absolu, nous voulons que notre expérience du monde soit en elle-même absolue. Lorsque je vois un arbre tout en sachant que je ne voie de cet arbre que le côté sud, il demeure néanmoins important de savoir en même temps que l'arbre existe tout entier en soi même. S’il y a bien une réalité physique avec un poids, une mesure, il n'y a pas à mon avis une connaissance de la chose tout entière. Non seulement cela nous échappe en tant qu'être humain, mais cela échappe également à la chose elle-même. Rien ne peut être connu dans l'absolu parce que cet absolu n'existe pas. »

LEXNEWS : « C'est d'ailleurs la conclusion de votre livre ! Cela constitue-t-il l’univers littéraire selon vous ?»

Alberto Manguel :
« Tout à fait ! C'est l'univers littéraire, mais d'une façon positive. On peut aussi dire cela d'une façon négative : quel malheur de ne pas avoir d'absolu. Non, pour moi, il y a une infinitude de visions de réalité auxquelles nous pouvons avoir accès même si nous n'aurons pas accès à toutes car nous ne sommes pas immortels. Cette plénitude du monde est là pour que nous puissions la saisir et cela est très réjouissant pour moi, c'est d'ailleurs le sens de la bibliothèque même. La bibliothèque est par sa nature infinie, car vous pouvez toujours y ajouter des volumes, et cette bibliothèque universelle est là devant nous constamment. Vous constatiez tout à l'heure qu'il y a des personnes qui ne lisent pas, cela ne veut pas dire que la bibliothèque est absente. C'est un peu le cas de la petite histoire de Kafka, la terrible histoire des portes de la loi avec cet homme qui reste toute sa vie au seuil de la salle de la loi et qui, avant de mourir, voit soudainement ces portes se fermer. Le gardien lui dit alors que ces portes se referment parce qu'elles n’avaient été conçues que pour lui ! L'accès est pour chacun d'entre nous qui veut être lecteur, c’est pour cela que je dis que la lecture est une activité d'élite, élite à laquelle tout le monde peut appartenir. »

 


LEXNEWS : « Écrire est une manière de garder le silence… dites-vous, ce silence est-il la condition du dialogue intérieur du lecteur ? »

Alberto Manguel :
« Je crois qu'il y a une différence entre la condition de l'écriture comme silence parce qu'elle accepte ses propres limites, sa propre ambiguïté alors que pour les lecteurs c'est un peu le contraire : le lecteur, à partir de cet aveu de silence, construit une infinitude de textes, de dialogues, de paroles. Le Quichotte avoue l’impossibilité de sa propre narration, mais donne lieu à des générations de lecteurs qui multiplient à l'infini ce qui paraît être un silence et qui devient finalement un silence assourdissant ! Je suis un lecteur friand de théologie et ce qui me passionne dans cette discipline, ce sont toutes ces constructions élaborées à partir de rien ! Et à partir de ce rien, se construit une cohérence entre ces textes donnant un siège à la parole du monde et tout peut être construit à partir de là. Je trouve fascinant qu'à partir de ce grand silence, le plus fort de toute notre histoire, il soit possible de construire des Babel de voix, de dialogues… Encore une fois, en lisant Dante, vous pouvez retrouver tous ces grands théologiens et lire des conclusions merveilleuses : au moment de l'accès à l'amour de Dieu, au moment de la grâce, les contradictions d'Aristote, à savoir quelque chose ne peut pas être et en même temps ne pas être, deviennent une réalité vraie et belle selon Dante ! C'est évidemment quelque chose qui ne peut pas être compris entièrement à l'image des théorèmes mathématiques dont la complexité me fascine et, en même temps, j'accepte que cette chose que je ne comprends pas soit vraie et belle ! »

 

LEXNEWS : "Merci Alberto Manguel pour cette ode à la lecture, cet amour irrépressible pour ce qui est écrit et source de vie et de rêves. La bibliothèque de Babel n'est pas prête de s'effondrer avec vous et nul doute que votre témoignage encouragera le plus grand nombre à chérir ces petits morceaux de papier reliés qui accompagnent toute votre vie !"

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

Tous droits réservés

 

 

 

 

 

 

 

Interview Henry BAUCHAU

Louveciennes, le 29 avril 2010

En hommage à Henry Bauchau disparu à l'âge de 99 ans, nous republions l'interview que le grand écrivain et poète avait accordée à notre revue.

 

Henry Bauchau, psychanalyste, poète, dramaturge, essayiste, romancier, est l’auteur d’une des œuvres les plus marquantes de notre temps. Il vit à Louveciennes.

Derniers ouvrages parus chez Actes Sud : Le Boulevard périphérique (2008 et Babel n° 372, Livre Inter 2008), Poésie complète (2009), Les Années difficiles (1972-1983)(2009), et Déluge (2010).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

pour plus d'informations :

Pôle de recherches Henry Bauchau constitué à l’Université catholique de Louvain à l’initiative de Myriam Watthee-Delmotte et des chercheurs du Centre de recherche sur l'imaginaire
http://bauchau.fltr.ucl.ac.be

©Jean-Luc Bertini

 

 

 

Notre revue a eu le grand privilège de rencontrer Henry Bauchau dans la maison de Louveciennes où il vit actuellement. Ce grand nom de la poésie et de la littérature a accepté de répondre à nos questions avec une rare délicatesse et attention. L'entretien s'est déroulé dans un cabinet de lecture donnant sur un beau jardin ombragé par de grands arbres, douceur appréciée par cette chaude journée de printemps. A l'âge de 97 ans, Henry Bauchau laisse une forte impression à toute personne qui le rencontre tant sa force et, en même temps, sa fragilité transparaissent derrière des phrases prononcées à voix douce mais toujours sûre !

 

 


 


LEXNEWS : « Psychanalyse et poésie pourraient de prime abord sembler incompatibles. Or votre parcours démontre qu’il n’en est rien. Comment avez-vous réuni ces deux approches et pour quelles raisons ? »

Henry BAUCHAU : « la réponse à votre question est tout d'abord d'ordre pratique. Dans ma jeunesse, je me suis intéressé à la poésie et j’ai commencé à écrire certains poèmes, sans beaucoup de succès d'ailleurs ! À la même époque, j'ai entrepris ma première psychanalyse. À partir de ce moment, j'ai réalisé que la poésie prenait de plus en plus de place. J'ai ainsi écrit un livre de poèmes, puis une pièce de théâtre. J'habitais à l'époque la montagne et il m'est apparu très rapidement qu'il était difficile de s'occuper de théâtre en étant aussi loin. J'ai donc renoncé temporairement au théâtre et je me suis tourné vers le roman. Avec l’écriture de romans, je me suis aperçu que la poésie ne disparaissait pas, pas plus qu'elle ne disparaissait du théâtre, elle prenait simplement une autre forme moins abrupte et plus claire que dans la poésie moderne.
Par ailleurs, me trouvant dans une situation difficile, et puisque j'avais fait une psychanalyse didactique, je me suis dit que je pourrais exercer. Je travaillais dans un hôpital de jour comme psycho pédagogue, j'ai ainsi commencé à prendre des patients en dehors de cette activité dès les années 76. On peut donc dire que je suis devenu psychanalyste un peu par hasard !
Pour revenir à votre question, le rapport que vous évoquez entre psychanalyse et poésie avait déjà concerné certains écrivains, je pense notamment au poète Pierre Jean Jouve. J'ai réalisé d’ailleurs ma première analyse avec sa femme, Blanche Reverchon-Jouve. Je me suis rendu compte non seulement qu'il n'y avait pas contradiction, mais que bien au contraire la psychanalyse, par l'inconscient, ouvrait la porte à un monde gigantesque. Tout cela est arrivé progressivement, au fur et à mesure de l'avancement de mon analyse. C'est par cette analyse que j'ai pu réaliser que l'écriture était le métier que je désirais. »

 

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Je pense que l'inconscient est la grande source d'imagination et pour cela il faut que l'on ait un libre rapport avec son inconscient
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LEXNEWS : « Le thème de l’artiste qui noue un dialogue très intime avec son œuvre est récurrent dans vos écrits. Quelle est la place de l’inconscient dans ces échanges et dans quelle mesure est-il source d’inspiration ou au contraire de dévastation si l’on songe à votre dernier roman Déluge

Henry BAUCHAU : « Je pense que l'inconscient est la grande source d'imagination et pour cela il faut que l'on ait un libre rapport avec son inconscient. Il faut être débarrassé des obstacles psychiques qui nous empêchent d'être en contact avec nous-mêmes. Cela n'est pas possible tout le temps, mais lors des moments d'inspiration, c'est à ce moment-là qu'il se manifeste. Je me rappelle qu'à cette définition, Blanche Jouve ajoutait que l'on jetait ainsi un charme sur le monstre, car il y a un monstre en effet dans l'inconscient. Cet inconscient est toujours barbare et le problème à son contact est d'arriver à filtrer cette inspiration dans des voies artistiques ou des activités qui ne tournent pas à la violence. C'est par la beauté ou l'intérêt du récit que l'on jette ainsi un charme sur ce monstre…

Je pense que l'on peut dire que l'art est apaisant et si on apprend la part artisanale de l’art, on peut faire passer la violence dans son art sans blesser les autres. Dans « Déluge », le personnage Florian est un malade, il a peur. La violence ressurgit en lui en même temps que la désespérance et le désir de beauté. Il cherche peu à peu sa voie et finit par trouver une sorte de père avec le capitaine du vaisseau qui l’a pris en affection. Ce sera également en progressant avec l'aide d’une femme médecin qu'il va apprendre à canaliser ce feu qui brûle en lui(...)
 

(...) À un moment donné sans le vouloir elle lui inspire ce qu'il doit faire notamment lorsqu'elle lui dit que pour noyer son feu, il lui faudrait le déluge... Dans ce roman, je reviens d’une certaine au fonds biblique qui a marqué un grand nombre de mes oeuvres, et Florian est un peu comme Noé ! »

 

LEXNEWS : « Justement, dans vos deux dernières parutions (Le boulevard périphérique et Déluge), un personnage est atteint d’une grave maladie et, plus généralement, blessé de la vie. Quelle importance ont ces atteintes à la vie dans votre écriture ? »

Henry BAUCHAU : « Je pense qu’il est possible de se rapprocher mutuellement par sa blessure et que l'on peut s'apaiser l'un l'autre grâce à cela. Dans Le boulevard périphérique, celui qui dit « je » se rapproche de sa belle-fille, et en même temps, a peur de s'éloigner d’un de ses malades. Il doit faire un effort pour qu'en lui leurs places restent ouvertes. Dans Déluge, la blessure de Florian est une blessure de la peur, d'une enfance épouvantable, et les deux autres personnages sont également blessés. C'est à ce moment-là qu'il y a un acte très important : Florian, qui aime Florence, renonce à elle parce qu'il se rend compte qu'il n'a plus l'âge et qu'il n'est pas l'homme qu'elle pourra aimer. Je pense que le psychanalyste est fondamentalement un être qui a été blessé, il faut qu'il ait une empathie et cette empathie vient de cette souffrance. »

 

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L’homme n'est pas condamné à être ce qu'il a été

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LEXNEWS : « Quelle place réservez-vous au temps dans votre écriture ? Les réminiscences sont fréquentes dans vos récits, ont-elles une fonction cathartique ? »

Henry BAUCHAU : « Je ne crois pas que l'on puisse vivre que sur le plan du présent. Ce présent est constellé d'espérances, de croyances en l'avenir, et en même temps, il est envahi par des souvenirs de toutes sortes, profonds ou circonstanciels. Pour moi, il est très important de bien faire sentir qu'il y aura toujours un arrière-fond et qu’ensuite l’homme n'est pas condamné à être ce qu'il a été. Si vous prenez le personnage de la jeune femme qui meurt dans Le boulevard périphérique, c'est une jeune femme occupée de son fils, de son mari, de mode et qui n'a pas de grandes préoccupations. Elle est maintenue dans l'espérance jusqu'au bout par les médecins, mais l'inconscient veille et, dans ses derniers moments, elle est prête à mourir, parce qu'elle a compris inconsciemment depuis longtemps qu'elle ne s'en sortirait pas. Je pense qu'il y a des réminiscences qui nous viennent tout d'un coup de choses que nous avions oubliées et qui surviennent un moment donné de manière très importante. »

LEXNEWS : "Le voyage participe au vaste récit initiatique de vos œuvres (Œdipe sur la route). Le destin, la fatalité ne s’opposent pourtant pas à une certaine modernité ouverte à l’invention. Comment parvenez-vous à concilier ces contraires ? "

Henry BAUCHAU : « Le thème du voyage est un thème qui traverse pratiquement toute mon oeuvre. Avant Œdipe sur la route, vous avez déjà dans le Régiment noir le héros principal qui part en dehors de toute idée chronologique faire la guerre de Sécession, de même Antigone retourne à Athènes malgré tous les obstacles qui lui sont annoncés. C'est le voyage de la vie, c'est le voyage du destin… Je pense qu'il s'agit d'une oeuvre ouverte, vers l'avenir ou bien vers l'oubli... Je ne sais pas ! Notre époque change tellement que nous ne pouvons pas prévoir ce que sera notre monde dans cinquante ans. Et en même temps, je me sens très en retard par rapport aux jeunes générations qui ont une telle connaissance des nouvelles technologies qui changent la face du monde. Je pense que ces évolutions qui s'accélèrent tellement vont modifier très profondément la société. Vous savez, j'ai 97 ans et j'ai passé ma jeunesse jusqu'à l'âge de 10/11 ans à l'époque du cheval comme moyen de communication. Tout petit enfant pendant la guerre de 14-18, j'ai vu les canons allemands qui passaient par longues files sur nos routes tirés par des chevaux ! Et maintenant, nous sommes à une époque où tout s'amenuise et devient de plus en plus dangereux. Je ne me sens pas moi amenuisé ! Quand je vivais à Paris, j'ai un peu couru comme tout le monde, mais je me suis toujours efforcé de mettre des bornes à ces courses effrénées. J'ai le sentiment qu'aujourd'hui un trop grand nombre de personnes n'a plus le temps de rien, toujours à courir entre le travail et l'ordinateur, à faire des queues interminables… »

 

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J'ai essayé avec mes oeuvres d'actualiser les problèmes que se posaient des personnes il y a quatre siècles avant Jésus-Christ, problèmes que je ne peux même pas imaginer
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LEXNEWS : « Quelles leçons avez-vous retenues des temps mythologiques qui inspirent certaines de vos œuvres ? Et pensez-vous que le lecteur du XXI° puisse encore parvenir à y déceler des hiérophanies qui perpétueraient cette longue tradition ? »

Henry BAUCHAU : « J'ai essayé avec mes oeuvres d'actualiser les problèmes que se posaient des personnes il y a quatre siècles avant Jésus-Christ, problèmes que je ne peux même pas imaginer. Or les problèmes actuels peuvent être néanmoins appréhendés au regard de cette expérience sans pour autant les transposer intégralement. C'est en ce sens qu'une transmission est possible. Mais avant tout, cela se transmet comme une belle histoire ! »

 

LEXNEWS : « Merci Henry Bauchau, nous retiendrons en effet cette belle histoire que vous avez léguée à vos lecteurs grâce à votre écriture, une réflexion qui nourrira également à n'en point douter les jeunes générations qui pourront redécouvrir ces leçons éternelles de l'homme !"

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Un message adressé par Henry BAUCHAU à nos lecteurs :

 

(Nous sommes tous natifs de nos ruines surgissantes)

 

 

 

 

Interview Adonis

Paris, le jeudi 4 juin 2009

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son dernier livre paru aux éditions Fayard

 

 

 

 

 

 

 

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Lexnews a eu le grand privilège de rencontrer l'un des plus grands poètes contemporains de langue arabe. Personnage entier qui n'hésite pas à dire les choses telles qu'il les pense, il a su dépasser les cadres de la poésie classique pour nourrir un vrai dialogue original avec sa vie - véritable odyssée - et le monde qu'il parcourt inlassablement. Sa voix est aussi douce que ses poésies sont fortes, trempées dans un acier nietzschéen sans concessions. L'homme est un personnage de conviction, et un poète à l'âme délicate qui nous invite à mieux percevoir les vibrations infimes de nos existences...


LEXNEWS : « Votre rapport à la terre date de la plus petite enfance. Le fait d’avoir connu très tôt les labeurs de cette terre a-t-il eu une influence sur votre manière de considérer le monde et sur votre poésie ? »

Adonis : « Il faut faire une différence entre la terre et la nature, je ne suis pas assez pris par la nature et cela n'entre pas ontologiquement dans ma vision poétique. Cela ne m'empêche pas bien sûr d'apprécier la nature quant à ses variations sur la beauté et pour cette dimension autre de notre existence. Ce qui est au coeur même de mon travail, c’est l'être humain. Mais, la terre en tant que matière première, cela me touche beaucoup. La terre a chez moi une dimension verticale et c'est une verticalité poétique. Ces premières années que vous évoquiez ont joué un très grand rôle et je suis convaincu que pour mieux vivre le présent, il faut passer par l'enfance. L'enfance n'est jamais un passé, mais toujours devant nous et, dans ce sens, elle joue un grand rôle. Écrire un poème, c'est comme labourer un champ. »

LEXNEWS : « Votre père avait plus le rôle d’un initiateur que celui d’un père traditionnel. Comment voyez-vous cette relation aujourd’hui ? »

Adonis : « J'ai malheureusement découvert cela trop tard après sa mort. C'était un ami plus qu'un père classique. Il ne m'a jamais imposé des interdits ou des obligations y compris dans les matières religieuses, il me disait toujours : « décider c’est facile, mais il faut avant réfléchir ! ». C'est en ce sens que j'ai découvert par la suite qu'il était un ami. Il a très certainement eu une grande influence sur moi, même si je ne suis pas parvenu à l'estimer de manière suffisamment précise. C'est à partir de sa mort que j'ai commencé réellement à le connaître et à le comprendre. Il ne faut pas oublier que j'ai quitté la maison à l'âge de 13 ans, ce qui était très jeune. »

LEXNEWS : « Ne peut-on pas dire que votre père vous a légué cette extrême liberté ? »

Adonis : « Ce serait plutôt à un psychanalyste de répondre ! Mais il est vrai que mon père m'a fait lire les plus grands poètes et il me laissait toujours libre d'aimer ceux que je préférais. Il ne m'imposait jamais son goût, goût plutôt classique le concernant. »

LEXNEWS : « Une terre qui vous apprend très tôt ses exigences et un père qui s’efface progressivement vous conduisent à une indépendance rapide. Mais indépendance ne rime pas avec fermeture sur soi. Votre vie entière semble rythmer ou rimer avec l’ouverture. »

Adonis : « Oui, je le crois fermement et j'oeuvre dans cette direction tous les jours. Ma vie sans cette ouverture n'aurait pas de sens pour moi. Mais être ouvert nécessite aussi une réponse, un espace de l'autre. L'ouverture dans une société close est quelque chose de très difficile. Il faut acquérir une grande culture pour accepter la liberté de la démocratie, pour accepter l'autre différent de soi. L'ouverture contrairement à ce que l'on pourrait penser n'est pas une facilité. Vous ne pouvez pas créer de la grande poésie dans une culture qui n'est pas grande. Il faut donc une grande culture dans tous les sens pour créer de la grande poésie. Je pense que c'est un trait commun à de nombreuses sociétés. La révolution surréaliste a eu beaucoup de difficultés à être acceptée ici même en France, pays de la Révolution. Comment voulez-vous créer chez nous avec la religion qui imprègne cette idée que les musulmans sont les meilleurs des peuples ? Dans ce contexte, il est très difficile d'envisager une liberté libre... Si l'on désire être libre, même ici en Occident, il faut alors envisager la mort. Si vous ne pouvez pas dire à votre bien-aimée ce que vous pouvez dire à un ami, cela signifie qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans votre amour. Cet exemple est significatif pour notre religion : si vous acceptez l'idée que l'on ne peut rien ajouter aux ultimes vérités, que l'homme doit alors obéir et seulement interpréter, alors nous ne pouvons pas être libres dans un tel contexte. »

LEXNEWS : « Vous serez de ce fait non seulement indépendant vis-à-vis de votre famille, mais également de votre terre. Cette lucidité nietzschéenne vous conduira même à une indépendance critique vis-à-vis de la religion. »

Adonis : « C'est en effet une attitude ancienne et qui continue encore aujourd'hui. Il m'arrive encore au XXI° siècle de voir certains de mes textes censurés par des éditeurs ou des journaux par peur des répercussions que cela pourrait avoir. Il y a des sujets sur lesquels, même ici en France, il n'est pas possible d'écrire... Si les pays musulmans avancent des justifications religieuses, ici en Occident, cela n'est même pas le cas ! Cette question de la liberté est donc à repenser y compris en Occident. Pour moi, le monothéisme n'a pas été un progrès dans l'histoire de l'humanité, mais au contraire un coup d'État, un commencement de décadence. Mais, si je dis cela dans les pays musulmans, cela ne sera jamais publié. Je crois que la pensée occidentale ne peut pas ouvrir un véritable espace pour de nouvelles idées si elle ne repense pas elle aussi le monothéisme. »

LEXNEWS : « Et pourtant de ce rapport à la religion peuvent naître des créations artistiques très belles comme en témoigne l'histoire de l'art dans les différentes sociétés ? »

Adonis : « Si vous faites la comparaison entre la créativité païenne et la créativité religieuse, quelle différence ! Et même au sein de la créativité religieuse, ces artistes n'étaient souvent pas des religieux dans le sens conservateur que j'évoquais. C'était plutôt des rebelles, des révoltés. Pour moi, la religion à proprement parler est anticréation, et contre l’art, sauf si vous vous conformez à la lignée du grand Créateur. Les grands créateurs étaient pour la plupart des païens même au sein de l'Islam. C'est un phénomène extraordinaire, nous avons deux piliers dans notre culture : la religion et la poésie. Tous les grands poètes étaient athées, tous sans exception ! Mais l'essentiel ici, c'est que la société a accepté la poésie comme si la poésie représentait l'inconscience du peuple et la religion, l'institution. Je me demande toujours pour quelle raison la société a accepté la poésie alors même qu'elle a refusé tous les mystiques. À ma connaissance, personne n'a cherché à expliquer ce phénomène. »

LEXNEWS : « L’homme est au centre de la création dite vous. Nietzsche et Héraclite vont faire de vous un électron libre, toujours en mouvement. La fixité vous fait peur. Votre muse se nomme-t-elle l’inconnu ? »

Adonis : « Oui, même si ce n'est pas quelque chose de facile, car la mémoire est toujours là. J'essaie toujours de me libérer de la mémoire. Au fond, pour mieux vivre, il faut tuer la mémoire. On ne peut pas vivre pleinement en s'appuyant sur la mémoire. Si vous parvenez à une certaine distance de votre mémoire, vous vous rendez compte que vous êtes devant le chaos, l'inconnu. Comme je suis toujours à la recherche de quelque chose que je ne connais pas, ma poésie est une recherche de cet inconnu. Comme vous le dites, ma muse peut être cet inconnu. »

 

© LEXNEWS

LEXNEWS : « A l'image de ce regard d'Orphée, vous ne voulez pas vous retourner ? »

Adonis : « En effet, je ne veux pas me retourner et c'est pourquoi je dis toujours que l'enfance n'est pas un retour. Pour être un poète, il faut toujours être un enfant, sans mémoire, sans théorie, toujours devant, comme l'amour qui n'a pas de mémoire. »

LEXNEWS : « un éternel présent ? »

Adonis : « Oui, un éternel présent. L'amour ne se répète pas, c'est toujours un commencement. »

LEXNEWS : « Vous avez été très influencé par Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé. Quelles sont les émotions, les découvertes que ces poètes ont pu faire naître chez celui qui a baigné très tôt dans la poésie islamique ? »

Adonis : « J'ai découvert ces poètes très tard et je n'ai pas été réellement influencé, mais plutôt instruit par eux. Une fois que j'ai lu Baudelaire, j'ai mieux découvert nos plus grands poètes comme Aboû Nouwâs qui évoquait les mêmes idées à savoir le problème de l'unité de l'éphémère et de l'éternel, l'esprit de la ville, des bars et des rues… Baudelaire a été un stimulant pour mieux comprendre notre poésie ancienne et classique. Ce grand poète a créé un grand espace pour mieux voir le monde. »

LEXNEWS : « Le processus qui conduit à la création poétique est souvent mystérieux pour le lecteur. Pouvez-vous nous aider à placer des mots sur ce qui vous conduit à créer cette partition de mots ? »

Adonis : « Pour moi, il n'y a pas de règles dans la poésie. Je n'ai jamais écrit un poème sur une table de travail, mais en marchant dans les rues. Nous sommes en train de parler et cela fait naître de la poésie en ce moment même… Dans la pratique, des vers que je pensais être le début d'un poème s'avéreront être la conclusion de ce même poème ! Il n'y a aucune logique pour écrire un poème. C'est un hasard, mais un hasard extraordinaire que l'on ne peut expliquer. La structure d'un poème et la dernière forme d'un poème peuvent par contre être l'objet d'un travail raisonné répondant à certaines règles. Je crois que ce qui est essentiel dans la poésie, c’est que l'on ne peut pas la définir. Si vous prenez quatre ou cinq poètes aux antipodes les uns des autres, cela ne vous empêchera pas d'aimer leur poésie si différente. Imaginez que vous aimiez Mallarmé, et en même temps que vous aimiez son contraire avec Baudelaire ou Rimbaud. C'est comme en amour, pourquoi aimez-vous cette femme et pas une autre ?»

LEXNEWS : « Y a-t-il au départ une émotion ?»

Adonis : « Oui, mais qu'est-ce qu'une émotion ? Qu’est-ce qu'un sentiment ? Peut-on faire une différence ? L'émotion est peut-être une autre pensée, mais on ne peut pas mesurer cette dernière. L’être humain est un tout et je crois que tout est mêlé, nos pensées et nos émotions ensemble. Je ne vois pas comment démêler le degré de l'émotion et de la pensée chez Rimbaud par exemple. Comment séparer ces choses ? Pour l'instant, il faut avouer que nous sommes dans l'ignorance, les poètes n'ont pas écrit là-dessus et les psychanalystes peuvent difficilement aborder ces choses-là. »

LEXNEWS : « La langue arabe doit exprimer des expériences humaines universelles, rappelez-vous. Vous faites le reproche aujourd’hui aux Arabes de ne pas se pencher suffisamment sur ce legs. Ne connaît-on pas la même tendance, et pour d’autres raisons, en Occident ? »

Adonis : « Le poète arabe actuel n'a pas une vision du monde ou de l'être humain. Il reste à la surface des événements, des problèmes humains à l'image en effet du poète occidental. Ce qui règne, c'est une vision narrative prosaïque. Il y a d'ailleurs deux grandes formes pour exprimer une chose : ou bien vous la voyez comme une chose devant vous et vous la décrivez, ou bien vous la voyez dans son sens, dans sa profondeur, avec autre chose que l'oeil. Nous sommes actuellement, même s'il y a heureusement des exceptions, en Orient et en Occident, dans une narration de ces choses et non une métaphysique des choses. On ne peut pas comprendre le visible sans comprendre l'invisible. Ces poètes essayent maintenant d'effacer l'invisible et de rester au niveau du visible. C'est un peu comme si le monde n'était qu'un écran, mais il y a des choses derrière cet écran ! »

LEXNEWS : « D'où l'importance que vous donnez la philosophie ? »

Adonis : « Oui et de manière plus générale à la pensée. La poésie pour moi ne peut pas être séparée de la pensée. La poésie et la pensée sont organiquement liées. »

LEXNEWS : « C'est ce que les poètes préislamiques avaient parfaitement compris. »

Adonis : « Absolument ! Et même les grands créateurs islamiques.»

LEXNEWS : « L’Occidental est particulièrement inculte quant à la connaissance de cette poésie arabe classique. Vous lui avez consacré un recueil récemment traduit. Quels sont les difficultés et les défis pour la découvrir ? »

Adonis : « Il faut avant tout une volonté d'ouverture, souhaiter connaître l'autre. Or, je ne vois pas cette volonté ici en Occident. N'importe quel écrivain américain trouve un écho dans les médias aujourd'hui en Occident ce qui n'est pas le cas pour un écrivain arabe sauf dans des contextes particuliers qui relèvent souvent de la manipulation. Il y a beaucoup d'a priori contre les Arabes. »

LEXNEWS : « Comment lever ces a priori ? »

Adonis : « Bien entendu, je suis mal placé pour évoquer cela, car je n'ai jamais eu de difficultés pour publier mes livres et j'ai beaucoup d'amis qui m’ont aidé pour cela. Mais il faut une réelle ouverture sur une culture, une civilisation, des amitiés individuelles... Cela fait défaut en Occident. Pour quelle raison ? Il y a certainement des raisons politiques, de nombreuses raisons inconscientes, le refoulé religieux, politique… Je crois beaucoup en la rencontre, les rencontres, les amitiés, ainsi qu'une politique européenne culturelle pour accélérer cette connaissance par le biais d'éditions et de traductions de qualité. C'est d'autant plus important que les Arabes sont ouverts à cette démarche. Il faut également une certaine hospitalité qui dépasse les peurs des fondamentalismes. Nous avons ce sentiment dans le monde arabe d'être négligés et cela donne une amertume. »

LEXNEWS : « Merci Adonis pour ce beau témoignage qui encouragera très certainement nos lecteurs non seulement à découvrir votre poésie mais, grâce à elle, l'ensemble de la poésie de langue arabe encore trop méconnue dans notre pays !"

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

Tous droits réservés

 

La signature d'Adonis pour nos lecteurs :

ENTRE TES YEUX ET MOI

quand je plonge mes yeux dans les tiens
je vois l’aube profonde
je vois l’hier ancien
je vois ce que j’ignore
et je sens que passe l’univers
entre tes yeux et moi

(cité de Poèmes pour l’amour et la mort,
Mémoire du vent Poésie Gallimard / Gallimard, NRF, p. 22 )
ORPHEE

Amoureux je dévale la pente
pierre dans les ténèbres de l’enfer
mais j’irradie

j’ai rendez-vous avec les prêtresses
dans la couche du dieu ancien
Mes paroles sont vents agitateurs de vie
mes chants étincelles

Je suis la langue d’un dieu à venir
Je suis le charmeur de poussière

(cité de Le charmeur de poussière
, Mémoire du vent Poésie Gallimard / Gallimard, NRF, p. 48 )
LE PONT DES LARMES

Un pont de larmes chemine avec moi
se brise sous mes paupières
Dans ma peau de porcelaine
un chevalier d’enfance
attache ses chevaux avec les cordes du vent
à l’ombre des branches
et d’une voix prophétique nous chante :

« Ô vents, ô enfances !
Ponts de larmes brisés
derrière les paupières ! »

(cité de Le charmeur de poussière
, Mémoire du vent Poésie Gallimard / Gallimard, NRF, p. 51 )

 

Les Rencontres de LEXNEWS : Un métier, une passion ...

LA DOGANA Editeur 

 Interview de Florian RODARI

17 décembre 2008

 

 

 

 

 

 

 

 

© Photo François Raoul-Duval

 

 

 

Florian Rodari dirige depuis 1981 les Éditions La Dogana créées dans ce beau pays qu'est la Suisse, à Genève. C'est la poésie qui est le fil conducteur de ce magnifique travail entrepris dans des domaines aussi différents que les essais, les souvenirs, des méditations et même des lieder chantés. L'excellence est au coeur de ce processus créatif, les Éditions La Dogana ne retenant que ce qui fait écho à la beauté. Beaux papiers, superbe mise en page, textes raffinés... offrent le plaisir du bel objet, écrin indissociable de la belle pensée. Voyage en Helvétie avec un esthète du livre !

 

 

 

 

LEXNEWS : « Quel a été le parcours qui vous a mené aux éditions La Dogana ? »


Florian Rodari : « j'ai baigné très tôt dans l'univers des lettres. Mon père était journaliste, mon oncle (Philippe Jaccottet) était poète et traducteur, et tous nous aimions les livres à la maison. Nous avons également découvert que nous avions un cousin célèbre en Italie, Gianni Rodari, qui écrivait des livres pour enfants. L'environnement a manifestement joué dans mon parcours ! J'ai assez naturellement commencé des études de lettres à l’Université de Genève. Pour gagner ma vie, à vingt ans, je suis entré au musée de Genève, au Cabinet des estampes pour y classer des collections de gravures anciennes. Il y avait là une équipe à l’esprit très ouvert. Grâce à elle j'ai vite appris le métier de conservateur puisqu’ils m’ont généreusement laissé monter seul des expositions et fabriquer leur catalogue. Quand je suis devenu responsable de la Revue de Belles-Lettres, en 1971, au moment de la rédaction du numéro consacré au poète Paul Celan, j’ai aussitôt mis en pratique ce double regard de lecteur et d’amateur d’art. Conduire une revue littéraire, c’est un atout formidable pour un futur éditeur, car on apprend à découvrir d’autres voix, à accorder dans un livre des approches différentes… Je lisais essentiellement des poètes, j’écrivais un peu et je rédigeais de plus en plus souvent des textes sur l’art. Cette activité multiple je l’ai menée de front pendant presque quarante ans déjà. On ne se rend pas toujours compte du temps qui passe, surtout en ce qui vous concerne ! Je pensais pratiquer chacune de ces tâches comme des hobbies et finalement je me rends compte qu’elles étaient devenues des activités principales. Les choses se sont enchaînées : vers 1979 on m’a demandé de diriger le Musée de l’Elysée à Lausanne, mais cela n’a pas duré longtemps. A peine quatre ans : le désir de faire des livres et d’écrire était si obsédant que, devant les surcharges et les tracas administratifs, j’ai renoncé. Les éditions Skira m’ont alors demandé de travailler pour eux et d’écrire un ouvrage sur le collage. Ils se sont aperçus que je savais fabriquer des livres et, c’est comme ça que je suis devenu directeur de collection chez eux. En 1993, Skira a subi la crise du livre de plein fouet. Il fallait trouver quelque chose. Depuis longtemps, avec mes amis artistes de l’atelier de Saint-Prex, avec qui j’avais préparé plusieurs projets dans le cadre de mon activité à la Fondation Cuendet (où sont conservées des planches de Dürer, Rembrandt, Corot et de bien d’autres maîtres de l’estampe, nous avions envie de monter une exposition sur l’invention de la gravure en couleur. Nous avons proposé de la montrer à la Bibliothèque nationale de France où, grâce à l’appui de Maxime Préaud, nous avons pu concrétiser ce projet qui a porté le beau nom d’Anatomie de la couleur. Cette exposition a été pour moi le point de départ de nombreux autres engagements. Dans la foulée, on m'a en effet demandé de monter au Drawing Center de New York une exposition sur les dessins de Victor Hugo, puis deux ans plus tard sur l’œuvre graphique d’Henri Michaux. Au même moment, Jean Planque, un oncle de ma femme qui avait travaillé comme conseiller de la galerie Beyeler, m'a demandé de m'occuper de la Fondation qu’il voulait constituer à partir de sa collection de tableaux. Voilà pourquoi, aujourd'hui, je partage mon temps entre cette Fondation et les éditions La Dogana. Ces dernières prennent une place grandissante ! Nous comptons aujourd'hui plus de soixante titres avec plus de quarante auteurs, des traductions, des rediffusions, et nous sommes insuffisamment nombreux pour cela, il faut ainsi préserver un équilibre toujours précaire. »

LEXNEWS : « Quel a été le point de départ de la création des éditions La Dogana ? »

Florian Rodari : « Les éditions de La Dogana sont nées en 1981, de la décision d’un petit groupe d'amis: un imprimeur, un ami peintre et amateur de musique, et moi-même. L’idée de départ était d’éditer des textes dont nous n’avions publié que des extraits dans la Revue de Belles-Lettres. Nous avons mis de l'argent en commun, en nous promettant de ne jamais commencer un nouveau livre tant que le premier ne serait pas remboursé, mais peu à peu tout cela s’est emballé ! Et à partir de 2000, les orientations se sont diversifiées, beaux-arts, musique.»

LEXNEWS : « Le nom La Dogana peut surprendre pour une maison d'édition ? »


Florian Rodari : «La Dogana signifie « douane» en italien. Comme un employé des douanes qui ne fait pas que stopper la marchandise, un éditeur est celui qui permet à un texte étranger d'être vu et partagé, de passer une frontière. Après l’avoir réceptionné, nous l’examinons et nous lui délivrons en quelque sorte un visa! Pour moi, un éditeur est essentiellement celui qui permet à un texte d'être lu. C’est pourquoi nous accordons tant de soin à l’aspect extérieur de nos ouvrages »

LEXNEWS : « La forme et la présentation sont essentielles dans votre choix de faire connaître ces textes que vous évoquez, ce qui nous ramène à votre propre parcours. »

Florian Rodari : « C'est en effet d’une importance capitale ! La typographie, le papier, la gravure... J'ai toujours marqué une attention très grande au dessin de la lettre, à la mise en page, aux marges ; mes recherches dans le domaine de l’estampe m’ont beaucoup apporté. J'aime lire, je peux dévorer en quelques jours des livres, même mal imprimés, mais je crois que les textes des poètes ont besoin d’autre chose qu’un simple contenant, ils ont besoin d’espace pour résonner, pour se déployer, surtout de nos jours. Je me rappelle qu’un ami avait publié sa version des poèmes de Leopardi, un des auteurs que je préfère, et que je lui avais reproché d’avoir confié ces traductions à un éditeur qui n’accordait pas le moindre soin à la respiration des textes ! Quelques années plus tard, j’ai réédité ces poèmes sous une forme qui satisfaisait mon goût de la mise en page : nouvelle édition qui pouvait paraître une opération aberrante sur le plan commercial, mais qui, malgré tout, s’est avérée être un très beau succès... ».
 

LEXNEWS : « Le livre n'est pas qu'un écrin, il fait corps avec le texte... »

Florian Rodari : « Absolument, je crois que l'on avance dans un livre page par page, que les lettres accompagnent la pensée, formant peu à peu la magie d’un volume. Le rapport du contenu et de la police de caractère censée le déployer est primordial à mes yeux et il faut accepter de mettre en page chaque livre différemment (...)


(...) Au tournant du siècle, nous avons décidé de renouveler un peu l’aventure. Peteris Skrebers et moi-même, nous nous sommes dit : pourquoi ne ferions-nous pas un livre d'art ? L’ouvrage consacré à « Quinche» (un peintre suisse NDLR) est le fruit de ce pari et cela a très bien marché, grâce à la générosité de l'artiste qui, en nous offrant des dessins, a permis de financer cet ouvrage. La qualité de l’impression était telle que l'on nous a demandé quelques années après de réaliser un nouvel ouvrage consacré au peintre italien Gregorio Calvi di Bergolo, grand et beau livre à l'image de ceux que je pouvais réaliser chez Skira, plus de 200 pages et 120 illustrations couleur. Par la suite, nous sommes allés plus loin encore. Nous avons en effet décidé d’associer poésie et musique dans une série d’ouvrages consacrés à l’art du lied, en donnant naissance à des livres qui contiennent un CD enregistré irréprochable sur le plan technique. Nous avons travaillé pendant près de six mois avec un graphiste afin d'éviter cette insatisfaction souvent éprouvée devant ces emballages en plastique qui renferment des textes mal traduits et illisibles. Deux livres d’un nouveau genre, un Hugo Wolf et un Schumann, sont parus grâce à la participation de la mezzo-soprano Angelika Kirchschlager. Cette expérience a créé des envies chez d’autres chanteurs qui sont venus vers nous pour renouveler l'expérience. Nous avons en projet un Mahler pour lequel Jean Starobinski a écrit une étude. Nous voudrions multiplier ces approches à l'avenir... »

 

LEXNEWS : « Vous venez de faire paraître de très belles éditions consacrées à des œuvres de peintre très différentes l'une de l'autre…»

Florian Rodari : «Oui, d’un côté une aquarelliste, Anne-Marie Jaccottet, et de l’autre un graveur au burin, Albert-Edgar Yersin, on ne peut pas faire plus différent, en effet, même si ces deux artistes, nés en Suisse, se sont bien connus. Yersin a suivi un parcours assez exceptionnel dans la mesure où il a exercé la gravure toute sa vie, exclusive et, dans ce domaine, la technique qui nécessite la plus grande patience, la plus grande habileté de la main : le burin, presque abandonné aujourd’hui. C’est que cet artiste aime la résistance du cuivre dans lequel il enfonce son burin. De même lorsqu’il s’est mis à graver sur pierre, c’est la ductilité du matériau qui l’a séduit. J'entendais récemment à la radio qu’on disait de lui qu’il était surréaliste ; ce n'est absolument pas le cas. En conduisant sa pointe, cet artiste se laisse certes guider par les propositions du hasard, mais c’est pour retrouver une géographie intérieure. Il est plus proche de Dürer ou de l’inextricable forêt allemande que des incertitudes du surréalisme. »

LEXNEWS : « On a en effet l'impression à le voir d'une vision microscopique alternant avec une vision macroscopique. »

Florian Rodari : « C’est très juste, il est toujours en train de jouer sur l'échelle des proportions, d’opposer les contraires, et en cela, il est héraclitéen. Il reconnaît l'univers dans l’atome, et inversement, l’animalcule, le lichen peuvent contenir à ses yeux l’infini stellaire. L’un de ses textes préférés est L’Aleph de Borges, et il est beaucoup plus proche, selon moi, d’un Michaux, à qui il dédie une planche, que d'un Breton. À l'image de Victor Hugo, il aimait recréer à partir du spectacle des choses vues et de leurs correspondances formelles d'autres possibles. Grâce à ce don d’observation, Yersin a inventé en gravure des structures qui n'existaient pas jusqu'alors. Dans les années 60 il a eu la chance de collaborer avec Pietro Sarto, son élève, qui s’était aperçu que cette manière de graver « appelait » en quelque sorte la couleur. Ils se sont mis à tirer ses cuivres en couleurs et c'est à partir de cette époque tardive de sa vie que les gravures de Yersin ont trouvé leur public.

La deuxième œuvre que nous révélons aujourd’hui, qui est en France aussi peu connue que celle de Yersin, manifeste du même coup une sensibilité diamétralement opposée. Contrairement à Yersin qui doit creuser son cuivre avec une attention de tous les instants, Anne-Marie effleure à peine sa feuille de papier pour que la lumière y tremble et que tout ce qu'elle aime voir et qui l’entoure, les fruits, les fleurs, les arbres… soit perçu comme subrepticement. A ce propos, les pages que Philippe Jaccottet consacre à sa femme est d’une justesse extrême : il reconnaît à cette artiste qui travaille depuis toujours à ses côtés, discrètement, une volonté qui a permis, à force de retours opiniâtres à l’atelier, de capter ce moment qui passe, si difficile à saisir, si fragile. Ce livre se veut un hommage à cette peinture qui a été faite en silence à côté de son propre travail et dans la même direction. Ni l'un ni l'autre n’a jamais cherché à affirmer quoi que ce soit. Philippe Jaccottet dit dans un poème que l'effacement est sa manière de resplendir, mais c'est exactement la même chose avec Anne-Marie. »

LEXNEWS : «Il y a ainsi une convergence entre ces deux esprits créatifs. »

Florian Rodari : « Oui, tout à fait. Ils ont d'ailleurs réalisé de nombreux ouvrages ensemble, notamment un livre lumineux, contenant une prose du poète sur le Cerisier dont les fruits se retrouvent fréquemment dans les aquarelles d’Anne-Marie Jaccottet. Il y a dans les compositions de cette dernière qui n’ont l’air de rien une lumière aussi intense que celle que contiennent les poèmes de Jaccottet, même si chez lui toute méditation repose sur un socle très sombre, très nocturne. »

LEXNEWS : « Comment entreprend-on de tels livres au XXIe siècle ? »

Florian Rodari : « Le plus dur, c'est de trouver les artisans qui veulent bien encore vous suivre sur ce chemin. Il est, en effet, de plus en plus difficile de dénicher des papiers de belle main et tout aussi difficile de trouver un imprimeur qui prenne le temps de réfléchir à la qualité des reproductions. Inévitablement, tout cela a un coût ! J'ai la chance de travailler depuis 30 ans avec le même imprimeur, j'ai ainsi fidélisé des rapports. De telles entreprises nécessitent énormément de temps et je ne sais pas si les gens aiment encore ce genre de livres. Je crois tout de même que la qualité dans ce domaine attire encore les amateurs. Moi-même, j'éprouve un réel plaisir à faire de tels livres et j’espère que ce plaisir transparaît d'une certaine manière dans le résultat final. Mon but serait de faire éprouver ce même plaisir aux autres… »

LEXNEWS : « Vous défendez ainsi une vision d'esthète du livre en considérant que cela n'est pas dépassé à notre époque. »

Florian Rodari : « Non, en effet, comme je vous le disais, je crois qu'il y a encore des amateurs. Bien entendu, en terme commercial, nous ne sommes pas dans la logique qui se développe actuellement. Les artistes dont nous parlions tout à l'heure travaillent sur du papier, dans une distance et une temporalité qui est celle du livre d’autrefois, non celle de l’ordinateur. Mais pourquoi les textes qui les accompagnent devraient-ils être sur un autre support et dans une autre dimension que ce qui a donné satisfaction depuis des siècles ? C’est si pratique de tenir en mains un volume de quelques centaines de grammes à peine ! Changer de support ne se justifie pas vraiment. Je crois que nous sommes nombreux à croire à cette réalité, et l'édition ne se porte pas si mal que cela. À la fin des années 90, lorsque Skira a mis la clé sous la porte, il disait : « Je m'en vais avec le livre ! » Je trouvais cela un peu hâtif et prétentieux. Il est vrai qu'aujourd'hui il n'est plus guère possible d’entreprendre ce que Skira réalisait il y a cinquante ans, avec ses chantiers de photographies, construisant tout exprès des échafaudages pour photographier les fresques de Piero à Arezzo. Mais, si ce genre d’ouvrages n'est plus possible, il me semble néanmoins qu’il restera toujours de la place pour des livres qui sont en relation avec les besoins et les données de l’époque dans laquelle nous vivons. »

 

Merci, Florian Rodari, pour ce témoignage qui laisse une lueur d'espoir pour la beauté et l'excellence au début de ce XXI° siècle. Grâce à des éditions comme la votre, le beau livre a encore de longues années devant lui !

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Éditions La Dogana

Distribution: Les Belles-Lettres

www.ladogana.ch

 

 

Interview Diane de SELLIERS, la passion de l'édition d'art...

 

© Giacomo Bretzel

LEXNEWS : «  Quelles sont les origines des Editions Diane de Selliers qui portent votre nom ? » 

Diane de SELLIERS : « Le livre m’accompagne en fait depuis mon enfance dans la mesure ou j’ai toujours aimé lire et que j’ai accompli des études littéraires. J’avais comme objectif de travailler comme critique culturel et littéraire. J’avais réalisé un mémoire sur un sujet d’édition. Belge de nationalité, je suis arrivé à Paris et j’ai commencé à travailler dans une maison d’édition. Après cette expérience, j’ai décidé de monter ma propre maison d’édition, afin d’éviter certaines contraintes et grâce à l’insouciance de mes 25 ans !

J’ai commencé avec des guides qui n’avaient pas besoin d’un nom d’éditeur. Ces éditions permettant de financer le reste de mes projets. A l’origine je n’avais pas d’objectif de collection, cela l’est devenu par la suite. J’avais découvert de superbes gravures mises en couleur par OUDRY au XVIII siècle dans une librairie ancienne. En les consultant, je me suis dit qu’il n’était pas possible que ces superbes gravures restent inconnues de tous et mon sang d’éditeur n’a fait qu’un tour ! J’ai pris le risque de lancer l’ouvrage avec l’intégralité des textes des Fables de La FONTAINE et des images. Cet ouvrage est sorti en 1992 et nous en sommes aujourd’hui à la cinquième édition. Par la suite, j’ai souhaité réaliser un autre livre consacré quant à lui aux contes du même auteur. Mais je n’avais pas d’illustrations pour ces derniers. C’est alors qu’à l’occasion d’une exposition au Musée du Petit Palais consacrée à FRAGONARD et le dessin au XVIII° s, j’ai eu l’occasion de découvrir dans la dernière salle, soixante lavis de FRAGONARD pour une édition manuscrite des Contes de La FONTAINE. Il s’agissait de dessins qui n’étaient pas, et ne sont plus, montrés au public. » 

LEXNEWS : « Quelles sont les difficultés pour traiter ces sources originales ? » 

Diane de SELLIERS :  « Pour ce dernier livre, la réalisation a été très délicate en raison de la difficulté d’obtenir ces lavis en photogravure dans de bonnes conditions. Nous avons été obligés d’aller voir les originaux avec les techniciens de l’atelier de photogravure grâce à la coopération essentielle du Musée. Si vous prenez les lavis de FRAGONARD, la plus grande difficulté réside paradoxalement dans les blancs ! Rendre les blancs vivants et restituer les nuances de blanc dans les visages par exemple est une tâche particulièrement délicate. » 

LEXNEWS : « Cela exige donc un gros travail artistique en amont ? » 

Diane de SELLIERS : « Oui, tout à fait. Il y a énormément pour ces livres de réflexion pour être le plus fidèle possible à ces œuvres, et en même temps pour ajouter un plus, compte tenu des moyens techniques à notre disposition et de la modernité de l’ouvrage ». 

LEXNEWS : «  Quel est le point de départ de vos projets ? » 

Diane de SELLIERS : « J’ai toujours réalisé un livre dès que j’ai l’alliage de l’artiste et du texte. Pour les Fables, c’est le hasard qui m’a mis en présence des textes et de cette iconographie. Quant aux Contes, cela a résulté d’une démarche volontaire jusqu’à ce que je trouve une illustration qui ait la même force narrative que le texte. C’est grâce à un ami que j’ai eu l’idée du troisième livre. Il m’avait parlé d’une Divine Comédie de DANTE illustrée par BOTTICELLI qui devait se trouver en Italie. Après de longues recherches, j’ai pu travailler sur des dessins de BOTTICELLI qui se trouvaient dispersés à Berlin et au Vatican. Pour analyser ces œuvres de BOTTICELLI, j’ai pu bénéficier du concours du conservateur du Musée de Berlin, grand spécialiste du peintre et qui était alors à la retraite. C’est d’ailleurs de cette collaboration qu’est née l’idée du Faust de GOETHE illustré par DELACROIX. Les 18 lithos de DELACROIX ne suffisaient pas elles seules pour illustrer ce projet. Je suis donc partie à la recherche de tous les travaux et dessins préparatoires de DELACROIX sur ce Faust ! J’ai ainsi pu constater que le thème de Faust avait obsédé le peintre pendant toute sa vie, ce qui m’a fourni un grand nombre d’études préparatoires. La recherche de la qualité est ainsi au tout premier plan. » 

LEXNEWS : « Il est même possible d’ajouter, eu égard au résultat, qu’il s’agit d’un véritable travail de recherche en tant que tel ! » 

Diane de SELLIERS : « Il est vrai que chaque livre exige un immense travail préparatoire allant de 3 à  5 ans. Ce sont de véritables jeux de piste, qu’il faut à chaque fois parvenir à remonter. La meilleure récompense de cette entreprise vient des diverses institutions qui très souvent après un premier refus d’autorisation quant à l’exploitation des sources reviennent sur leur décision dés qu’ils ont pris connaissance de l’ampleur du travail accompli.

Mon éditeur italien m’a donné le thème de l’ouvrage suivant, le Décameron de BOCCACE. Les miniatures n’étaient pas suffisantes pour retenir l’attention du lecteur tout au long de l’ouvrage. Je souhaitais quelque chose d’extrêmement vivant qui reflétait la Toscane à l’époque de BOCCACE. Nous avons contourné le problème en prenant des détails de fresques qui montraient des scènes de la vie de tous les jours. Ces fresques sont à elles seules un véritable témoignage de la vie profane associée au thème mystique. Nous avons pris tous ces détails dés qu’ils pouvaient être en rapport direct avec le texte. Je pense que c’est le premier livre qui a offert un véritable travail de création iconographique dans notre collection. La Légende Dorée de VORAGINE me tentait depuis plusieurs années, mais la richesse iconographique me paralysait jusqu’à ce que je réalise que les décorations d’Eglise me serviraient directement pour cette illustration. La tâche a été immense : les photographes se sont rendus dans de nombreuses églises en Italie pour y effectuer leurs prises, avec au final des surprises sur le rendu de certaines fresques ! ». 

LEXNEWS : « Quels sont pour vous les rapports entre l’œuvre et l’iconographie, cette dernière venant accompagner un texte qui renvoie lui même à ses propres images ?Cela fait il naître des doutes chez vous quant à ces rapports ? » 

Diane de SELLIERS : « Je n’ai pas le sentiment de ressentir ces doutes quant aux relations entre texte et image car ces relations sont à la base même de mon travail. Je m’implique tellement dans ce souci d’harmonie entre l’iconographie et le texte qu’il me semble que le résultat implique une symbiose. Si vous prenez l’exemple de VORAGINE, rares sont les personnes qui lisent l’œuvre sans iconographie. Une fois que les images accompagnent le texte de la Légende dorée, le texte reprend toute sa saveur car les interprétations des peintres de ces fresques se nourrissent à la spiritualité émanant du texte lui-même ! Votre question me semble par contre plus concerner un livre comme celui du Don Quichotte de CERVANTES. C’est en effet très différent car nous nous trouvons en présence d’un artiste contemporain, Gérard Garouste, qui a sa propre interprétation de l ‘œuvre. Il n’est pas un illustrateur mais bien un artiste. Il a tellement plongé dans l’esprit du texte qu’il a fait une œuvre de créateur dans le cadre d’une œuvre originale appartenant à CERVANTES. Cela lui offre des opportunités de rebondir sur une phrase correspondant à une idée de sa lecture de l’œuvre ! Donc je ne pense pas que cela puisse en aucune façon réduire la liberté de lecture, bien au contraire. Nous veillons à ce qu’il y ait un équilibre entre le texte et l’image afin qui ni l’un ni l’autre ne prenne le dessus. Pour le « Voyage en Italie » de STENDHAL, l’iconographie a été particulièrement difficile à réunir en raison de la diversité des thèmes abordés. Nous avons cherché à reproduire dans la mesure du possible l’univers de l’auteur tel qu’il l’avait connu à son époque. Nous avons saisi sur ordinateur tous les mots de personnes, de lieux, de scènes de genres,… Les recherches ont été faites dans les plus grandes bibliothèques telles celles de Paris, Rome, Londres,… avec comme cadre temporel une période très courte : 1800-1840. Nous avons ainsi réalisé un travail très rigoureux sur le thème de l’Italie par rapport à nos entrées informatisées. Cela a été un travail de titans ! ». 

LEXNEWS : « Diane de SELLIERS, merci pour toutes ces explications qui rendent plus passionnant le métier qui est le votre, et dont nous présenterons régulièrement les nouveautés ! »

LEXNEWS A LU POUR VOUS ...

OVIDE "Les Métamorphoses" illustrées par la peinture baroque, 576 pages format 24.5 x 33 cm en volumes reliés pleine toile sous coffret illustré, titres de couverture aux fers à dorer, papier couché mat 170 g.

 

Ce ne sont pas moins de 360 peintures dont un grand nombre inédites qui viennent mettre en lumière l'éternel récit d'Ovide, legs éternel de la littérature antique latine ! A oeuvre d'exception, édition exceptionnelle, tel est le cas de la présente sortie de l'ouvrage préparée sous la direction éclairée de Diane de Selliers.

Une centaine de peintres italiens tels le CARAVAGE, CARRACHE, CASTIGLIONE, ... mais aussi espagnols,français ou du Nord éclairent un texte dont la poésie a inspiré de tous temps les artistes les plus divers. C'est sous l'éclairage baroque que les Métamorphoses ont trouvé un regard nouveau quant à la présentation édition, un choix judicieux au regard du texte dont les vertus bucoliques et la force des thèmes évoqués se partagent avec passion et ardeur. La Nature, les dieux et les hommes tissent entre eux des liens inextricables que seuls des choix souvent violents viennent interrompre,  la superbe iconographie des Editions Diane de Selliers venant souligner ce trait de caractère tel le plus cadre pour une peinture délicate. Point de double langage ou de choix excessif, tout est mesure dans un univers qui portant porte en soi les valeurs extrêmes des passions humaines. L'art baroque transgresse souvent l'ordre établi par la sage Renaissance et pourtant cet éclairage pictural se veut respectueux de la célèbre oeuvre latine !

Retrouvons dans une édition d'exception, nos racines antiques en compagnie de Jupiter, Sémélé ou encore Bacchus, goûtons les joies d'une mythologie accessible non seulement par la beauté du texte mais également par la contemplation du regard sur des oeuvres tout autant immémoriales...

Un travail à la fois délicat et artistique pour lequel un regard plus attentif révèlera une démarche digne des oeuvres scientifiques les plus rigoureuses !

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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