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Édition Semaine n° 13 / Mars 2024

 

SCIENCES

Interview Jean-Pierre Dupuy 2021

Interview Ludovic Orlando 2021

Interview Jean Clottes 2020

Interview Jean GUILAINE 2019

Interview Michel BRUNET 2016

Interview Trinh Xuan Thuan 2009

Interview Yves COPPENS 2007

Interview Michel BRUNET 2007

 

 

Interview Michel Brunet

10 octobre 2022 Collège de France

 

©Lexnews

 

Dans son bureau du troisième étage au Collège de France qu’il partageait avec le regretté Yves Coppens disparu cette année, Michel Brunet nous livre les derniers états de ses recherches.

Éloigné du tumulte occasionné par la question du fameux « fémur dit de Toumaï », comment voyez-vous les choses avec le recul ?

Michel Brunet : " Vous savez qu’il y a eu un papier publié avant celui de Nature cosigné par deux paléontologues, un Anglais, professeur à Washington University (USA), et un Italien, professeur à l’université de Poitiers. Ils ont rédigé cette publication à partir d’une seule photo du fémur concerné, alors même qu’ils n’étaient pas en charge de l’étude… À partir d’une seule photo en deux dimensions, les résultats ne pouvaient être que ce qu’ils ont été, c’est-à-dire erronés ! Par contre, la publication de Nature signée par mes jeunes collègues du laboratoire de l’université de Poitiers est un excellent travail, leurs conclusions ne me surprennent pas et correspondent à ce que j’avais moi-même observé sur ce fémur il y a bien longtemps".

Cela corrobore ce qui a été le cœur même de vos recherches sur le crâne de Toumaï ?

Michel Brunet : " Le crâne de celui qui a été surnommé Toumaï dont le nom scientifique est Sahelanthropus tchadensis présente clairement une anatomie de bipède. Est-ce que le fémur appartient au même individu que le crâne ? Cela personne ne pourra jamais le dire, il n’y a pas de connexion anatomique directe entre le fémur et le crâne. Alors, à partir de là - ce que je n’ai entendu dire nulle part - il y a deux possibilités : ou bien, le fémur présente des caractères bipèdes, et compte tenu de sa taille, il est fortement envisageable qu’il appartienne à la même espèce ; ou alors, le fémur appartient à un quadrupède, et dans ce cas, cela signifierait qu’il existe une autre espèce de grands primates dans le site, c’est tout !

 

Toumaï et Michel Brunet dans le désert du Djourab (Tchad)

© MPFT (Utilisation interdite)


Au départ, en 2001, lorsque nous avons trouvé Toumaï, nous avions un assemblage faunique de 30 espèces ; depuis ce chiffre a été multiplié par quatre. J’ai pensé, naïvement sûrement après 50 ans de terrain, que nous allions trouver d’autres os des membres, ce qui n’a pas été le cas. Cela a été interprété diversement, que chacun prenne ses responsabilités… J’avais alors fait le tour des musées et de mes collègues avec les os des membres pour comparaison, et il est apparu clairement que l’option de la bipédie était à retenir. Il est également possible de raisonner autrement, ce qui n’a pas été évoqué. Dans l’environnement faunique de Toumaï, nous pouvons constater la présence d’un grand nombre de carnivores, ce qui signifie que le « garde-manger » était bien rempli au regard de la centaine d’espèces de mammifères qui se trouvaient sur le site ! Parmi elles, nous avons identifié quatre espèces de félins machairodontes, ces impressionnants carnivores à canines supérieures en lame de sabre. Dans le site de Toumaï, ces machairodontes ont une taille allant de l’équivalent d’un lynx jusqu’à celle d’un tigre de Sibérie de 500 kg. Lorsque vous êtes en compagnie de ce type d’animal avec de telles dents, mieux vaut ne pas dormir à même le sol… Alors, Toumaï bipède, c’est certain !, mais tout en étant encore arboricole afin d’échapper au danger la nuit. Les machairodontes sont des grands félins au sens large qui ont une anatomie un peu particulière.

 

 

Leurs pattes de derrière sont digitigrades comme chez les lions actuels alors que leurs pattes de devant sont plantigrades. Ce ne sont donc pas des animaux coureurs, ils ont un train antérieur très puissant qui leur permet de chasser à l’affût sur une branche basse en se laissant tomber sur les proies qui passent en dessous. Puis ils les immobilisent avec leur train antérieur très fort, et selon les espèces avec une gueule ouverte à la manière d’une vipère ou bien fermée, ils frappent sur le côté du cou en coupant jugulaire et carotide. Tous ces éléments que je viens de vous rappeler, à la fois anatomique – os des membres fossiles - ainsi que l’environnement, corroborent le côté bipède et arboricole de l’homininé que l’on a surnommé Toumaï. Avec lui, nous sommes à 7 millions d’années. Cela fait plus de 20 ans que nous l’avons découvert, et à ce jour, nous ne connaissons pas d’individu plus ancien. Cela laisse penser que nous sommes sûrement très près de la dichotomie entre chimpanzés et humains".

Avez-vous parallèlement poursuivi des recherches sur ces autres branches ?

Michel Brunet : " Absolument, mais cette fois-ci au Cameroun ! Les paysages qu’on avait à cette époque au Tchad, il y a 7 millions d’années, ne sont pas les plus favorables pour des chimpanzés, encore que… il me semble que l’environnement de Toumaï était proche de celui de l’Okavango actuel au Botswana (Afrique australe) avec des paysages mosaïques alternant eau, prairies arborées et zones boisées, ces dernières ressemblant plus à des forêts galeries (en bordure de rivière) qu’à des forêts de grande taille.

 

Justin Hall from Culver City, USA

Vue aérienne du Delta de l'Okavango

 

Les chimpanzés ont besoin de forêts plus importantes ainsi que d’eau. Le Cameroun réunit ces critères plus favorables à leur égard. Ainsi, je recommence dans ce pays le travail que j’avais déjà entamé, il y a plusieurs décennies, dans des niveaux que l’on a datés autour de 20 millions d’années. C’est intéressant car le Tchad n’offre que les 10 derniers millions d’années alors que le Cameroun remonte jusqu’à 20 millions d’années d’histoire de vie. En étudiant ces deux espaces, nous pouvons alors couvrir 20 à 25 millions d’années. Le Cameroun est très étroitement lié à l’histoire de la ligne du mont Cameroun, un probable point chaud avec du volcanisme encore actif. La plaque Afrique passe au niveau de ce point chaud, et plus vous remontez vers le nord, plus vous avez des niveaux volcaniques anciens.
Je vais donc confronter les résultats de mes recherches déjà anciennes à ce que j’ai appris depuis. Ce que j’espère trouver dans cette région correspond plus à ma motivation actuelle. Nous sommes dans une région tropicale qui n’a plus rien à voir avec le désert. Cela nécessite un important travail de terrain, mais il y a potentiellement la possibilité de trouver des niveaux - qui d’un point de vue strictement temporel - viennent compléter les niveaux tchadiens mais aussi les paléoenvironnements.

 

Fouilles MPFT désert du Djourab Tchad

© MPFT (Utilisation interdite)


Ma période tchadienne s’est étalée sur deux niveaux principaux, tout d’abord vers le haut avec la découverte d’Abel à 3,5 millions d’années, des niveaux proches de ceux de Lucy, et la partie plus ancienne avec la découverte de Toumaï autour de 7 millions. Depuis, au Kenya, on a trouvé des outils à 3,3 millions d’années ! Vous voyez que de 3,3 à 3,5 millions d’années, l’écart se rétrécit… On a trouvé certes le premier Homo hors d’Afrique à 1,9 million, mais on a également un possible Homo sp indéterminé à 2,8 millions. Ainsi lorsque l’on est au Tchad, il est tout à fait envisageable de s’intéresser à l’apparition du genre Homo et à l’apparition des premiers outils, j’ai peut-être quelques lumières dans cette direction… (sourires)
Par ailleurs, les changements climatiques sur le long terme m’ont conduit en Antarctique. Il y a plus de 30 millions d’années, il y avait à l’emplacement de ces terres couvertes aujourd’hui de glaciers, une forêt tropicale humide qui partait de l’Asie du Sud-Est, redescendait par la plaque arabique jusqu’en Antarctique ! Et dans une forêt tropicale humide, vous avez forcément des singes dont nous n’avons pas encore retrouvé les traces fossiles, mais je suis persuadé qu’un jour ou l’autre leurs restes seront mis au jour. Ce sont eux qui ont colonisé l’Amérique du Sud. Là encore, il s’agit de recherches sur le temps long alors que tout dans notre quotidien privilégie le court terme. Selon moi, la quête des fossiles demeure au cœur de cette recherche, contrairement à ce que la priorité laissée actuellement aux travaux de laboratoire aurait tendance à laisser croire.
Il me semble essentiel que nos responsables soient conscients de cette priorité, la recherche sur le terrain, au risque de passer à côté de grandes choses pour les années à venir. Attention de ne pas sombrer dans une certaine amnésie générale qui relèguerait tout ce qui est ancien comme inutile. La paléontologie est une science du passé qui est pleine d’avenir. Le passé constituera les fondations nécessaires à la construction d’un avenir meilleur".

Quels souvenirs gardez-vous de votre ami Yves Coppens récemment disparu ?

Michel Brunet : " Écoutez, il est là ! (Michel Brunet de sa table tend la main vers le fauteuil vide qu’occupait Yves Coppens dans ce même bureau du Collège de France). Pendant que nous échangions, j’avais l’impression qu’il était là en train de nous écouter. Yves avait souvent l’habitude de dire : « lorsque je fouille, je suis en ligne directe avec le passé ».

 

Lors de ses funérailles, j’ai rappelé cette anecdote et le fait que lors de mes prochaines fouilles, je serai « en ligne » avec lui. Cela étant, Yves était un homme de science, mais également un homme qui aimait être au contact avec le plus grand nombre. Il a aidé beaucoup de jeunes chercheurs, c’était quelqu’un d’une grande générosité. Il a redonné à bien des égards ses lettres de noblesse à la Préhistoire et à la paléontologie parce que c’était un conteur né.

 

Il a toujours su très adroitement mêler son histoire à notre histoire. Nous intervenions souvent ensemble lors de conférences publiques à deux voix, je garde en mémoire lors de ces événements une personnalité pleine d’élégance, une qualité que l’on se plairait à retrouver chez le plus grand nombre de paléontologues…"

« La dent et son environnement - Regards croisés d’un chirurgien-dentiste, d’un paléontologue et d’un médecin légiste » - Tome 6 des Cahiers d'odontologie médico-légale par Pierre Fronty, Michel Brunet, Michel Sapanet ; Préface de Yves Coppens ; Editions Atlantique, 2022.
 


Bien que petites et rares, les dents offrent au paléontologue l’un des restes fossiles les plus précieux pour la reconstitution de l’histoire de l’humanité. Résistant aux agressions des millénaires, ces petits témoins de la vie d’un individu font l’objet de toutes les attentions de la part des scientifiques ainsi qu’en témoigne cette savante publication associant un chirurgien-dentiste et paléodontologue réputé Pierre Fronty, membre de la Mission Paléoanthropologique Franco-Tchadienne (MPFT), un célèbre paléontologue en la personne de Michel Brunet, ainsi qu’un médecin légiste Michel Sapanet, maître de conférences des universités, directeur de l’Institut de Médecine Légale du CHU de Poitiers.

Ce triple regard retenu pour ce fort volume de plus de 400 pages présente le grand intérêt d’offrir une synthèse inédite sur ce sujet à la fois complexe et ardu qui intéressera bien entendu au premier chef les spécialistes des différentes disciplines concernées mais qui pourra également passionner le béotien (un brin informé de ces disciplines tout de même !.
La denture des mammifères, qu’elle soit humaine ou animale, offre un livre ouvert sur l’histoire de la vie, une évolution que cet ouvrage contribue à dévoiler, ainsi que le souligne avec justesse et humour dans sa préface le regretté Yves Coppens : « Montre-moi tes dents et je dirai qui tu es » !

 

C’est cette incroyable histoire sur le long temps qui se trouve ici rappelée ; le lecteur pourra en effet découvrir en ces pages les origines, la vie et les altérations de l’organe dentaire avec, notamment, l’apparition de la fameuse carie dès le néolithique…


Du terrain au laboratoire, l’ouvrage détaille le quotidien d’une mission paléontologique et les raisons pour lesquelles la recherche de restes dentaires fossilisés compte parmi les priorités des chercheurs. La science du médecin légiste du XXIe siècle éclaire à bien des égards les traits marquants du passé, l’autopsie des millions d’années en arrière s’avérant tout aussi passionnante que délicate…
En un style agréable mais rigoureux, cet ouvrage ouvre les portes d’un domaine scientifique radicalement novateur, un domaine qui aura encore beaucoup à nous apprendre sur l’origine de la vie et sur notre espèce.

 

 

Hommage

Interview Yves COPPENS

© LEXNEWS

Biographie

Né à Vannes en 1934

Entré au Centre National de la Recherche Scientifique en 1956, Yves COPPENS va s'intéresser à des périodes anciennes et des pays lointains, en l'occurrence les limites du Tertiaire et du Quaternaire dans les régions tropicales de l'Ancien Monde.
Il monte, en effet, à partir de 1960, d'importantes expéditions, d'abord seul, au Tchad, puis en collaboration internationale en Éthiopie (vallée de l'Omo et bassin de l'Afar) ainsi que des missions exploratoires en Algérie, en Tunisie, en Mauritanie, en Indonésie et aux Philippines.
Les récoltes réalisées par ces campagnes sont impressionnantes en ce qui concerne la quantité de fossiles (des dizaines de tonnes) mais aussi le nombre des restes d'Hommes fossiles recueillis (près de 700) ; les résultats de leur étude seront tout aussi fascinants.
C'est toute l'histoire des dix derniers millions d'années qui s'éclaire ; une hypothèse propose une explication environnementale de la séparation Hominidae Panidae (il y a 8 millions d'années) (Coppens, 1983).
Du côté oriental, les Hominidae se seraient développés en passant par un stade pré-Australopithèque (Coppens, 1981), illustré notamment par les très belles découvertes de l'Afar éthiopien, puis par un stade Australopithèque, premier tailleur de la pierre (Coppens, 1975), et enfin par le stade Homme, apparu, lui aussi, sous la pression sélective d'une seconde crise climatique, il y a 3 millions d'années (Coppens, 1975) ; ces 3 stades s'enchaînant en cyme ou en épi, chacun se trouvant, à la base, à l'origine du suivant, mais n'en développant pas moins ensuite sa propre lignée de manière originale et indépendante (Coppens, 1975).
Enfin, plus récemment, Yves Coppens a aussi montré, en s'appuyant sur les vitesses différentielles d'évolution de la biologie et de la technologie, comment l'acquis peu à peu avait prévalu sur l'inné et pourquoi, depuis 100.000 ans, l'évolution de l'Homme s'était ralentie puis arrêtée (Coppens 1982, 1988).

Pendant ces années, Yves Coppens a gravi les premiers échelons du CNRS avant d'être appelé, en 1969, à la sous direction du Musée de l'Homme, fonction liée alors au titre de Maître de Conférences au Muséum National d'Histoire Naturelle.

Nommé Directeur et Professeur au Muséum en 1980, il ne devait honorer ces nouvelles fonctions que trois ans,

Elu titulaire de la Chaire de Paléoanthropologie et Préhistoire du Collège de France en 1983.

Présent dans de nombreuses instances nationales et internationales gérant les disciplines de sa compétence, Yves Coppens dirige en outre un laboratoire associé au Centre National de la Recherche Scientifique, le Centre de Recherches Anthropologiques - Musée de l'Homme et deux collections d'ouvrages du CNRS, les Cahiers de Paléoanthropologie et les Travaux de Paléoanthropologie est-africaine.


Membre de l'Académie des Sciences, de l'Académie nationale de Médecine, de l'Academia Europaea
Associé de l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux Arts de Belgique
Correspondant de l'Académie royale de Médecine de Belgique
Honorary fellow du Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland
Foreign associate de la Royal Society d'Afrique du Sud
Docteur honoris causa des Universités de Bologne, de Liège et de Chicago.

(éléments biographiques du Collège de France)

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Qui ne connaît pas Yves Coppens, le grand scientifique qui a su faire de la paléontologie humaine une discipline connue du grand public grâce à des découvertes inoubliables, la fameuse Lucy entre autres, mais aussi grâce à un travail de diffusion d'une information jusqu'alors élitiste et réservée à des spécialistes de la question. Qu'il s'agisse des nombreuses conférences qu'il donne, des cours qu'il dispense ou des conseils scientifiques apportés à la réalisation des documentaires tels "L'Odyssée de l'Espèce" ou récemment sa suite "Le Sacre de l'Homme", Yves COPPENS a non seulement une soif de connaissances mais également une soif d'instruire remarquable, la présente interview accordée à notre Revue en est la preuve !

 

LEXNEWS : « Il semble que votre Bretagne natale ait fortement influencé votre future vocation. Pouvez-vous nous rappeler ces premières années souvent déterminantes pour le caractère du futur adulte ? »

 

Yves COPPENS : « J'ai en effet vécu mes toutes premières années d'enfance en Bretagne où je suis né. Après un court séjour à Paris de quelques années, je suis retourné en Bretagne pour suivre mon cursus secondaire. J'y ai donc vécu un grand nombre d'années, puisque cela fait en tout 14 années de mon enfance et j’y ferai même mes premières années d'enseignement supérieur à l'université de Rennes avant de revenir en thèse à la Sorbonne. J'ai été très attiré très tôt par les choses anciennes. Cela ne signifie pas que je me réfugiais dans le passé, mais que, probablement, surtout à mon petit âge, je devais faire preuve d’un imaginaire important comme de nombreux enfants. J'ai en effet pensé que la rencontre fréquente de grosses pierres, que ce soit des menhirs, des dolmens ou des alignements comme cela arrive souvent dans les paysages bretons notamment du Morbihan où j'ai beaucoup circulé, a joué sur cette attirance. Comme mes parents ont bien voulu admettre que cette attirance était intéressante en soi et devait être entretenue, j'ai été tout de suite très déterminé et cette détermination n'a d'ailleurs pas changé ! J'ai donc eu un itinéraire absolument rectiligne, ce qui m’a conduit à pouvoir faire ce que je voulais faire dés le plus jeune âge. J'ai des souvenirs de collection de fossiles d’invertébrés de 100 ou 150 millions d'années qui coexistaient avec des pièces de monnaie de 200 ou 300 ans ! Tout cela mêlé parce que le passé était pour moi le passé quel que soit son âge… Ces souvenirs remontent entre 39 et 41 ans et comme je suis né en 1934, cela vous donne une idée de ces débuts. Cela a occupé une grande place dans mes rêves… »

 

LEXNEWS : « Dés la fin des années 50, vous entrez au CNRS à l’âge plutôt précoce de 22 ans et votre regard se porte vers le quaternaire et le tertiaire. Pour quelles raisons ? »

 

Yves COPPENS : « Oui, c'est toujours un peu la même chose. J'étais très attiré par l'homme et la paléontologie humaine ainsi que par la Préhistoire. Il a fallu que je passe par les études adéquates, à savoir l'étude sur le terrain du contenant, c'est-à-dire de la géologie et des sédiments, et en même temps, du contenu qui est en grande partie composée de restes de faune et de manière moindre de restes de flore ou de restes encore plus réduits de préhumains et  d'outillage. Pour pouvoir aborder l'homme et ses outillages, il me fallait d'abord maîtriser la géologie, la paléozoologie et la paléobotanique, avant d'aborder la paléontologie humaine. J'ai ainsi poursuivi des études à l'université qui couvraient tous ces champs, cela a eu comme conséquence immédiate de me donner une certaine autonomie sur le terrain. Je peux en effet me débrouiller tout seul avant que ne viennent les spécialistes dont je peux avoir besoin. Ces études m'ont conduit à m'intéresser à l'homme bien évidemment, mais aussi à son environnement. Si je dis que l'homme m'intéresse avant tout, c'est parce que bien que confronté à des recherches en paléontologie animale ou en paléontologie végétale, j'ai gardé un intérêt tout à fait particulier pour la paléontologie humaine. Finalement, au CNRS, j'ai d'abord, de façon amusante, dépendu des sciences de l'univers avant de passer aux sciences de l'homme et de la société. Ma première chaire a été une chaire d'anthropologie au Muséum et, la deuxième, ici au collège de France, de paléoanthropologie et Préhistoire. Je suis ainsi bien retombé sur mes pieds en étudiant l'homme après avoir étudié bien des animaux accompagnant l'homme dans son long parcours ! »

 

LEXNEWS : « S'agissait-il des débuts de ces laboratoires de recherche consacrés à ces disciplines ? »

 

Yves COPPENS : « Oui, dans une certaine mesure. J'ai suivi à la Sorbonne, lorsque je suis passé en thèse, les cours de Jean PIVETOT et il avait écrit à ce moment-là, c'est-à-dire en 57, un traité de paléontologie humaine. Alors qu'il avait écrit un traité de paléontologie avec plusieurs auteurs, il avait traité par contre tout seul de l'homme. Si l'on reprenait ce traité aujourd'hui, il serait pratiquement à refaire en totalité. Il y a eu en effet un renouveau probablement dû à un intérêt nouveau pour ces sciences par un public plus averti grâce à des grandes revues et à des grands scientifiques qui ont accepté de répondre à leurs attentes. »

 

LEXNEWS : « 1974 marque évidemment une étape majeure dans votre parcours de chercheur. La découverte d’Australopithecus Afarensis fera entrer le prénom Lucy dans notre mémoire collective… »

 

Yves COPPENS : « On a oublié, et c'est dommage, que j'avais déjà trouvé Tchadanthrope en 1961, un fossile fameux à cette époque mais qui a vite été oublié ! J’avais également trouvé un australopithèque, australopithecus ethiopicus, qui en 1967 était alors le plus  ancien. Lucy avait donc bien été précédée ! Mais ces découvertes ont un petit peu disparu à son profit. Lucy est en effet arrivée en 1974. Je travaillais déjà dans le sud de l'Éthiopie depuis 1967, je connaissais donc déjà ce pays et ses fossiles. Un collègue qui faisait sa thèse de géologie sur le bassin du fleuve lawash m'a apporté quelques ossements qu'il avait trouvés dans cette région. J'étais à ce moment-là au Musée de l'homme et j'ai donc déterminé ces ossements en lui précisant que cela avait -2 millions d'années sinon trois. J'ai alors pensé que cela serait bien de mettre sur pied une expédition pour aller voir de plus près ces terrains. Il a trouvé cela intéressant et il a mis lui-même cette expédition sur pied qui a démarré en 1972. À cette époque nous étions quatre, deux Américains et deux Français. Un des Américains nous a quitté. Nous avons alors mené à trois cette première grande opération de l’Afar entre 1972 et 1977. En 1972 nous avons trouvé beaucoup de restes d'animaux mais aucun reste d'hominidés. Dés 1973, nous avons fait les premières découvertes. Nous avons en effet trouvé un morceau de temporal et une articulation entre un morceau de fémur et un morceau de tibia que j'avais appelé le genou de Claire ! Et Claire a eu son petit temps de gloire jusqu'à ce que l'année suivante, évidemment, nous découvrions Lucy. Elle a bien sûr totalement éclipsé la malheureuse Claire dont nous n'avions que le genou. Le genou de Lucy est d'ailleurs très comparable à celui de Claire, ce sont des personnages très proches. Lucy a bien entendu été une découverte très importante même si cela a pris un peu de temps. Je veux dire par là que les premiers morceaux ont été trouvés par deux jeunes gens sous notre autorité. Nous étions tous les trois, Taïeb, Johanson et moi-même co-directeurs de l'expédition et nous avions convenu de signer tous ensembles nos découvertes en respectant l'ordre de la découverte. Nous avons bien réalisé qu'il s'agissait d’hominidés et nous avons apposé un nom de catalogue AL.288, c'était le numéro du site. À partir de là, nous nous sommes rendus beaucoup plus nombreux sur ce site, nous avons beaucoup tamisé et nous avons découvert beaucoup de restes osseux, des centaines ! Nous nous sommes aperçus que l'humérus droit était tout seul, c'était la même chose concernant l’humérus gauche et le tibia gauche. Nous nous sommes dits que plutôt que de parler de restes d'hominidés il fallait plutôt parler de restes d'un seul hominidé. Cela devenait bien sûr tout de suite plus important. Nous avons ensuite trouvé le bassin, il s'agissait d'un bassin très féminin comparé au bassin des humains d'aujourd'hui. Et donc tout cela est devenu restes d'une hominidé. Et comme le soir nous marquions les fossiles à l'encre de Chine avec un petit coup de vernis par-dessus, ce qui n'était pas le travail le plus drôle de la mission, nous écoutions de la musique et parmi les cassettes que nous avions « Lucy in the sky » est arrivé au bon moment ! AL288 était ainsi devenue Lucy, ce qui était beaucoup plus joli… C'est une découverte qui nous a donc enthousiasmé à la longue et non pas immédiatement. Nous étions bien sûr contents mais c'est surtout au fil des jours qu'elle a pris de l'importance et est devenue ce petit personnage qui a fait le tour du monde ! »

 

 

 LEXNEWS : « Que retenez vous d’essentiel lorsque vous présentez l’apport de la pensée de Darwin à votre discipline et à l’origine de notre humanité en général ? »

 

Yves COPPENS : « Darwin est venu au bout d'une longue chaîne de chercheurs français comme Buffon et Lamarck ou anglais comme Wallace. L'idée de base est que les êtres vivants représentent des filiations c'est-à-dire qu'il y a transformation, Lamarck appelait cela le transformisme, pour passer dans le long temps d'un être à l'autre. Il ne s’agissait pas de créations successives de formes déterminées mais au contraire des successions sous la forme de phylogénie, c'est-à-dire de généalogie. La généalogie se fait avec des individus et la phylogénie avec des espèces. C'était bien sûr très important et très nouveau. Cela voulait dire que tous les êtres vivants de la Terre, qu'ils soient humains, animaux ou végétaux descendaient tous d'un même grand ancêtre commun et que cette diversification avait épousé des quantités de branches variées. Tous les êtres vivants de la Terre depuis 4 milliards d'années étaient parents ! C'est déjà une première donnée tout à fait révolutionnaire. Ensuite, l'idée de Darwin pour expliquer le mécanisme de l'évolution était celle de la sélection naturelle. La transformation des êtres se fait sous la pression de la transformation de l'environnement, ce qui est toujours vrai selon moi. Et c'est un fait encore plus important à rappeler en ce moment où l'environnement nous fait poser des questions. La où cela ne fonctionne plus c'est lorsque Darwin dit que cette évolution s'est faite au hasard et au gré de la pression environnementale. Je ne crois pas que cela soit ainsi. La génétique et la biologie moléculaire ont confirmé cela en montrant que la transformation par mutation était une transformation aléatoire et que la sélection naturelle agissait dans un second temps. Mais lorsque vous travailler sur le terrain, et que vous constatez que toutes les bêtes soumises à un changement climatique s'adaptent merveilleusement à ces transformations dans le bon sens, il est alors difficile de croire que, par hasard, elle aient eu toutes au bon moment  la bonne mutation pour évoluer dans la même direction. Pour rallier les deux hypothèses, on a imaginé l'idée de mutations aléatoires mais avec un conservatisme dans la cellule des mutations en question. Dans ce cas de figure, à l’occasion d'une nécessité adaptative, la cellule pourrait puiser dans un éventail de mutations et la pression sélective de l'environnement se ferait de manière tout à fait adéquate. Voilà où j'en suis, Darwin garde incontestablement sa place, il ne faut pas oublier qu'il il a écrit cela il y a plus de 150 ans et bien sûr les sciences biologiques ont fait des progrès depuis.»

 

LEXNEWS : « souhaitez-vous vous exprimer sur ces mouvements idéologiques qui remettent en cause le darwinisme ? »

 

Yves COPPENS : « Le créationnisme est une croyance, une foi et il n'y a pas de débat possible entre la science qui est le doute par excellence, l'humilité et la mise à l'épreuve critique des interprétations de ses données et le créationnisme qui impose une vue. Nous n'avons ainsi aucune discussion possible. Bien sûr, ces mouvements essayent de faire passer leurs messages sous couvert de raisonnement scientifique. Cela étant dit, je ne suis pas un missionnaire. Je raconte ce que j'ai vu et ce que je crois, je raconte également la manière de pouvoir interpréter ce que j'ai trouvé et ce qu'ont trouvé mes collègues, si l'on est un enthousiaste comme je le suis, c'est bien ! Si l'on me suit dans mes conclusions, c'est également bien ! Et si l'on ne me suit pas du tout cela m'est égal ! Certaines personnes autour de moi s'inquiètent beaucoup de cela, mais pourquoi s'inquiéter après tout, ces personnes ont le droit de croire à autre chose... Mon père était physicien et il me disait : « L'ennui dans ton métier c’est que tu n'as pas la notion de temps en laboratoire et donc tu ne peux pas expérimenter et voir si l'évolution a vraiment fonctionné ainsi. », ce qui est vrai. Mais, j'avais une réponse : les fossiles sont au rendez-vous ! À partir du moment où vous dessinez des arbres phylétiques et que vous dites que les choses se sont faites dans le sens de telle ou telle filiation ou de telles phylogénie ou transformation, vous allez ensuite sur le terrain et ce qui est annoncé est trouvé. Les fossiles sont là où on les attend ce qui est tout de même mieux qu'un début de démonstration. Nous n'avons jamais trouvé d'hommes à moins de 3 millions d'années, ni de préhumains à moins de 15 millions d'années ni de mammifères antérieurs à 200 millions d'années et d'invertébrés antérieurs à 700-800 millions d'années, pas plus que de vie antérieure à 4 milliards d'années ! Cela a forcément un sens. ».

 

LEXNEWS : « Vous avez récemment abandonné votre théorie de  « l’ East Side Story », pouvez vous nous expliquer pour quelles raisons et comment un chercheur de votre qualité rebondit dans cette situation quant à ses travaux en cours ? »

 

Yves COPPENS : « J'avais proposé cette hypothèse en 1982, de manière abrupte d'ailleurs. Je me trouvais dans un colloque que j'avais organisé à Rome. Il y avait là à la fois des paléontologues et des biologistes moléculaires. Nous participions à ce colloque avec l'idée que l'origine de l'homme était tropicale, ce qui est toujours vrai, et qu'elle était largement afro-asiatique, donc répartis sur les tropiques à la fois de l'Asie et de l'Afrique et avec l'idée que les premiers préhumains avaient autour de 15 millions d'années. Les molécularistes étaient arrivés avec cette idée que la division des grands singes et des hommes ne remontait pas à plus de 3 millions d'années, certains parlaient même d'1.5 million d'années, et soutenaient que c'était uniquement sur le territoire africain qu'il fallait rechercher cette origine. Après huit jours de débats très sérieux, nous sommes sortis avec un compromis, que j'avais nommé le « compromis préhistorique », selon lequel les hominidés étaient bien nés en Afrique et en Afrique seulement, qu'ils s'étaient séparés des grands singes africains à ce moment-là, que l'histoire asiatique avec les Ramapithèques, les Sivapithèques et Orangs-outangs était une autre histoire qui ne nous concernait pas d'une certaine manière. Il fallait alors chercher aux alentours de 7 à 8 millions d'années. Lors d'une des soirées de ce colloque devant une carte de l'ancien monde, je me suis dit c'est évident : on ne peut plus réfléchir qu’en terme d'Afrique. Toutes les découvertes de préhumains ont été faites depuis les années 60 au Kenya, en Éthiopie, en Tanzanie. Tous les grands singes africains, gorilles ou chimpanzés apparaissent dans cette forêt qui est autour du golfe de Guinée et il se trouve justement qu'entre les deux territoires, il y a une ligne de fracture idéale, qui s'appelle la Rift Valley, et qui est jalonnée de lacs comme un grand pointillé, et surtout cette ligne est surplombée par une ligne de crête sur au moins 700 km avec des hauteurs de 1500 à 5000 mètres. Regardant cela d'un peu plus près, j'ai vu que les géologues qui ne s'occupaient pas du tout de paléontologie humaine disaient que cette surrection de montagnes, cette orogenèse, était apparue autour de 8 millions d'années, ce qui faisait beaucoup de coïncidence !

Cela donnait ainsi un ancêtre commun qui se trouvait partout dans la forêt, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, et qui à 8 millions d'années se trouvait séparé malgré lui par cette rift et subissait ainsi les effets de cette cassure. D'un côté,  il était vers l'ouest dans la forêt qui demeurait et à l'est il se trouvait dans la forêt qui se dégradait. Cela tombait bien puisque nous retrouvions à l'Ouest les chimpanzés, les bonobos et les gorilles et vers l'est nous trouvions les hominidés sans aucun reste de pré-chimpanzés ou de pré-gorilles. Nous avions là une véritable division de l'histoire que j'avais appelée la ligne de séparation des os ! De façon plus sérieuse, je trouvais très jolie l'expression East Side Story, d’autant plus que je devais enseigner à New York, ce que j'ai fait l'année suivante ! C'était une manière simple d'expliquer quelque chose qui était un peu plus compliqué. J'ai proposé cette hypothèse dès ce colloque et c'était une présentation qui a séduit d'ailleurs mes collègues à ce moment-là. Il y a eu en effet peu de résistance par ce que cela paraissait évident. J'en étais là lorsque Michel BRUNET est parti au Tchad, sur mes pas d'ailleurs, j'avais travaillé au Tchad entre 1960 et 1966. Il est parti sur les sites sur lesquels j'avais travaillé. J'avais à l'époque trouvé un fossile humain qui n'était pas très ancien, un petit million d'années, tandis que lui a trouvé d'abord Abel, 3,5 millions d’années en 1994, il m'a d'ailleurs gentiment associé à la description de ce fossile, un australopithèque et un autre préhumain qui a au moins 7 millions d'années, à savoir Toumaï, sahelanthropus tchadensis. Avec des préhumains, anciens et même les plus anciens au centre de l'Afrique, la division Est/Ouest ne pouvait plus convenir à elle seule et c’est en effet pour ses raisons que j’ai abandonné cette idée. En fait cela n'est pas tout à fait vrai car la Rift Valley  est une réalité, la montée de cette muraille à partir de 8 millions d'années est également une réalité, la division des grands singes africains et des préhumains à 8 millions d'années en est une autre, ce qui fait tout de même beaucoup de choses qui restent en place. Avec Michel Brunet, nous avons commencé à regarder les différents mammifères pour voir qui passaient la Rift et quand car finalement cette rift a pu fonctionner comme une muraille, comme un filtre ou comme une passoire selon les endroits, les groupes géologiques et les époques ! Cette surélévation s'est probablement faite sur quelques centaines de milliers d'années voir plus pour certains endroits. Cela est assez rapide à l'échelle géologique. Nous constatons des environnements forestiers à l'est et à partir de 8 millions d'années, nous avons une xérification, c'est-à-dire un assèchement de l'ensemble de l'Afrique de l'Est à la suite de l'élévation de cette muraille. Je pense qu'il y a encore quelque chose à en sortir à l'avenir. Nous avons par exemple étudié les cochons. Ces derniers ont l'air de passer sans problème par cette muraille. Les anthracothères, des bêtes un peu particulières qui ne sont pas éloignées des hippopotames actuels, ne sont qu'à l'Ouest. Vous voyez que la Rift est un filtre plus compliqué que je ne l'avais envisagé initialement. »

 

LEXNEWS : « Que pensez-vous de l’Homo floresiensis, l'homme de Flores, qui a provoqué un certain débat du fait de sa petite taille 1,06 mètre ? »

 

Yves COPPENS : « Je trouve en fait très triste qu'il y ait un débat. Pour des personnes qui ont fait de la paléontologie générale comme c'est mon cas, cela ne fait pas de doute même si je ne devrais pas dire cela car cela ne fait pas scientifique ! Depuis toujours, c'est-à-dire depuis des centaines d'années, nous savons que certains groupes de vertébrés, et notamment mammifères, réduisent leur taille quand ils deviennent insulaires. C'est le cas des probocidiens, c'est-à-dire des éléphants, c'est le cas des hippopotamidés, des bovidés, de certains édentés et de certains primates. Ceci a été abondamment vérifié, partout, aussi bien dans les Antilles que dans les îles de la Méditerranée, en Philippine ou dans les îles japonaises. Cela n’a posé d'ailleurs de problème à personne : on dit que c’est hormonal, même si l'on ne connaît pas bien le processus qui aboutit à cet réduction de taille. Mais cette réduction est bien sûr due à la réduction de la surface alimentaire des îles, cela va de soi, à l'appauvrissement de l'écosystème et à la décroissance du nombre de prédateurs. Tous ces paramètres ont fait que, à l'image des éléphants en Méditerranée ou des stégodontes en Indonésie, ces animaux se sont retrouvés avec des tailles inférieures au mètre alors même qu'ils atteignaient 4 à 5 mètres au garrot sur le continent. Il n'y a jamais eu de contradiction sur ce fait et tout allait très bien jusqu'à ce que l'on trouve un bonhomme qui a subi le même poids de l'environnement, c'est vraiment un déterminisme environnemental par excellence et tout d'un coup cela fait problème ! Je vais vous dire : lorsque l'on a trouvé le premier Neandertal, on a dit que c'était un cas pathologique, puis on en a trouvé un second et l'on a dit qu'il était aussi malade et ainsi de suite jusqu'à ce que l'on admette qu'il y avait bien une forme particulière de l'humanité.

De la même manière, lorsque l'on a trouvé l'homme de Pékin, il a été admis parce que c'était dans les années 20 et qu'il y avait déjà eu quelque progrès à ce moment-là mais lorsque l'on a trouvé des pierres à ses côtés il a alors été dit si l'homme de Pékin est bien un fossile, il est incapable de faire ces outils et il y a forcément un homme moderne qui a fait cela à côté ! Dans le cas que vous évoquez, il se passe exactement la même chose. On a d'abord dit que c'était un cas pathologique et ensuite on en a trouvé plusieurs autres (9 à l’heure actuelle). Il n'y a qu'un crâne malheureusement, mais il y a des restes de neuf individus et l'on a trouvé d'autre part des pierres taillées que l'on ne veut pas lui attribuer, de même que le feu qui était à ses côtés et que l'on a attribué à des hommes plus modernes et certainement beaux... Cela me paraît une redite de l'histoire des sciences dans lesquelles on s'était pourtant fourvoyé. Nous pensions que tout cela était du passé et pas du tout ! Nous sommes de nouveau dans le bourbier… Mon opinion, pour le moment, est que l'homme de Flores, que l'on nomme floresiensis, est un Homo erectus arrivé de Java et qui a réduit sa taille comme le petit stégodonte qui l'accompagne pour des raisons de pressions environnementales et c'est bel et bien lui qui a fait le feu ainsi que son outillage. C'est donc ainsi une réduction, si je puis dire, de l'Homo erectus dans un environnement isolé tout à fait particulier. »

 

Homo erectus (homme de Pékin) - Australopithèque boisei Tanzanie

 

LEXNEWS : « Quelle datation peut-on retenir ? »

 

Yves COPPENS : « En fait, les premiers outils de Flores remontent à 800 000 ans donc il a pu passer de Java à Flores à ce moment là, et le petit personnage découvert n'aurait que 15 à 18 000 ans, ce qui veut dire qu'il est très près de nous et bien sûr cela aussi nous trouble beaucoup. Cela veut dire qu'une humanité bien différente née de l'Homo erectus a coexisté ici avec l'Homo sapiens pendant des millénaires sans que l'un prenne connaissance de l'autre et réciproquement. Et quand l’Homo sapiens est passé sur l'île, il a provoqué l'extinction de l'homme de Flores comme il l'avait fait pour Neandertal. Je pense que l'on a beaucoup de peine à admettre des hommes fossiles qui ne soient pas « beaux ». C’est là une vieille réticence. Le fait de prendre conscience qu'un homme si proche de nous ait pu subir lui-même l'influence de l'environnement alors que notre monde moderne se pense conquérant de l'environnement, là aussi, cela gêne considérablement. C'est plus psychologique et philosophique que scientifique. Si c'était un papillon ou un autre mammifère, cela n'aurait pas les mêmes incidences.»

 

LEXNEWS : « Quels enseignements nous apportent l’analyse du squelette très complet de Selam, un fossile appartenant à l’espèce Australopithecus afarensis, dans le nord-est de l’Ethiopie, juste en face du site que vous connaissez si bien de Lucy ? »

 

Yves COPPENS : « Je vais ici me vanter ! C'est une découverte agréable parce que on ne l'a pas cherché et qu’il a été trouvé ! Je tiens tout d'abord à préciser, parce que cela m'importe, que Zeresenay Alemseged est un jeune Éthiopien qui a fait sa thèse avec moi, il l'a passée en 1998 et des 1999 il obtenait un permis de son pays pour aller travailler de l'autre côté du fleuve Awash, donc de l'autre côté du site de Lucy, et il a trouvé ce petit personnage. C'est en effet un Australopithecus afarensis, de la même espèce que Lucy, de 3-4 ans apparemment, peut-être de sexe féminin. Cette découverte est intéressante parce que ce petit, malgré son âge, montre à la fois que le corps est redressé, que la bipédie est bien présente mais que l'arboricolisme est également bien présent. La bipédie est révélée par les membres inférieurs et l'arboricolisme par les membres supérieurs. Cela venait conforter ce que nous avions proposé dès la fin des années 70 et qui donnait lieu à des débats assez violents. C'est d'ailleurs grâce à des jeunes femmes qui étaient en thèse dans mon labo et qui ont bien perçu tout de suite l'anatomie de Lucy et ce qu'elle signifiait en termes fonctionnels. Nous avons avec Selam un squelette assez complet. Certains éléments sont acquis mais n'ont pas encore été préparés parce qu'il s'agit d'os très fragiles. Je salue d'ailleurs la patience d’Alemseged qui a trouvé les premiers éléments en 2000 et n'a publié qu'en 2006 ! »

 

 

 

LEXNEWS : « Les néophytes que nous sommes s’interrogent souvent sur l’immense travail qui vous occupe non seulement dans la recherche et les fouilles des préhominidés, mais également dans le travail non moins considérable de traitement et d’analyses de vos découvertes. Pouvez vous nous indiquer la journée « typique » d’une fouille sur le terrain et une journée traditionnelle de recherches en laboratoire sur les échantillons rapportés ? »

 

Yves COPPENS : « Oui, bien sûr ! Sur le terrain, la recherche est d'abord une recherche de prospection. Cette prospection peut être géologique c'est-à-dire trouver des terrains sédimentaires adéquats. Elle peut être faite d'avion, car les bassins sédimentaires se lisent bien en altitude et leurs âges apparaissent grâce aux degrés d'érosion. Nous pouvons donc du ciel avoir une première approche. Ensuite, au sol, la recherche passe par la compréhension de la structure du bassin sédimentaire. Les couches peuvent en effet se superposer simplement mais vous pouvez aussi avoir un bassin dans lequel les couches, initialement superposées, ont  pu subir des mouvements tectoniques variés. Vous pouvez même avoir des charriages : le dépôt le plus récent peut se trouver en dessous ! Il s'agit donc de comprendre la stratigraphie avant de recueillir ce que ces couches contiennent. Si nous recueillons en effet les objets sans les dater, nos sciences étant historiques, nous n'avons plus l'ordre des événements et nous racontons n'importe quelle histoire. C'est ici bien sûr que nous voyions que la géologie que nous évoquions tout à l'heure est fondamentale. Ensuite, lorsque les terrains ont été identifiés, lorsque nous savons dans quelle couche nous nous trouvons et que la carte géologique a été établie, nous pouvons passer à la prospection des fossiles ou à la fouille. Nous pouvons alors prospecter en fonction du repérage des niveaux ou bien nous fouillons en établissant des coordonnées qui permettront de repérer tout objet dans l'espace. Dans ce dernier cas, nous pouvons faire de la taphonomie, c'est-à-dire l'étude des objets répartis de manière naturelle (pluie, vents, courants des rivières,…) ou bien de l'archéologie c'est-à-dire la répartition des objets faite de manière culturelle. La fouille doit bien sûr être extrêmement précise car toutes les informations qu'elle donne sont très précieuses. Lorsque vous démontez un sol, c'est-à-dire lorsque vous l’avez bien étudié, que vous avez tout repéré dans les trois dimensions et que vous commencez à enlever les objets pour les emporter vous détruisez forcément quelque chose… Même si vous agissez de manière très précise, il y a forcément des choses qui vous ont échappés d'où l'importance d'être bien conscient de cela. »

 

LEXNEWS : « C'est très certainement ce qui nous distingue de l'archéologie ancienne… »

 

Yves COPPENS : « Absolument ! C'est la raison pour laquelle lorsque nous trouvons un atelier, nous faisons des remontages, c'est-à-dire que nous recherchons les éclats en fonction de leurs contacts avec la pièce d'aboutissement de cette taille. Et lorsque nous les retrouvons, nous passons du dernier éclat, c'est-à-dire du dernier coup donné au silex puis à l'avant-dernier éclat, et ainsi de suite… Et parfois, c'est après 50 ou 60 contacts que nous arrivons à reconstituer le caillou d'origine ! Une fois que nous possédons une telle chose, c'est évidemment une information précieuse car nous pouvons repartir dans l'autre sens et savoir où l'homme a donné le premier coup de percuteur et ainsi de suite pour pouvoir déterminer le geste et savoir également ce qui était prédéterminé dans sa tête ou a été opportuniste en fonction de ce qui était cassé. C'est tout de même étonnant ! Nous arrivons à une sorte de « paleopsychologie » en se mettant à la place du tailleur et en s'interrogeant face au caillou pour retrouver la succession des gestes et des intentions…

Nous avons trouvé comme cela sur la Côte d'Azur, une zone qui était couverte de petits coquillages dans un campement… Si nous avions ramassé ces petits coquillages en tant que tel nous les aurions jetés. Puis un jour, en se promenant sur la plage, nous avons vu les mêmes petits gastéropodes liés à des algues. Nous nous sommes alors dit : c'est peut-être cela, il s'agissait peut-être d'emplacements d'algues dont il ne restait que les petits coquillages. En fait, au lieu d'être une zone de petits coquillages, il s'agissait d'une zone de litières avec un matelas d'algues dont il ne restait que les petites coquilles ! Et lorsque nous avons poursuivi la fouille, nous avons trouvé des griffes de loup. Et ces griffes de loup étaient toutes à l'extérieur de la zone de coquillages. La conclusion a été la suivante : nous étions face à une litière où dormaient des individus en son centre… il y a 80 000 ans tout de même ! Et ces personnes, pour s'abriter du froid, se couvraient de peau de loup dont il plaçait les pattes à l'extérieur parce qu'évidemment cela grattait… Nous avions ainsi reconstitué un peu le lit de l'homme de pre-Néanderthal alors que nous aurions très bien pu passer à côté de tout cela ! André LEROI-GOURHAN, qui était mon grand prédécesseur ici au collège de France, parlait aussi de traces fugaces, c'est-à-dire des traces que l'on voit mais qui, à peine aperçues, se trouvent aussi détruites. Il faut d'ailleurs voir le film de Fellini « Roma », qui montre bien la découverte dans le sous-sol de Rome de fresques anciennes qui s'effacent au fur et à mesure de leur mise à jour. C'est vraiment terrible pour un archéologue ! Un véritable cauchemar... J'ai rencontré un jour Fellini à Rome et je lui avais raconté mon effroi quant à cette scène. Elle mettait ainsi en avant le côté éphémère de la beauté et sa disparition.

Le travail sur le terrain se poursuit sous la tente-laboratoire par le dégagement des fossiles, leur analyse sommaire, leur classement, leur détermination. Il est déjà possible de faire un certain nombre de travaux. J'ai été sur le terrain avec mon vieux patron, Camille Arambourg, qui avait 82 ans lorsqu'il est venu avec moi en Éthiopie, ce qui est extraordinaire lorsque l’on connaît les conditions pénibles de travail sur site. Arambourg et moi-même avions trouvé une mâchoire inférieure d'hominidé. Nous l'avons étudiée sur place et nous avons fait un pli cacheté. Je dois vous expliquer qu'un pli cacheté est une curieuse habitude de l'Académie des Sciences qui consiste à recevoir les découvertes des découvreurs et de les cacheter, dans la mesure où ils ne veulent pas les faire connaître tout de suite. Et ces plis sont ouverts 100 ans après ! Il y a donc une commission d'académiciens qui est chargée d'ouvrir les petits cachetés datés d’un siècle. Et comme nous avons du retard, il nous reste des plis de plus de 150 ans… Et d'ailleurs, lors d'une émission télévisée, j'évoquais cette pratique et le fameux pli de 1967, lorsque la dame chargée de la gestion de ces plis le ressortit en direct bien rangé dans les rayonnages, en attendant d'être ouvert en 2067 !

Après ce travail sur le terrain, il y a bien entendu le travail de laboratoire. En laboratoire, un os s'étudie de manière comparée, d'où la présence de tous ces « messieurs » que vous voyez dans ce bureau ! (Yves Coppens pointe alors du doigt tous les crânes qui l’entourent dans son bureau du Collège de France - ndlr)  Depuis Cuvier, nous faisons de l'anatomie comparée, c'est-à-dire que, par exemple, je trouve ce bout d’humérus, nous le regardons tous les deux, on étale dans une salle plus grande que celle-ci tous les humérus de tous les vertébrés qui existent ou ont existé. Et nous allons d'humérus en humérus vers le plus ressemblant. La plupart sont alors éliminés, et nous trouvons l'équivalent ou parfois quelque chose de voisin. Ce travail d'anatomie comparée laisse une grande part à l'observation et reste encore notre travail de base aujourd'hui.

Par la suite, nous étudions les « trous » et les « bosses » parce que ces éléments ont des liens avec la musculature. Si vous prenez ce crâne, qui a des prémolaires et des molaires énormes, l'ouverture zygomatique est beaucoup plus importante car il y a une mâchoire très puissante à faire fonctionner. Tout le modelé de l'os est une information pour nous sur la musculature bien sûr, mais également sur le comportement, mais aussi l'alimentation. Et après avoir fait cela, et beaucoup d'autres choses, nous faisons des radiographies qui aujourd'hui sont des tomodensitographies, c'est-à-dire des scanographies, pour aborder l'étude de l'intérieur de l'os. Aujourd'hui, l'imagerie est tellement superbe que l'on accède à l'intérieur d'une boîte crânienne sans y aller. Nous pouvons ainsi voir le détail de tout ce qui est imprimé à l'intérieur de la boîte, à la fois l'encéphale et ses différentes circonvolutions et aussi une partie de l'irrigation qui s'inscrit sur la face interne de la boite crânienne, laquelle irrigation est liée à une demande accrue en oxygène donc une activité plus grande du cerveau en question. Il y a donc toute une étude de cet ordre. Nous pouvons même aller plus loin en faisant de l'analyse chimique de l'os, voire de l'analyse moléculaire… Certains isotopes du carbone ou certains isotopes de l'azote sont caractéristiques de l'alimentation. Nous avons ainsi par cette analyse l'alimentation majoritaire de ces personnages. Nous pratiquons d'ailleurs une comparaison avec les mêmes isotopes de la faune associée. Nous avons appris par exemple que Neandertal aimait beaucoup la viande et que certains d'entre eux d'ailleurs préféraient les steaks de bison aux steaks de rennes ! »

 

 

LEXNEWS : « Le rôle de la génétique semble en effet essentiel dans votre discipline aujourd'hui. On vient en effet de comparer le patrimoine génétique d’Homo sapiens et de Neandertal »

 

Yves COPPENS : « Oui, nous progressons en effet beaucoup dans ce domaine. Les premières études d'ADN de Cro-Magnon doivent remonter à une petite vingtaine d'années. Celles de l'ADN de Neandertal datent de 1997. Cela a été fait en Allemagne et on a retrouvé des brins d'ADN, puisque l'ADN est fragile. Nous n'avons jamais la double hélice au complet. Nous avons cependant suffisamment de brins pour avoir assez de paires de base et pouvoir les comparer. Cela a été bien sûr très précieux dans la comparaison que vous évoquiez entre Neandertal et Homo sapiens. Pour le moment, nous sommes un peu handicapés pour la suite : nous sommes passés des hommes modernes, les Cro-Magnon de 20 000 ans à Neandertal de 50 à 100 000 ans, mais pour les formes les plus anciennes nous avons beaucoup de mal à retrouver ces brins d'ADN qui sont la plupart du temps détruits. La paléogénétique est naissante, brillante et très importante pour nous. Nous nous cassons en effet la tête pendant des dizaines d'années à reconstituer nos arbres généalogiques…Si la génétique venait à notre secours, nous aurions la réponse magique, cela serait formidable ! Vous vous rendez compte : savoir si Lucy est ancêtre de l'homme ou non ! Même si je pense qu'elle ne l'est pas, c'est toujours bien de le confirmer... Savoir quel pré- humain est à l'origine de l'homme reste un problème entier : Est-ce Toumaï ou Orrorin, où les deux successivement, ou bien s’agit-il du Kenyanthrope, pour le moment il n'y a pas de certitude. C'est donc une très belle science née dans notre voisinage et nos disciplines ont fait beaucoup de progrès grâce aux alliances avec la biologie moléculaire, la physique, la chimie,… Nous essayons de tirer de nos os le maximum d’informations possibles et je suis persuadé qu'il reste encore dans ces os une mémoire extraordinaire que nous n'avons pas encore envisagée ou pu percevoir. L'affinement des méthodes actuelles ainsi que la découverte de nouvelles méthodes nous apprendront certainement beaucoup d'autres choses. Lorsque je vois un fossile apparaître, j'ai toujours l'impression qu'il m'arrive du Temps et est chargé de toute cette information du Temps ! »

 

LEXNEWS : « C'est un livre qui vous appartient de déchiffrer ? »

 

Yves COPPENS : « Oui, c'est cela dans la mesure où je peux le déchiffrer. Je vois bien ce qui se passait il y a 50 ans et notre lecture de l’époque, et ce que nous pouvons lire aujourd'hui grâce à l'imagerie, l’informatique, les synchrotrons, c'est véritablement magique ! »

 

LEXNEWS : « Vous avez largement contribué à diffuser auprès des médias une information accessible au grand public de vos recherches. Quels avantages et quelles limites percevez vous quant à cette démarche ? »

 

Yves COPPENS : « Je suis un scientifique. Et je ne suis que scientifique, c'est à dire que je n'ai jamais eu de stratégie médiatique et de diffusion. Je n'y pensais d'ailleurs pas du tout à l'époque. Lorsque l'on trouve des fossiles humains, les médias se précipitent sur vous et à ce moment-là vous êtes disponible pour répondre au pas. Et en ce qui me concerne, j'ai été disponible tout de suite. Cela m'a plus. Je me suis dit deux choses : d'une part que c'était mon devoir de chercheur et d'autre part que cela me plaisait bien. »

 

LEXNEWS : « Il y a certainement un souci pédagogique également ? »

 

Yves COPPENS : « Oui ! Sûrement. J'aime bien les gens et donc j'aime beaucoup enseigner. Mon fils est en sixième, il vient donc juste d'entrer dans un nouvel établissement et j'ai déjà fait un exposé de deux heures pour les sixièmes et d'autres pour les classes supérieures. C'est très enthousiasmant, il suffit d'y croire et d'en faire sa passion. Je n'étais, bien sûr, pas préparé à cela. J'ai pratiqué quasiment tous les sports de l'information depuis le cours, la conférence, les expositions jusqu'aux émissions de radio, TV ou la presse comme la votre. J'ai même été consulté par la timbre-poste afin de faire des timbres de fossiles ! Mais j'ai toujours souhaité conserver également une part de mes activités dans la recherche. Mon emploi du temps était fait de trois tiers, pour ne pas dire quatre tiers ! Le premier tiers, c'est la recherche sur l'objet ou sur le terrain. Je continue à aller en Chine, en Sibérie et en Patagonie dans quelques jours. Le deuxième tiers est consacré à la formation des chercheurs, je dois en être approximativement à 200 thèses soutenues... Le troisième tiers est réservé à la diffusion de l’information. J'inclus dans la diffusion aussi bien les cours au Collège de France que les exposés dont je vous parlais au lycée, ainsi que la rencontre des publics quels qu'ils soient.

À partir du moment où vous ne vous adressez pas à vos pairs, vous vulgarisez. La simplification est plus ou moins avancée : votre public n'est pas forcément dans votre domaine et j'ai donc toujours fait de l'information. Et bien sûr, il y a eu un grand coup de culot avec les films ! Il s'agit des films « L'Odyssée de l’Espèce » et le dernier : « Le sacre de l'homme » qui décrit les 10 derniers milliers d'années de l'élevage, de l'agriculture, des métaux, des alliages, des monnaies, de l’écriture, etc.

Il y a eu un pas de franchi avec le film, un pas que j'ai franchi bien volontiers et que j'assume, même si je n'étais pas parti pour cela. Je voulais faire depuis longtemps un film très documentaire. Voir à travers le monde entier tous les grands sites et raconter l'histoire de l'homme de manière un peu classique. J'ai alors passé une quinzaine de pages que j'avais préparées à un producteur. France 3 a été intéressée et à partir de là, tout a été transformé. France 3 voulait bien sûr de l'audience, et cette audience ne s'acquiert pas avec une simplification banale. Il fallait une simplification extrême. Il fallait donc des « Préhistoriques sur pied » ce que j'ai proposé moi-même d'ailleurs. La première partie de soirée était ainsi visée, ce qui était courageux ! Je n'aurais pas osé moi-même... Le succès a été étonnant : près de 9 millions de personnes, autant que la coupe du monde de foot de 1998 ! Il est vrai que des limites sont atteintes et dépassées dans ce genre d’exercice. On ne peut faire état, en tant que scientifique, que de ce dont on a eu la preuve, au-delà de cela, c'est de l'imagination. Pour faire vivre des préhistoriques devant une caméra, il y a forcément beaucoup d'imagination et beaucoup d'imagination, cela fait forcément grincer des dents dans les chaumières des collègues. Cela n'a pas forcément plu à la communauté scientifique, ce que je peux comprendre. Au bout de l'histoire, je me rends compte tout de même que cette audace est payante en ce sens que partout où je vais les retours que j'ai sont extraordinaires. Quelles que soient les classes d'âge, quels que soient les milieux sociaux, le fait que ces préhistoriques aient eu des sentiments, des passions, des tristesses, des joies, des comportements identiques aux leurs, les a rapproché considérablement de leur monde. De très nombreuses personnes n'avaient aucune idée de cette évolution de l'homme et ne savaient pas qu'il avait pu changer de tête en quelques centaines de milliers d'années. Cela a considérablement élargi le public pour cette discipline ainsi que la connaissance de ces personnes. Je pense donc qu'à terme c’est bénéfique même si je reconnais que j'ai pu avoir moi-même des transpirations et des frissons en voyant parfois certains morceaux de la réalisation parce que c'était exagéré, extrapolé et que l'on n’en savait pas le quart… Il m'a fallu du courage ainsi que le talent du réalisateur Jacques Malaterre pour réaliser cette tâche. ».

 

LEXNEWS : « Il y a une vision artistique confrontée à une réalité scientifique, et l’alchimie du film qui en ressort. »

 

Yves COPPENS : « Oui, absolument. J'avais donné les éléments scientifiques au réalisateur qui en a tenu compte. Il est ainsi parti avec la science « dans les bras », et je lui avais dit au-delà de cela tu t'envoles, je ne contrôlerai que les anachronismes. J'ai fait pareil avec Pierre Pelot qui est un romancier, qui voulait vraiment plonger dans la Préhistoire. Il recherchait quelqu'un qui soit en Afrique orientale, il y a 1,7 millions d'années. Il s'installait et pendant deux ou trois heures je lui racontai ce que la science croyait pouvoir savoir. Et à partir de ces données, il réalisait son roman que je relisais. Je m'amusais à dire que lorsqu'il mettait des lunettes à Lucy, je les enlevais ! Il est vrai que cela se limitait à cela... Je crois que c'est le rôle de la collaboration d'un scientifique qui est là comme un conseiller, c'est tout, et un réalisateur qui est un artiste. Il ne faut pas non plus lui barrer la route et le brider en permanence. C'est la raison pour laquelle j'ai la plupart du temps refusé d'aller sur le terrain du tournage.

 

LEXNEWS : « Où se porte votre regard aujourd’hui ? »

 

Yves COPPENS : « J'ai plusieurs livres en cours dont un qui reprend les cours que j'ai faits ici au Collège de France. Je vais également réunir en un livre les chroniques que je fais pour France Info depuis quatre ans. Je suis en train d'écrire une demi-douzaine de grandes problématiques archéologiques que j'ai vécues de manière autobiographique. C'est d'ailleurs très amusant  de revenir en arrière et de voir ces bilans avec une perspective, d'autant plus que d'autres ont quelquefois repris le sujet et l'ont complété, enrichi. »

 

LEXNEWS : « Yves COPPENS, merci une fois de plus pour votre générosité et le talent avec lequel vous faites de la science une formidable aventure digne des plus belles épopées ! »

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews / 2017

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Yves COPPENS adresse un message à nos lecteurs !

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Interview Michel BRUNET, Paris, 3 février 2007.

© MPFT (Utilisation interdite)

 

 

Biographie

Michel BRUNET est professeur à l'Université de Poitiers, où il dirige le Laboratoire de géobiologie, biochronologie, paléontologie humaine (UMR CNRS 6046). Il est également directeur de la Mission Paléoanthropologique Franco-Tchadienne (MPFT) qui regroupe soixante chercheurs de dix nationalités différentes et conduit un programme international de recherches sur l'origine et l'environnement des premiers hominidés. Dans ses recherches, il collabore activement, entre autres, avec le professeur David Pilbeam, de l'Université de Harvard à Cambridge, et le professeur Tim White, de l'Université de Californie à Berkeley.

 

 

L'équipe du MPFT en pleine fouille dans le désert du Djurab au Tchad

© MPFT (Utilisation interdite)

LEXNEWS a eu le grand plaisir d’interviewer le fameux paléoanthropologue français, découvreur d’Abel et de Toumaï, et grâce à qui l’échelle chronologique de notre humanité a pu remonter jusqu’à 7 millions d’années, une durée très courte si l’on pense à l’échelle de l’univers, mais bien vertigineuse au regard de celle de notre vie… Remontons le temps avec ce scientifique passionnant qui n’hésite pas à rappeler que, indépendamment des distinctions de couleur de peau, l’origine de l’homme démontre que nous sommes tous sœurs et frères, sans arrières pensées idéologiques !

 

 

LEXNEWS : « Vous avez découvert et travaillé sur les témoignages les plus anciens des origines de l’homme, quelle passion peut vous animer lorsque votre regard se porte sur ces restes, souvent fragmentaires de l’aube de l’humanité ? »

 

Michel BRUNET : « Je vis un véritable métier de passion et pour moi ces choses se développent assez naturellement. Je pense que la recherche est sûrement un  métier passion, et j'essaye de faire le moins mal possible mon travail de chercheur. La paléontologie en général, et la paléontologie humaine en particulier, appartiennent aux sciences de la nature. Ces sciences naturelles sont dites d'observation et cette observation est basée sur les fossiles et le contexte dans lesquelles on les trouve, c'est-à-dire le terrain. Notre premier travail est ainsi d'aller sur le terrain. Si vous ne faites pas cette démarche, vous amputez une partie de ce travail. Un certain nombre de paléoanthropologues ne vont pas sur les sites. Ils n'auront ainsi jamais trouvé un seul fossile de leur vie ! Je pense que c'est dommage parce qu'ils se privent des joies de la découverte d'un nouveau spécimen. De plus, je pense qu’il est indispensable d'avoir une idée précise du fossile et de son contexte. Si nous parlons de notre histoire, de l'histoire de la famille humaine, cette histoire est très liée à notre environnement. Nous sommes certainement nés un jour pour cause d'environnement et peut-être bien qu'un jour nous pourrions disparaître pour ces mêmes causes d'environnement ! Il y a une sorte de dualité entre notre histoire et l'environnement. Les deux sont intimement liés. Je ne pense pas qu'il soit bon de les séparer. Récemment dans mon unité, j'ai eu un jeune qui a soutenu une thèse de modélisation climatique en collaboration avec le CEA et le Laboratoire des sciences du climat. Dès le départ, j'ai accepté cette collaboration à une condition : qu'ils viennent aussi sur le terrain. C'est véritablement indispensable. Il y a à l'heure actuelle, dans certaines écoles, des paléoanthropologues que j'ai l'habitude de nommer des « armchair »paléoanthropologues, c'est-à-dire des paléoanthropologues de salon ! Ils restent en effet dans un fauteuil dans leurs bureaux, et attendent qu'on leur apporte des fossiles. Aussi brillants soient-ils, ils se privent du contexte dans lequel ces fossiles ont été trouvés. Cela a une très grande importance en raison de l'extrême interdépendance entre notre histoire et notre environnement comme je le rappelais tout à l'heure. Bien sûr, la technologie se diversifie, je pense entre autres à l'imagerie à trois dimensions. Tout cela est parfait, mais cela n'empêche pas de faire du terrain et de profiter de ces nouvelles technologies. L'un complète l'autre. Il est clair qu'à partir de ces techniques les plus sophistiquées et les plus modernes nous pouvons apprendre des fossiles des choses que nous n'étions pas capables de voir avant. Nous pouvons aller jusqu'à l'anatomie interne et découvrir une image absolument parfaite, et ceci de manière absolument non invasive, c'est-à-dire sans détruire quoi que ce soit. Il n'empêche que si vous partez avec un fossile sans terrain, vous resterez à la fin toujours avec le même fossile ; vous en saurez, certes, un peu plus sur lui, mais cela ne sera pas suffisant. Imaginez quand mon ami Yves COPPENS a proposé son hypothèse East Side Story, à ce moment-là, le plus ancien hominidé connu était un frère de Lucy. Lucy remonte à 3,2 millions d'années et appartient à une espèce Australopithecus afarensis, dont les plus anciens représentants à l'époque étaient datés à 3,6 millions d'années. Lucy a été mise au jour en 1974. Yves COPPENS a proposé son paléoscénario dans les années 1980. À partir de décembre 1994, nous avons commencé à trouver des hominidés fossiles plus anciens. Nous sommes à l'heure actuelle à 7 millions d'années, c'est-à-dire que nous avons doublé la longueur de nos racines dans le temps et ceci en une douzaine d'années ! Si nous n'avions pas fait d’études de terrain, nous serions toujours en train d'étudier des restes d'hominidés qui nous apprendraient certainement plus, la technologie aidant, mais qui resteraient toujours à une échelle de 3,6 millions d'années. À l'heure actuelle, Lucy qui était dans les années 80 la grand-mère de l'humanité est plus proche de nous qu'elle ne l'est de Toumaï ! Nous avons fait un bond prodigieux dans le temps et tout cela est intimement lié au terrain. Ce que nous savons de l'histoire de notre famille est intimement lié à la découverte de nouveaux fossiles. Si l'on ne fait pas de terrain, il nous manquera irrémédiablement toujours ces nouveaux spécimens qui font avancer notre connaissance. »

 

LEXNEWS : « Avez-vous l'impression que ces premières années qui ont été les vôtres, plutôt atypique par rapport aux autres adolescents de votre âge, ont été déterminantes pour votre propre parcours ? »

 

Michel BRUNET : « Bien sûr, c'est évident ! J'ai eu la chance de naître à la campagne et de pouvoir découvrir la nature. J'ai eu cette chance d'être naturaliste très tôt, et je le suis d’ailleurs resté. Je n'ai pas de mérite particulier, ce sont à la fois les hasards de la vie et dans ce cas précis l'histoire. Je crois que cet amour de la nature est resté totalement identique. Au mois de décembre, j'étais en Libye dans un désert un peu difficile, j'étais avec des jeunes. Un soir nous avons parlé ensemble et nous évoquions cette question que vous me posiez. J'étais tout simplement en train de faire ma quarante cinquième année de terrain ! Ce n'est pas beaucoup mais c'est déjà un peu...le début de quelque chose… ! »

 

LEXNEWS : « La théorie de l’évolution est au centre de nombreuses critiques portées par un courant bien particulier revendiquant la primauté du dessein divin dans l’origine de notre humanité et une négation des thèses de Darwin, notamment aux Etats-Unis, quelles sont vos réactions ? »

 

Michel BRUNET : « Ma réaction est très simple : d'un côté, vous avez la science et la science est du côté de Charles Darwin le Père de l’évolution, de l'autre côté, il ne s'agit pas de science. Il s'agit d'une véritable escroquerie intellectuelle. Si vous regardez notre histoire, elle est jalonnée d'un certain nombre de fossiles. Nous avons montré que nos racines plongeaient de plus en plus profondément dans le règne animal. Nous pouvons ainsi remonter jusqu'aux poissons et même plus loin. Ceci n'est pas une théorie, nous avons des fossiles, c'est un fait. En face, qu'avons-nous ? Rien ! Les instigateurs de ces courants philosophiques se disent être les tenants de religions monothéistes. Je peux essayer d'expliquer en tant que scientifique comment est née et comment a évolué la famille humaine ; quant au pourquoi… .  il sort du champ de la science. L'escroquerie intellectuelle consiste dans le cas précis, qu'il s'agisse du créationnisme, du néocréationnisme ou du dessein intelligent, à maquiller le même courant de pensée de manière à essayer d'en faire une science. Avec la science, il y a des faits, des éléments qui sont tangibles, des résultats reproductibles. Dans le cas du dessein intelligent il n'y a rien de tout cela. Dans l'évolutionnisme, vous avez de véritables preuves. Si vous prenez, par exemple, Toumaï que nous décrivons à 7 millions d'années, le fossile est bien présent, il existe, il est tangible. Anatomiquement, nous pouvons montrer qu'il s'agit bien d'un hominidé, d’un préhumain. En face, en revanche, nous n'avons rien. »

 

LEXNEWS : « Vous avez utilisé le terme de philosophie, c'est plutôt de cela dont il s'agit ? »

 

Michel BRUNET : « Oui, il s’agit en effet de courants de pensée. »

 

LEXNEWS : « Etes-vous confronté à ces questions dans votre travail quotidien ? »

 

Michel BRUNET : « Non ! Pas dans mon travail mais plutôt lors de conférences lorsqu'elles ont lieu dans des régions où ces théories sévissent. Je peux vous donner un exemple, aux Etats-Unis, dans un État du Sud, la loi oblige à enseigner à parts égales la théorie de l'évolution et celle du créationnisme ! Il est possible d'ailleurs qu'en France ce mal soit plus insidieux qu'on ne l'imagine ! En France, et il n'y a pas si longtemps de cela, une grande chaîne de télévision publique a diffusé en prime time un film qui était à la gloire du dessein intelligent... Je crois qu'il faut être vigilant, qu'il ne faut pas tout confondre, qu'il y a la science d'un côté et ces courants philosophiques de l'autre qui ne reposent sur rien de scientifique. Pendant longtemps, on a confondu, avec ces courants de pensée, l'origine de l'univers, l'origine de la Terre, l'origine de la vie et l'origine de l'homme. On ne parlait que de l'origine. Depuis, la science moderne a montré par l'étude de la lumière, l'étude des pierres, l'étude des fossiles que tous ces événements que je viens de citer étaient séparés par des milliards d'années. C'est un fait. Vouloir dire le contraire, c'est vouloir retourner à un obscurantisme moyenâgeux, c'est tout ! »

 

LEXNEWS : « Vous avez lutté seul contre tous pour porter vos recherches de terrain dans l’Ouest africain et non vers l’Est comme le proposait la théorie dominante de  « l’ East Side Story ». Pouvez-vous nous expliquer pour quelles raisons et comment un chercheur de votre qualité peut ainsi mener une telle entreprise dans cette situation ? »

 

Michel BRUNET : « J'étais en effet le seul à aller dans cette voie. J'ai commencé à m'intéresser à cela dans les années 75 à une époque où le berceau de l'humanité était au Pakistan. Je suis parti en Afghanistan. Dans ce pays, nous sommes rapidement arrivés à la conclusion que nous ne trouverions pas les mêmes fossiles qu'au Pakistan à âge égal. Nous nous sommes alors dirigés au Pakistan, pour rejoindre l'équipe de mon ami David PILBEAM, professeur à Harvard University, qui  a finalement mis au jour une face de cet hominoïde qu'ils appelaient Ramapithecus et qui était censé être l'ancêtre de l'humanité. Cette face qui était une découverte merveilleuse montrait que Ramapithecus était la femelle de Sivapithecus, genre qui était apparenté à l’orang outang actuel. À partir de là, j'ai convaincu David de partir en Afrique, et plus précisément à l'ouest de ce continent. Pourquoi à l'ouest ? C'est tout simple ! Avec la science, vous étudiez les phénomènes, vous observez des choses, vous en tirez un certain nombre de données et à partir de ces données vous faites des hypothèses. Ces hypothèses doivent être testées. L'hypothèse de départ était que la rift séparait les humains à l'est et les grands singes à l'ouest. Personne n'avait testé cela à l'ouest. Tout le monde était à l'est ou au sud. C'est ce qui m'a déterminé à aller à l'ouest. Je me souviens qu’avant de prendre l'avion avec David pour le Cameroun, nous sommes passés au Musée de l'homme où Yves COPPENS, un excellent ami, était à ce moment-là le directeur. Nous lui avons dit que nous allions à l'ouest et il nous a répondu : vous avez raison, bonne chance et bon vent ! Il nous a d'ailleurs aidé à trouver des fonds pour travailler à l'ouest. Vous savez lorsque nous sommes partis la plus grande probabilité c’était de ne rien  trouver ! Cela a duré tout de même une vingtaine d'années avant la découverte du premier reste de préhumain ! »

 

LEXNEWS : « Cela doit être une véritable épreuve ! »

 

Michel BRUNET : « Je demande toujours en effet, lorsque je fais des conférences publiques, s’il y a des chercheurs de champignons dans l'auditoire. Comme c'est  souvent le cas, je leur fais remarquer : imaginez que vous cherchiez des champignons et vous mettez vingt ans à trouver le premier ! Ces personnes me regardent alors autrement … À l'origine, nous allions à l'ouest dans le cadre d'une démarche scientifique. Nous cherchions à valider ou invalider, peu importe, cette hypothèse de départ sans préjuger du résultat. En 1995, nous avons trouvé Abel, un australopithèque et non un singe. Cela montrait clairement qu'il allait falloir revoir tout cela. »

 

LEXNEWS : « Etait-ce une intuition profonde ? »

 

Michel BRUNET : « Mon intuition profonde était qu'il y avait sur le plan scientifique une hypothèse et que cette hypothèse n'avait été testée par personne à l'ouest, ce qui n'était pas normal. Cette hypothèse était en train de devenir dominante, j'allais dire presque dogmatique pour certains chercheurs, ce qui n'était pas le cas de Yves COPPENS. Il est important que les choses soient parfaitement claires : lorsque Yves COPPENS a proposé cette hypothèse, les plus anciens hominidés étaient connus à 3,6 millions d'années et ils se situaient à l'est. 20 ans après, les plus anciens sont à l'ouest et ils sont 7 millions d'années. Imaginez si c'était une enquête policière, si nous avions changé autant  d’indices, il faudrait alors sûrement changer de coupable ! Eh bien nous avons changé d'hypothèse. Vous savez en sciences une hypothèse qui dure 20 ans, c'est déjà une belle performance. »

 

LEXNEWS : «  Un jour mémorable du 23 janvier 1995, une découverte essentielle dans le désert du Djourab du Tchad vient confirmer vos intuitions : celle d’un hominidé très ancien auquel vous donnerez le prénom d’un ami cher, disparu quelques années auparavant. En juillet 2001, un membre de votre équipe la Mission Paléoanthropologique Franco-Tchadienne (MPFT), Ahounta Djimdoumlabaye découvre Toumaï « espoir de vie », un nom prédestiné dans le cadre de vos recherches ! Pouvez-vous nous faire revivre ces instants et souligner l’importance de cette découverte ? »

 

Michel BRUNET : « Pour moi, il s'agit de deux découvertes complémentaires. Il faut tout d'abord noter que c’est un travail d'équipe qui s’inscrit dans le temps. Souvenez-vous, tout à l'heure, je vous ai dit que nous avions commencé en 1975. Dans le premier train que j'ai monté, je ne suis plus que le seul survivant. Ce train a continué  en Asie il a cheminé d’Afghanistan, au Pakistan, au Vietnam au Kazakhstan, en Iran, en Irak…Il a fini par arriver en Afrique au Cameroun, au Nigéria, au Togo, au Tchad et maintenant en Libye ! En cours de route, mes collaborateurs ont changé. Nous avons commencé à deux et nous en sommes aujourd'hui à une soixantaine... C'est une histoire humaine avec tout ce que cela peut comporter. Que cela soit des joies ou des peines, de la profonde amitié aux trahisons les plus basses. Si ce n'était pas cela, il y aurait alors une profonde inégalité biologique. Quand j'ai commencé j'avais un but, je l'ai poursuivi, peu importe qui trouve ceci ou cela dans l'équipe. Nous avons tous trouvé des choses. Nous avons découvert plus de 15 000 spécimens de mammifères. Nous sommes allés au Tchad en 1994. À cette date, j'ai acquis la certitude que nous pouvions potentiellement trouver un frère de Lucy, ce  que je me suis bien gardé de dire. Nous l'avons trouvé en 1995. En 1997, j'avais acquis la certitude que nous avions des niveaux à 7 millions d'années et que nous pouvions trouver quelque chose. Ce fut le cas avec Toumaï. Interrogez aujourd'hui les membres de mon équipe, je leur ai dit : maintenant, je suis persuadé que l'on va trouver quelque chose en Libye. Je m'y emploie et j'ai acquis la certitude que quelqu'un de mon équipe fera cette découverte et cela suffit pour me faire avancer ! Tout le reste est une histoire humaine. J'ai formé une équipe et cette équipe est ouverte. On peut en sortir quand on le souhaite, et on peut y entrer quand on a un projet scientifique. Cette équipe est ouverte à l'international, pour le Tchad dans la MPFT il y a ainsi à l'heure actuelle 10 nationalités différentes. Si quelqu'un ne s'y sent pas bien ou se sent frustré, cela peut arriver, c'est possible. Mais dans ce cas cette personne doit en sortir et remonter une équipe ! C'est un peu comme un skipper avec de grands voiliers, et une équipe. Ils font le tour du monde, il y a des bateaux, il y a des hommes, certains gagnent d’autres non. Quant à celui qui gagne, on parle tout d’abord du nom du bateau et du nom du skipper et de son équipe. Si dans l'équipe du skipper qui a gagné, il y a un marin qui croie que tout cela est arrivé grâce à lui, à ce moment-là il doit faire un bateau, réunir une équipe et faire le tour du monde à son compte. S'il n'est pas capable de le faire, alors il n’a pas la carrure et il vaut mieux alors qu'il se taise ! »

 

LEXNEWS : « Comment jugez vous le genre documentaire dans votre discipline et en règle général en sciences ? »

 

Michel BRUNET : « Je pense que le genre documentaire fiction en sciences est une erreur. En disant cela, je risque de ne pas faire plaisir au monde du spectacle et du cinéma ! C'est une erreur en ce sens que dans le public vous avez au moins deux catégories : le public averti, qui est minoritaire, et le public non averti. Pour cette dernière catégorie, nous arrivons à faire des choses telles en fiction que ce public est dans l'incapacité de distinguer ce qui est fiction, c'est-à-dire ce qui n'est pas connu, ce qui est imaginaire voire dans certains cas qui n'est pas scientifique du tout, de ce que l'on connaît ou croit connaître. Il y a là un défaut dés le départ. Je serais prêt à parier, cela commence d'ailleurs, que ce genre ne durera pas. Comment voulez-vous qu'un enfant de collège ou de l'école primaire, arrive à faire la distinction entre ces choses. J'ai été obligé de jouer à cela un peu malgré moi et même beaucoup malgré moi… C'est un peu comme dans un jeu, vous êtes obligé d'accepter certaines règles. Quand nous avons fait Toumaï, l'alternative était la suivante : ou bien vous faites un documentaire fiction qui vous permet de passer en prime time ou bien vous faites un documentaire simple et vous passez à minuit ! Alors, vous vous dites : je vais essayer de préserver les aspects scientifiques dans ce cadre. Et vous vous rendez compte qu'il est extrêmement difficile de poursuivre cette ligne parce qu'il y a énormément de facteurs qui interviennent. Quand vous n'êtes pas Kevin Costner et que vous n'avez pas les moyens d'un budget de 30 millions d'euros, vous faites des images de synthèses qui sont mauvaises pour des raisons simplement financières. Ni la chaîne de télévision qui vous a commandé le produit, ni le producteur, ne sont capables de payer! Ce dernier est largement déficitaire sur une opération comme celle-là, et pourtant  malheureusement  les images de synthèse sont loin d’être excellentes, j'en ai fait l'expérience. Je crois qu'il faut être extrêmement prudent. Le terme documentaire est un document comme son nom l'indique où l'on essaie de transmettre à la fois ce que l'on sait et ce que l'on croit savoir, en quelque sorte ce qui est la vérité du moment. Alors quand vous rentrez dans la fiction, vous êtes complètement dans l’imaginaire. Bien sûr Il y a des rêves que l'on peut essayer d'imaginer à la lumière de ce que l'on connaît, mais il y a un autre écueil : quand vous faites un film, et que vous êtes scientifique, ce n'est pas le scientifique qui fait ce film, c'est le réalisateur. Et ce dernier n'est pas un scientifique mais bien un artiste. En tant que scientifique, vous êtes obligé de respecter l'artiste et de lui laisser un certain degré de liberté… »

 

LEXNEWS : « C'est un exercice difficile pour ne pas dire impossible ? »

 

Michel BRUNET : « Cet exercice est en effet extrêmement difficile et je ne crois pas que ce soit un exercice approprié à la science. Cela ne veut pas dire que l'on ne puisse pas proposer certains arguments, la science est en effet une suite d'hypothèses et d'erreurs. Mais si l'on fait des hypothèses, encore faut-il pouvoir les étayer…. Bien sûr, lorsque vous êtes un artiste vous n'avez pas de telles limites. Vous me direz que la science, c'est du rêve ! Je me bats en effet pour cette idée, mais ce rêve, vous devez le transmettre sans faire n'importe quoi. Je suis toujours horrifié lorsque je vois dans des documents de fiction la rencontre d'hominidés et de dinosaures ! Les dinosaures ont disparu il y a 65 millions d'années, les hominidés les plus anciens ont 7 millions d'années, et entre les deux il y a près de 60 millions d'années d'écart... Quand vous montrez ça à un gamin qui a sept ou huit ans, il n'est pas capable de distinguer dans tout cela le bon grain de l’ivraie. Il n'y a pas très longtemps est paru, dans la revue Nature, un article signé par des collègues américains, biologistes moléculaires, concernant la différence entre les chimpanzés et nous. Ils ont fait un travail formidable en séquençant 20 millions de paires de base. Ils faisaient de la phylogénie moléculaire, et ils savaient, comme nous-mêmes, qu'il est très important de pouvoir dater les séparations entre deux groupes frères : les dichotomies. Mis à part les fossiles ils n'existent rien qui leur permettent de dater sinon à faire un postulat d'un taux d'évolution constant. Or,  ils savent, et nous savons aussi, que dans l’évolution il y a des périodes d'accélération, des périodes de stases, etc. L’étalon, le marqueur du temps si vous voulez, c'est le fossile. Selon le fossile que vous choisissez pour enraciner votre arbre porteur  des dichotomies, vous n'aurez pas le même résultat. Dans le cas précis, ils enracinaient les premiers singes qu'ils évaluaient à 30 millions d'années alors que les plus anciens singes connus à l'heure actuelle sont à 40 millions d'années, ce qui fait 10 millions d'années d'écart. Ils arrivaient à cette conclusion que la dichotomie entre les chimpanzés et nous devait être à 6.3 millions d'années. C'est plutôt un progrès parce que, globalement, les phylogénistes moléculaires proposent  plutôt  vers 5 millions ! Mais il restait le cas de Toumaï. Ils ont alors décidé de faire une hypothèse qu’ils qualifient de «  provocative », ce qui a d'ailleurs fait la une de la presse française ! A ce propos, je me souviens d'ailleurs d'un quotidien, que je ne nommerai pas, qui avait titré en première page : «Just Divorced ! » Et on voyait, autant que je m'en souvienne, un chimpanzé qui tenait la main  d’un sapiens… Il y a alors deux hypothèses dans leur propre «  explication provocative » : ou bien Toumaï est plus jeune que l'on ne le pense, ou alors il y a eu une première dichotomie à 7 millions d'années et entre 7 et 6 millions d'années, il y a eu cette dichotomie mais ils ont continué à s'hybrider… À cela je réponds : Toumaï est daté d’au moins 7 millions d ‘années, il est à côté de moi, je le regarde dans le fond des yeux et il n'a vraiment pas l'air d'un hybride ! Tout cela n'est basé sur rien, nous n'avons pas d'exemples d’une telle hybridation chez des mammifères pendant plus d’un million d’années…. Nous sommes vraiment dans la science-fiction. »

 

LEXNEWS : « Vous avez décidé de porter vos recherches sur le territoire de la Libye, suivant le fil directeur de vos précédentes recherches au Tchad. Pouvez vous nous dire ce que vous en espérez et l’état actuel de vos travaux ? »

 

Michel BRUNET : « Nous en sommes déjà à quatre missions de terrain. L'idée de base est que nous avons montré qu'entre la Libye et le Tchad au moment de l'époque de Toumaï, il y avait un partage des mêmes animaux amphibies. L'eau leur permettait de passer du bassin du Tchad au bassin de  Syrte. En regardant les choses de plus près, nous pouvions faire le pari intellectuel que ce que l'on voyait au Tchad, à savoir une succession dans les sédiments depuis au moins 7 millions d’années de périodes arides et de périodes humides, pouvait être retrouvé en Libye. Dans notre dernière mission, nous avons pu constater cela ! J’en suis très heureux. Nous en sommes au début, au stade de la prospection. Une équipe va repartir dans quelques jours en Libye et j’ai de grands espoirs en ce pays. C'est une extension vers le nord des travaux que nous conduisons  au Tchad avec la MPFT en collaboration avec l’Université de N’Djamena et le Centre National d’Appui à la Recherche (CNAR de N’Djamena). Et un jour nous essaierons de les étendre en Égypte ! »

 

LEXNEWS : « Merci Michel BRUNET pour le récit de cette belle aventure qui se poursuit dans les déserts de Libye et dont nous ne manquerons pas de faire l’écho dans notre Revue ! »

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Toumaï, Michel BRUNET et Ahounta Djimdoumlabaye

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Bibliographie

Pour en savoir plus, Michel BRUNET vous recommande  les titres suivants : 

« Aux origines de l'humanité », Yves Coppens, Pascal Picq, Fayard (2001)

 

« D’Abel à Toumaï, Nomade chercheur d’os » par Michel Brunet, Odile Jacob (2006)

 

DVD « Toumaï le nouvel Ancêtre », Production Gédéon Programmes Paris (2006). 

 

 

 

Michel Brunet

« D’Abel à Toumaï, Nomade chercheur d’os »

 Odile Jacob (2006)

 

Le titre délibérément provocateur de l’ouvrage de Michel Brunet annonce le style du livre : une démarche scientifique, une passion sans limites, une quête qui n’a pas de frontières géographiques, le tout servi par un humour qui n’hésite pas à emprunter à la dérision ! Michel Brunet est conscient de la valeur de la démarche entreprise par lui, et son équipe, il y a plus de quarante ans comme il le rappelle lui-même. Mais il n’hésite pas à rappeler dans ces très belles pages, les moments de doute, de détresse et même de peine dans les épreuves subies lors de ce parcours extraordinaire. Le grand public ne perçoit souvent qu’au détour de quelques lignes le résultat final d’une découverte de quelques morceaux d’os d’anciens hominidés, mais c’est bien un parcours au long cours qui caractérise cette entreprise scientifique qui ne peut être menée qu’en équipe mais avec  un seul capitaine à bord, Michel Brunet endossant parfaitement cette responsabilité. Découvrons avec ce guide hors-pair les déserts africains, les difficultés du terrain qui ont tant d’importance dans les découvertes ou les déconvenues.  C’est à une fantastique aventure humaine à laquelle nous invite l’auteur, avec ses grandeurs mais aussi ses bassesses, parce que c’est avant tout l’homme qui se regarde dans ce miroir lors de cette quête de notre origine… 

 

 

DVD « Toumaï le nouvel Ancêtre »,

réalisateur Pierre Stine, Production Gédéon Programmes Paris (2006).

 France Télévisions Distribution. 

 

 

En juillet 2002, le Paléoanthropologue Michel Brunet et son équipe, la Mission Paléoanthropologique franco-tchadienne (MPFT), publient dans la revue scientifique internationale Nature deux articles concernant plusieurs restes d'hominidés dont un crâne surnommé Toumaï. L'ensemble a été découvert au Tchad, dans le désert du Djourab, et daté de 7 millions d'années. Les résultats publiés vont révolutionner l'histoire de l'origine de l'humanité.
Toumaï est-il véritablement notre nouvel ancêtre, à qui ressemblait-il, dans quel environnement et comment vivait-il ?
Grâce à la magie des effets spéciaux, Toumaï va retrouver un corps, sa forêt, son groupe, et même devoir affronter les terribles épreuves d'un monde peuplé de redoutables prédateurs.
Ce film est le récit unique de cette découverte exceptionnelle.
En mêlant documentaire et fiction, science et action, humour et émotion, cette histoire hors du commun vous fera revivre l'aube de l'humanité, il y a 7 millions d'années !

Dragon d'or, Festival International du Film Scientifique de Pékin, Chine - 2006
Prix Spécial Image, HD Film Festival, Paris - 2006

Achat en ligne à l'adresse suivante :

(http://laboutique.gedeonprogrammes.com/fiche.cfm?fiche=30&theme=2)

 

 

 

 

Michel BRUNET

 

Paris, 3 février 2007.

 

 

 

© MPFT (Utilisation interdite)

 

Et pour finir un mot réservé par Michel BRUNET à nos lecteurs !

©LEXNEWS

 

"La catastrophe ou la vie",

la pandémie vue Jean-Pierre Dupuy

© Emmanuelle Marchadour

Jean-Pierre Dupuy, professeur émérite à l’École Polytechnique, professeur de philosophie, littérature et sciences sociales à l’Université Stanford, l'un des esprits les plus éclairés de notre époque, livre avec son dernier ouvrage un témoignage à la fois personnel et élargi sur la crise sanitaire que nous connaissons. Rencontre avec une personnalité sans concession sur notre temps...

 

 

 

 

Quelle est l’origine de cet essai « la catastrophe ou la vie », des pensées recueillies par temps de pandémie ?

J.-P. Dupuy : "Replaçons-nous au tout début de la pandémie en France. En avril 2020, une flopée de pamphlets, sinon de livres, circulait déjà, mais aussi des interviews, des prises de position dans les médias, chacun des auteurs assurant que ce qui se passait confirmait ce qu’il avait depuis toujours annoncé et qu’il fallait voir dans les événements, par eux-mêmes de peu d’importance, la manifestation d’une crise globale tenant à la mondialisation capitaliste, au changement climatique, à la perte de la biodiversité et aux inégalités à l’échelle de la planète. L’épidémie, plongée ainsi dans quelque chose qui la dépassait infiniment, paraissait ravalée au rang d’une vulgaire grippe. Ce qui me frappait quant à moi, c’est qu’on n’en savait pas assez sur ce virus pour pouvoir déjà se prononcer sur quoi que ce soit et surtout, que ceux qui s’exprimaient ainsi, surtout des intellectuels, brillaient par leur inculture crasse en matière de théorie biologique.
Je fus moi-même sollicité, mais uniquement en tant qu’auteur d’un seul livre (Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002), déjà vieux de vingt ans , et que je vais finir par renier tant il me colle à la peau et alors que j’en ai écrit depuis une dizaine d’autres, qui affinent et je l’espère clarifient mon diagnostic de départ. Je fus obligé de dire et de répéter que ce travail ancien concernait la place des prophéties de malheur dans les sociétés démocratiques, qu’il concernait donc le rapport à une catastrophe à venir mais dont la date est inconnue, et que donc il n’avait pas de pertinence pour la crise présente dans laquelle nous avions été plongés sans crier gare du jour au lendemain.
Cependant, les semaines et les mois passant, je fus de plus en plus effaré par ce que l’inculture scientifique, qui est celle non seulement de la plupart de nos intellectuels mais aussi de nos dirigeants et leaders d’opinion, amenait à dire de sottises au sujet de ce virus. Mais qui suis-je pour proférer de tels jugements ? Je ne suis ni médecin ni biologiste mais dans la partie de mes recherches qui concernent la philosophie et l’histoire des sciences et des techniques, j’ai été amené depuis 1975 à réfléchir aux rapports entre l’histoire des sciences cognitives, de la cybernétique à l’intelligence artificielle d’aujourd’hui, et la naissance et le développement de la biologie moléculaire. Je sais ce qu’est l’ARN messager, pour avoir lu et médité les livres de ces biologistes philosophes de l’Institut Pasteur qui en découvrirent les propriétés, le baptisèrent et reçurent le prix Nobel de médecine en 1965 pour cela, avec leur directeur de laboratoire André Lwoff : j’ai nommé Jacques Monod (Le hasard et la nécessité) et François Jacob (La logique du vivant). Il semble qu’on les ait déjà oubliés dans leur pays qui a pourtant le cocorico facile. Je ne confonds pas le nom d’un virus et celui de la maladie qu’il déclenche, à l’instar de cette productrice influente de France Culture à la culture littéraire qui en impose. Elle vient de découvrir quinze mois après le début des événements que « le » COVID-19 n’était pas le nom du virus mais celui de la maladie. Je parierais que la majorité de ses auditeurs font la même erreur. Est-ce grave ? Oui, c’est très grave, car la maladie a des propriétés que le virus seul ne permet pas de comprendre. Nous en parlerons tout à l’heure.
Pour répondre d’un mot à votre question, c’est la science, ou plutôt ma désolation devant le fait qu’elle soit si peu diffusée et comprise, et non la philosophie, qui m’a incité d’abord à prendre la plume".

Pour vous, alors que les responsables de tout bord savaient que la catastrophe allait venir, un déni manifeste s’est imposé longtemps avant la survenue de l’inéluctable. Sommes-nous alors inexorablement face à l’éternelle position du prophète annonçant l’imminence de la catastrophe et que personne n’écoute ?

J.-P. Dupuy : "Votre question s’applique très bien à ces catastrophes dont les manifestations les plus terribles sont encore à venir, comme le changement climatique. Mais, on ne peut affirmer ni que la COVID-19 était inéluctable, ni que les responsables de tous bords savaient qu’elle allait se produire. On ne peut même pas dire, ainsi que le font les intellectuels sceptiques dont je parlais en commençant, qu’elle participe d’un mouvement général vers l’abîme qui, lui, serait observable dès aujourd’hui. Car, dans la mise en circulation – je ne parle pas de son origine – d’un virus comme le SARS-Cov-2, le hasard joue un rôle considérable. C’est comme un mécanisme de percolation. Il y a un seuil critique au-delà duquel le virus se répand comme un torrent en se mettant à franchir instantanément la distance entre les individus ou bien, autre métaphore, quelques braises attisées soudainement enflamment la forêt entière. Ces mécanismes d’autorenforcement partent d’un rien et brusquement englobent le tout – ce qui est une des définitions du hasard. On peut alors parler d’épidémie. Tous les virus ne conduisent pas à une épidémie, encore moins à une pandémie. Aucune nécessité, aucun destin n’est ici à évoquer.

Mais le déni existe néanmoins et il est encore plus irresponsable. Il ne s’agit plus de l’avenir, mais du présent. On a la chose devant les yeux et on dit qu’elle n’existe pas. L’aveuglement n’est plus celui du prophète mais celui de l’observateur participant. Comment expliquer cette cécité ? Chez les intellectuels européens, outre la vanité qui consiste à se précipiter pour donner son avis alors qu’on n’a pas encore réfléchi suffisamment ou qu’on n’a pas la formation pour le faire, joue probablement un certain anarchisme, une critique systématique de l’État. Le biopouvoir, concept flou emprunté à Michel Foucault et servi à toutes les sauces, occupe dans leur critique une place de choix. Ce que j’ai observé, dans les trois pays qui me sont chers, le mien, le Brésil, pays de mes enfants, et les États-Unis d’Amérique, où je conduis mes recherches et prodigue mon enseignement, c’est plutôt une discorde rageuse entre le pouvoir politique et l’expertise médicale. Trump a tout fait pour mater le Dr. Anthony Fauci et Macron pour remettre le Professeur Jean-François Delfrayssi à sa place. Quant à Bolsonaro, la débilité faite homme, il s’est bien gardé de prendre le moindre conseil.

 

Mais l’idéologie me paraît expliquer peu de choses finalement. Aux États-Unis, ce sont des fascistes au service de Trump qui ont tenu des discours analogues à ceux des intellectuels sceptiques européens, certes avec des mots moins choisis. C’est avec des armes automatiques qu’ils ont envahi les Capitoles de Lansing au Michigan et de la capitale fédérale. Quant au récalcitrant professionnel qui en appelle aux droits de l’homme lorsqu’on lui demande de mettre son masque ou de garder ses distances dans la boulangerie ou l’épicerie du coin, ce serait lui faire trop d’honneur que de lui attribuer la moindre idée, a fortiori une quelconque idéologie".

La colère se fait sentir dans votre réflexion face au déni de certains intellectuels et politiques, cette colère peut-elle cependant être encore entendue dans notre société surmédiatisée où le bruit couvre la plupart du temps la réflexion ?

J.-P. Dupuy : "La colère plaît aux médias, elle augmente leur audience lorsqu’ils vous invitent. Mais, comme vous dites, cette colère-là relève du spectacle et elle est aussitôt engloutie dans la cacophonie ambiante. La colère que j’invoque moi-même n’est pas de ce type. C’est une passion simulée, presque au sens informatique du terme. C’est comme la peur au sens du philosophe allemand Hans Jonas qui en a fait une heuristique, c’est-à-dire une méthode d’exploration et de découverte. On ne fait pas l’expérience de cette peur, on se demande ce qu’on comprendrait du monde et de ce à quoi l’on tient si on l’éprouvait réellement face à la perspective de la perte. De même, ma colère ne m’empêche pas de garder mon calme et de penser. Elle est l’énergie que je retire de l’observation de l’imperfection du monde, la mienne comprise. On ne devrait pas agir et penser comme cela ! C’est cette énergie qui me donne le courage d’écrire".

 

 

Que révèle selon vous cette évolution quant à la connaissance du virus et comment comprendre ces erreurs épistémologiques que vous soulignez ?

J.-P. Dupuy : "Il faut d’abord saluer l’efficacité et la profondeur de la méthode scientifique qui a de nouveau fait ses preuves avec cette pandémie. La science se rapporte à la vérité, par essais et erreurs, conjectures et réfutations.Elle ne progresse pas en ligne droite vers un point asymptote. Prendre ses tours et détours pour une absence de science, c’est ne pas comprendre ce qu’est la science. C’est très tôt par exemple que l’on a fait l’hypothèse que le SARS-CoV-2 était un virus particulièrement vicieux, obstiné et dangereux. Je précise tout de suite que je parle ici par métaphores. Le virus n’a ni psychologie ni intentions, il n’est même pas vivant. Il a besoin d’une cellule vivante pour devenir actif et se multiplier. Les biologistes se permettent ce genre de métaphores parce qu’ils disposent d’une explication purement mécaniste en arrière-plan : la sélection naturelle. Ce virus est le parasite ultime. Mais il mute tout le temps et les mutations qui le rendent plus apte à se reproduire sont sélectionnées, ce qui veut dire qu’elles l’emportent en nombre d’individus qui les incarnent. La direction prise par les mutations actuelles semble confirmer que le virus a « compris » qu’en tuant son hôte il se tuait lui-même et qu’il était bien plus intéressant pour lui de remplacer la létalité par la contagiosité.
Autre conjecture formulée très tôt et qui fait l’objet de recherches intenses et de controverses : la COVID-19 est-elle une maladie auto-immune, du type SIDA ou hépatite C ? Si c’est le cas, dit en termes brutaux, même quand le virus n’est plus dans nos cellules, notre système immunitaire prend le relais et détruit nos organes, poumons, cœur et cerveau, qu’il ne reconnaît plus comme faisant partie du même organisme, et attaque donc comme s’il s’agissait d’une agression extérieure. De l’élucidation de cette hypothèse dépend la mise au point de traitements efficaces.
J’ai à peine besoin de mentionner la mise au point de vaccins à la fois sûrs et efficaces en un temps record, exploit certes précédé de plusieurs décennies de découvertes en biologie moléculaire.
D’où vient alors l’impression de chaos ? Du fait que la plupart de ceux qui s’expriment dans l’espace public, y compris les gouvernants et les faiseurs d’opinion, ne savent pas de quoi ils parlent. L’influence d’une certaine conception de la science qui fait de celle-ci le lieu de batailles rangées dont le vainqueur d’un moment dit ce qui passe pour être la vérité, vérité qui sera contredite quand un nouveau vainqueur l’emportera, montre ici son caractère pernicieux. Des controverses, il y en a certes eu, même à foison, mais dans la plupart de celles qui ont fait le bonheur des médias, l’une des positions était celle d’un farfelu irresponsable, qui a vite été éliminé. Les vraies controverses, inévitables dans la recherche de la vérité, sont restées en coulisses, à l’insu du grand public".

Vous proposez dans votre ouvrage de prendre un certain recul et d’inviter à une réflexion sur des questions fondamentales comme la vie ou la mort par temps de pandémie. Sommes-nous suffisamment préparés pour aborder de tels questionnements de fond à l’heure où les perspectives sont la plupart du temps de l’ordre de la semaine ou du mois à venir ?

J.-P. Dupuy : "Je me permets de vous corriger sur un point important. Je n’invite personne dans mon livre à se livrer à une méditation sur la mort. La mort dont je parle n’est pas la mort en général, ce n’est ni la mort à la troisième personne ni la mort à la deuxième personne, mais bien ma mort, la mort à la première personne. Je dis que l’expérience de la pandémie, qui a suivi pour moi une opération chirurgicale lourde sinon risquée, m’a fait changer radicalement ma vision de la mort et, par voie de conséquence, de la médecine. N’oubliez pas que ce livre a la forme d’un journal. Dans un journal, on se livre à des considérations très personnelles, intimes, en évitant l’exhibitionnisme. Des lecteurs m’ont dit que mes réflexions sur mon expérience les avaient aidés mais je n’ai jamais eu l’intention de faire du prosélytisme.
Pour répondre à votre question, le temps de la politique est celui du divertissement au sens pascalien du terme, il est là précisément pour nous éviter d’avoir à penser aux questions les plus fondamentales de notre existence, celles dont je parle dans mon livre".

Quel regard portez-vous aujourd’hui ? Les pensées et prises de positions ont-elles quelque peu, selon vous, changé, évolué ? Vous écrivez que « le pire pourrait être encore évité »… Quid alors du lien entre pandémie et les questions écologiques et climatiques ?

J.-P. Dupuy : "Je vous ai déjà répondu que ce lien me paraît un prétexte pour nier l’importance de la pandémie. Il est invoqué par ceux qui entendent la remettre à sa juste place, celle d’un « minuscule petit problème » selon Bruno Latour (Cité par Bernard Perret, Quand l’avenir nous échappe, Paris, Desclée de Brouwer, 2020, p. 21). Cela n’implique pas bien entendu que la question climatique n’est pas à prendre très au sérieux. Je m’y emploie depuis l’année 1975, alors que je travaillais avec Ivan Illich à la version française de son livre plus que jamais d’actualité, Énergie et équité ( Seuil, 1975). D’autres menaces me paraissent avoir encore plus de gravité. J’ai beaucoup réfléchi depuis vingt ans au risque nucléaire (Jean-Pierre Dupuy, La guerre qui ne peut pas avoir lieu. Essai de métaphysique nucléaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2018). Mais il est finalement vain de vouloir comparer les diverses menaces qui pèsent sur l’avenir de l’humanité. Quelle que soit la catastrophe, on peut toujours en trouver une autre qui la fait paraître « minuscule ». Qu’est-ce que le changement climatique comparé à la chute d’une énorme météorite qui détruirait toute vie sur Terre ou même, éventualité beaucoup plus probable, à une guerre nucléaire mondiale qui mettrait fin à notre civilisation ?
Pour ce qui est de la pandémie, quand j’écris que « le pire pourrait être encore évité », je veux dire par là qu’il ne tient qu’à nous, « les gens », de faire non seulement que le pire n’ait pas lieu mais que l’épidémie s’arrête. J’observe que la plupart des médias ne parlent que de l’incurie du gouvernement : masques, confinements, vaccination, il a tout raté. Je ne suis pas un thuriféraire du gouvernement français, qui n’a pas plus démérité que maints autres, mais j’observe que jamais ou presque on n’ose parler des comportements irresponsables que l’on voit un peu partout, et cela au nom de la liberté. Mais de quelle liberté s’agit-il ? Celle de s’exposer au virus en croyant que même si on l’attrape on ne tombera pas malade, agrémentée de la liberté de le passer aux autres ?
L’erreur à ne pas commettre ici, quand on entend ce genre de critique, c’est de croire que c’est l’ensemble du peuple français qui est mis en accusation. Je ne vais pas utiliser le mot « exponentiel » qui doit être étonné d’être mis à toutes les sauces, sujet à tous les contresens, alors qu’il était de mon temps réservé aux candidats au brevet qui apprenaient que la définition de la fonction exponentielle est qu’elle est identique à sa propre dérivée. Pourquoi ne pas dire plus simplement comme je l’ai fait ci-dessus que la circulation du virus peut être soumise à une réaction en chaîne, s’alimentant à sa propre dynamique, et qu’il suffit d’un petit germe fait de quelques rassemblements pour embraser la population tout entière ? C’est dans l’œuf qu’il faut neutraliser toute reprise de l’épidémie. Dit autrement, il ne faut pas plus qu’un faible pourcentage de conduites inconscientes des conséquences qu’elles portent en elles pour rendre la pandémie incontrôlable".

Vous avez longtemps réfléchi sur la pensée de René Girard, quelle lecture en faites-vous à l’heure de ce que nous vivons ?

J.-P. Dupuy : "Cette pensée est en apparence absente de mon livre. Le nom de Girard n’y apparaît pas, contrairement à celui d’Illich, mon premier maître. Cela ne veut pas dire qu’elle n’irrigue pas l’étendue de mes réflexions. Le lien le plus aisé à commenter est le suivant. Lisant le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse de Jean, Girard y voit décrit le sommet du processus d’indifférenciation qui est le destin de l’humanité une fois que la Révélation (sens du mot « apocalypse » en grec) a commencé à la travailler en profondeur. Les catastrophes s’enchaînent et leurs causes immédiates se mêlent, qu’il s’agisse de la nature ou de la culture, des guerres ou des tsunamis, de l’action des hommes voulant le bien (techniques et industries) ou de ceux qui ne cherchent qu’à détruire. L’extermination des juifs d’Europe se dit Shoah, terme qui désigne une catastrophe naturelle, un raz de marée. Le philosophe allemand Günther Anders, que l’on commence à mieux connaître en France, de retour de son premier voyage à Hiroshima et Nagasaki écrit un journal dans lequel il rapporte avec stupéfaction que les survivants des bombardements atomiques, les hibakushas, c’est-à-dire les irradiés, n’éprouvent aucun ressentiment à l’endroit de ceux qui les ont décidés. Ils les comparent à un tsunami (Günther Anders, Hiroshima est partout, Paris, Seuil, 2008.) Cette confusion des causes trouve son degré ultime dans le changement climatique. Le climat, jadis considéré comme échappant au vouloir des êtres humains, apparaît aujourd’hui comme un produit de leurs actions. L’impact que les hommes ont sur la nature se noie dans l’impact destructeur qu’ils ont sur eux-mêmes. Girard a raison : nous avons pénétré, beaucoup plus que dans cet « anthropocène » dont on nous rebat les oreilles, dans une ère apocalyptique".
 

 

Propos recueillis par Philippe Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

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Interview Ludovic Orlando

17/03/21

Lexnews a eu le plaisir de rencontrer l'un des paléogéniticiens les plus brillants à l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage aux éditions Odile Jacob. Ludovic Orlando, Directeur de Recherches au CNRS et directeur du Centre d’Anthropobiologie et de Génomique de Toulouse, chercheur infatigable d'une jeune discipline, démontre avec virtuosité et didactisme toutes les richesses et facettes de ce qui se trouve à la racine du vivant.

 

 

Pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste la recherche du paléogénéticien et comment cette discipline s’inscrit-elle par rapport aux autres disciplines de la paléontologie ?


Ludovic Orlando : " Un paléogénéticien recherche des molécules d’ADN préservées dans des restes archéologiques. Ces restes peuvent tout aussi bien provenir de squelettes, des dents ou encore des artefacts de l’homme, et sont susceptibles de contenir encore des traces d’ADN. Ce n’est pas toujours le cas, mais quand cela arrive, cela nous livre des enseignements sur notre histoire et sur notre évolution".


Si l’ADN peut sembler familier grâce aux nombreuses recherches dont il a été l’objet ces dernières décennies, parallèlement, cette micromolécule recèle bien des secrets sur l’évolution des êtres vivants.


Ludovic Orlando : " Des expressions comme « c’est dans mon ADN » sont en effet récurrentes dans la vie quotidienne, mais aussi auprès des médias. Nos cellules contiennent des chromosomes qui sont constitués pour l’essentiel d’ADN. Comme nous avons plusieurs paires de chromosomes, il y a donc différentes molécules d’ADN dans chacune de nos cellules. Notre corps étant composé de plus de 75 000 milliards de cellules, cela fait au final un grand nombre de molécules d’ADN constituant chacun d’entre nous.
La molécule d’ADN peut être décrite comme étant un texte qui, à la différence des 26 lettres de notre alphabet, n’est composé que de quatre lettres A-C-G-T. Ces quatre lettres mises bout à bout constituent le texte de l’information génétique qui représente chez l’homme trois milliards de lettres. Pour vous donner un ordre de grandeur, l’œuvre complète de la Recherche de Marcel Proust contient 10 millions de lettres, ce qui veut dire que nous avons dans notre corps l’équivalent de trois cents exemplaires de cette œuvre pourtant déjà volumineuse ! Il s’agit donc d’une masse phénoménale d’informations qui va varier d’une personne à l’autre, ainsi que selon les espèces.

 

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Cette molécule présente l’intérêt d’être assez universelle. Dès lors que vous savez la lire chez un humain, un mammifère ou un oiseau, vous pouvez également la lire sur pratiquement tout ce qui a vécu

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Ce sont dans les différences du texte même que vous allez pouvoir mesurer la diversité génétique des peuples passés, et estimer quelle distance évolutive sépare deux espèces. Ces différences vont être très informatives pour un certain nombre de questions. Par exemple : est-ce que telle espèce est plus proche de telle autre, ou d’une troisième ? Est-ce que cette population humaine est très diverse ou au contraire homogène ? Ou encore, est-ce qu’il y a à tel endroit du texte un changement qui rend par exemple plus résistant à telle maladie qui a par ailleurs surgi dans la population ? Cette molécule présente l’intérêt d’être assez universelle. Dès lors que vous savez la lire chez un humain, un mammifère ou un oiseau, vous pouvez également la lire sur pratiquement tout ce qui a vécu. C’est une langua franca quasi universelle".

Ces micromolécules présentent des caractères innés mais peuvent-elles également révéler d’autres acquis ?


Ludovic Orlando : " Il faut être très précis sur ces questions qui me tiennent à cœur. La molécule d’ADN et son information génétique donnent la recette pour fabriquer un être vivant. Sans que l’on en ait conscience, toute une série d’opérations biologiques se déroule à l’intérieur de notre corps depuis notre conception. Ce processus est codé en grande partie par l’information génétique. Par contre, tout ce que nous sommes devenus depuis, à savoir nos pensées, nos choix politiques, nos émotions se trouvent élaborés par notre culture. Un grand nombre d’éléments ne résulte donc pas de notre ADN dans ce que nous sommes et devenons. L’ADN n’est donc en rien absolument déterministe, sauf pour certaines fonctions biologiques bien particulières, mais en aucun cas pour la totalité de ce qui constitue notre être. L’ADN peut même, dans certains cas, s’avérer être tout sauf déterministe ; par exemple, lorsqu’on porte des mutations - c’est-à-dire des changements de lettres - qui ne feront que changer le facteur de risque nous avons de développer telle maladie si nous vivons dans tel ou tel autre environnement. L’environnement dans lequel nous vivons, qu’il soit physique, climatique, social ou culturel, a donc in fine bien souvent son mot à dire".


Sur quelle échelle temporelle porte votre recherche à partir de l’ADN ? Qu’en est-il des autres molécules telles les protéines ?


Ludovic Orlando : " C’est une question très importante que j’aborde dans mon ouvrage. J’avais arrêté le curseur à 700 000 ans, après avoir caractérisé le génome le plus ancien jamais séquencé. Celui d’un cheval préservé dans le Yukon canadien à cette date. Je pensais même que nous serions susceptibles de dépasser le million d’années d’ici peu. Or, il y a 15 jours, une équipe suédoise est venue confirmer cette prédiction et même la dépasser largement en parvenant à 1,6 million d’années ! Cette prouesse n’est cependant guère envisageable que dans les milieux très froids où les molécules d’ADN ont pu être conservées sans altérations irrémédiables. Au-delà de cette date, nous devons avoir recours, comme vous l’évoquez, aux protéines qui survivent plus longtemps et qui sont fabriquées à partir du message génétique. Ces protéines portent ainsi en elles une information génétique très précieuse, les plus anciennes remontant à 3,8 millions d’années. Cela signifie que nous pouvons couvrir non seulement la période du quaternaire, mais également entrer dans le tertiaire, cette époque qui a commencé il y a 65 millions d’années alors que les dinosaures venaient tout juste de disparaître…"

 

Vous n’hésitez pas à comparer dans votre dernier ouvrage l’ADN fossile à une machine à remonter le temps. Sans donner dans de vaines espérances du type Jurassic Park, vos recherches ne visent-elles pas en fait à mieux comprendre notre présent grâce à notre passé ?


Ludovic Orlando : " Nous menons une recherche rétrospective historique et archéologique parce qu’il est très fascinant de comprendre le chemin que nos histoires évolutives ont emprunté. Mais, en effet, cette recherche nous fascine également par ses dimensions touchant à ce que nous sommes devenus aujourd’hui.

 

Et même, dans certains cas, elle nous invite à réfléchir à certaines prospectives d’avenir et éclairer un certain nombre de nos choix politiques. Si nous pensons par exemple à la crise climatique actuelle provoquée notamment par les activités humaines depuis la Révolution industrielle, elle se trouve par sa vitesse sans précédent. Mais, le passé révèle néanmoins que nous avons traversé bien d’autres crises climatiques majeures, naturelles quant à elles, comme la dernière grande glaciation qui s’est terminée il y a 19 000 ans. Nous pouvons nous servir des enseignements de ces phénomènes du passé pour mieux comprendre pourquoi certaines espèces ont survécu alors que d’autres ont inexorablement disparu. Dans une autre optique, plus politique celle-là, nos sociétés s’interrogent actuellement sur les notions de genre et de racisme. En remontant le temps, nous réalisons combien nos ancêtres qui vivaient par exemple dans le Bassin parisien il y a 5 000 ans pouvaient pour certains d’entre eux avoir une peau noir ébène, une constatation qui induit une tout autre perspective sur le mythe de nos ancêtres !

 

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Avant ces recherches menées sur l’ADN, le portrait-robot que nous nous faisions de nos ancêtres n’était que le fruit de nos représentations idéologiques

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Dans le même esprit, et pour ce même exemple du Bassin parisien, si vous vous placez à 5 000, puis à 3 000 ans, vous n’obtenez pas du tout la même image génétique des hommes et des femmes qui vivaient alors en raison des nombreux métissages dus aux brassages des populations venues d’ailleurs. Nous comprenons alors de facto que le mythe de l’ancêtre que nous nous représentons se trouve dès lors tout à fait relatif. Il ne saurait en aucune manière être unique dans son apparence, mais présente bien au contraire une diversité qui correspond à la diversité humaine au cours du temps. Tout cela permet de conclure qu’il n’y a aucun ancêtre qui soit en fait plus légitime qu’un autre. Il convient toujours de le rappeler à l’heure où des théories racistes refont surface. Avant ces recherches menées sur l’ADN, le portrait-robot que nous nous faisions de nos ancêtres n’était que le fruit de nos représentations idéologiques. Notre devoir en tant que scientifique est de s’approcher le plus possible de la réalité et de rester dans le monde de la mesure, sans jamais aller au-delà".


Cette recherche sur les plus anciennes traces de l’ADN réserve parfois bien des surprises ainsi que le démontrent les exemples de votre ouvrage. Ce que nous pensions être établis peut-il être remis en question grâce à l’ADN fossile ?


Ludovic Orlando : " Il est vrai qu’un grand nombre de recherches actuelles conduisent à remettre totalement en question ce que nous pensions être établi. C’est le cas récemment de l’origine du cheval. Le cheval de Przewalski s’avère non pas être le dernier représentant des chevaux sauvages mais bien le descendant des premiers chevaux que l’homme a domestiqué. Quand on sait que ce sauvage peut tenir tête au loup, on voit bien que les notions de domestique et de sauvage ont des frontières floues".


Que pensez-vous des tests d’ADN que chacun peut pratiquer sur soi ? Sont-ils fiables et que révèlent-ils ?


Ludovic Orlando : " J’ai fait le choix de ne pas les pratiquer sur moi, non pour des raisons de fiabilité mais parce qu’au-delà de moi, ces tests concernent ma famille, et celles et ceux avec lesquels je suis apparenté. Il faut bien avoir présent à l’esprit qu’il ne s’agit jamais d’un choix purement personnel, mais que celui-ci engage tout notre entourage biologique, nos parents, nos enfants… Des sociétés proposent, en effet, une telle recherche sans que l’on sache précisément ce qu’elles réalisent. La plupart d’entre elles vont comparer votre ADN - et plus exactement des parties bien connues de votre génome - à des banques de données de populations et sauront donc vous dire desquelles vous êtes les plus proches génétiquement. Ces sociétés peuvent réaliser des choses plus compliquées et vous indiquer de quel métissage vous êtes issu. Ces tests peuvent également déterminer quelle part de Néandertal vous êtes susceptible de posséder. En quoi cela au final définit-il mon identité ? Il faut être très prudent sur cette question car plus nous remontons dans le temps, plus le nombre d’ancêtres que nous avons augmente (il double à chaque génération) et la plupart ne nous ont légué aucun héritage génétique".


Quel regard portez-vous sur le Coronavirus ?


Ludovic Orlando : " Je tiens avant tout à rappeler que mes proches et moi-même n’ayant pas contracté la maladie, je m’exprime d’un point de vue très privilégié par rapport à ce que beaucoup de nos concitoyens traversent. Néanmoins, cette épidémie me semble avoir révélé deux choses. En premier lieu, que la démarche et le travail scientifique sont très méconnus par le grand public. La réalité de ce travail a même échappé à pas mal de celles et ceux qui nous gouvernent qui se rendaient compte que la recherche ne s’improvise pas du jour au lendemain, sans moyens, mais s’inscrit sur le long terme. Peut-être les scientifiques ont-ils eux-mêmes en partie raté le virage dans l’explication de leur travail, surjoué les oppositions, ce qui a laissé la porte ouverte à des théories que la raison défierait… Dans tous les cas, tout cela nous révèle à quel point nos sociétés sont fragiles et à quel point il est indispensable d’accroître la formation scientifique dans les écoles pour développer le jugement critique et d’investir dans la recherche. Par ailleurs, le paléogénéticien peut régler sa machine à remonter le temps sur les épidémies du passé et tirer un certain nombre d’enseignements sur les raisons qui ont fait que certains fléaux ont été plus mortels que d’autres. Comme pour la Peste noire qui a décimé la moitié de la population au XIVe siècle dont la bactérie responsable n’était pas dotée d’un ADN la rendant particulièrement virulente. C’était donc vraisemblablement l’organisation sociale, l’hygiène et les comportements alors en vigueur qui ont causé le funeste destin de cette épidémie à cette époque reculée du Moyen Âge".

 

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Les dix dernières années de notre discipline ont permis de réécrire complètement notre histoire commune, celles des grandes glaciations, des chevaux, des maladies, des plantes et de leur domestication

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Quelles espérances portez-vous sur votre discipline, la paléogénomique. Jean Guilaine qui signe la préface de votre ouvrage n’hésite pas à prédire qu’une vraie révolution dans le domaine de la science est en marche à son sujet.


Ludovic Orlando : " J’adhère totalement à la position de ce grand scientifique qu’est Jean Guilaine et je suis très confiant en l’avenir. Nous sommes au-devant de grandes découvertes, même si je ne saurais en deviner la nature. Une chose est sûre néanmoins : les dix dernières années de notre discipline ont permis de réécrire complètement notre histoire commune, celles des grandes glaciations, des chevaux, des maladies, des plantes et de leur domestication, etc. À des échelles que nous n’osions même pas nous-mêmes espérer. En continuant ainsi, et en favorisant toujours plus d’interactions entre les différentes disciplines voisines de la paléogénétique, voilà comment nous irons au-devant de grandes et belles découvertes !"


Propos recueillis par Philippe Emmanuel Krautter

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Sur les Traces de Toumaï

Michel Brunet Au nom de l'Humanité"

"Sur les Traces de Toumaï - Michel Brunet Au nom de l'Humanité" ; Un film de Aaron Padacke Zegoube ; Montage de Photine Carpentier ; Tchad - 2020 Documentaire - HD - Couleur - 90mn ; Production ONRTV et PATOU FILMS INTERNATIONAL, 2020.
 


« Nous sommes tous frères et sœurs, nous avons tous la même origine », c’est avec ces mots d’ouverture que Michel Brunet, paléoanthropologue reconnu, à l’origine de la découverte d’Abel et surtout de Toumaï, , le plus ancien représentant de l’humanité, introduit ce documentaire intitulé justement « Sur les traces de Toumaï », un film réalisé au Tchad même par Aaron Padacke Zegoube. Toumaï est, en effet, « le plus ancien d’entre nous » rappelle le célèbre paléoanthropologue que l’on découvre dans les premières minutes dans son village natal de Magné en Nouvelle Aquitaine, lieu où jusqu’à l’âge de huit ans, avant de rejoindre la ville de Versailles, il fera son premier apprentissage de la nature. Mais, parallèlement aux reconnaissances officielles par les plus grandes institutions universitaires et internationales (Collège de France, Universités, CNRS…), c’est sur le terrain, en Afrique, et plus particulièrement au Tchad au centre de l’Afrique, qu’une part essentielle de ses missions du paléoanthropologue et de sa vie seront cependant menées.

 

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Plus que persuadé et convaincu qu’il y avait bien une recherche pleine de promesses à mener au Tchad dès 1990, après le Cameroun, le Nigeria et le Togo, c’est une histoire de cœur et d’âme qui unit, en effet, le Tchad à Michel Brunet ; Un pays de contraste qui correspond à ce caractère sensible et ouvert à l’esprit fraternel. Michel Brunet rappelle, amusé, comment s’est fait le premier contact sur place lorsqu’on lui a demandé ce qu’il faisait et qu’il répondit : « Je suis paléontologue », il lui fut alors rétorqué : « Comment ? Mais, çà, cela n’existe pas au Tchad, c’est un métier de riches ! »…

 

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Que de chemin parcouru depuis, comme le démontre ce documentaire reposant avant tout sur le récit de cette incroyable aventure humaine et recherche scientifique, ces deux dimensions étant inextricables pour le paléoanthropologue Michel Brunet.

Au cœur de l’Afrique, le Tchad connaît une diversité géographique remarquable entre le nord avec le désert de la zone saharienne, la zone sahélienne du centre, et la zone subsaharienne du sud. Pays contrasté, le Tchad unifie cette diversité autour de sa capitale N’Djamena qui a très tôt nourri une relation entre l’Université et le CNAR (Centre National d’Appui à la Recherche) de N’Djamena et le centre de recherche alors dirigé par Michel Brunet à l’Université de Poitiers (UMR CNRS 7262) ; Une coopération Franco-Tchadienne qui allait vite porter ses fruits grâce à une synergie et un partage d’information inédit jusqu’alors. Cette collaboration reposant avant tout sur une dimension humaine et fraternelle initiée par Michel Brunet fut particulièrement bien accueillie par ses correspondants tchadiens, habitués jusqu’alors à des relations plus unilatérales… Ce sera alors la création de la MPFT, la Mission Paléoanthropologique Franco-Tchadienne composée d’une centaine de chercheurs d’une dizaine de nationalités dont de nombreux Français et Tchadiens, comme nous le découvrons dans le documentaire.

 

© MPFT (Utilisation interdite)

 

La connaissance du terrain, les difficultés de travail dans le désert tchadien, les dangers inhérents à un univers souvent hostile et immensément vaste de 2 millions de km², à savoir 5 fois la France, composent le quotidien de nombreuses années de travail, ainsi que le rappelle Michel Brunet.
Des années de recherches récompensées, d’abord, en 1995 ; Année qui verra la découverte d’Australopithecus bahrelghazali , plus connu sous le nom d’Abel, daté de 3,6 millions d’années, une découverte essentielle alors que la communauté scientifique était persuadée qu’il n’y avait rien à l’ouest du Grand Rift. Une fois de plus l’émotion transparaît pudiquement lorsque Michel Brunet explique que le surnom Abel a été donné en hommage à Abel Brillanceau, ce collègue et ami décédé lors d’une mission de recherche au Cameroun…

 

Importance encore du lien avec notamment cette autre condition posée par le paléoanthropologue que des chercheurs tchadiens soient formés et puissent devenir docteurs dans cette discipline sous sa direction. C’est avec cette généreuse initiative qu’ont pu naître une discipline et un centre de recherche actif au Tchad (Université et CNRD) tel qu’il ressort du documentaire. Collaboration scientifique, découvertes et diffusion sont ainsi rappelées, allant des prestigieuses leçons enseignées au Collège de France, les recherches menées au centre de l’Université de Poitiers, jusqu’aux communications à l’Espace Pierre Mendès France de Poitiers (Centre de culture scientifique de la Région Nouvelle Aquitaine), sans oublier bien sûr les nombreuses interventions au Tchad.

 

© MPFT (Utilisation interdite)


Puis, surtout, en 2001 vient le point culminant de cette extraordinaire aventure au désert du Djourab, une région aride et hostile qui livrera grâce à la découverte par Ahounta Djimdoumalbaye de Sahelanthropus tchadensis, le fameux Toumaï, le plus vieil hominidé connu à ce jour avec 7 millions d’années, le plus ancien représentant de l’humanité et père de tous les Tchadiens. Une formidable aventure d’hominidés, mais avant tout d’êtres humains !

 

 

 

 

Interview Jean Clottes

2 janvier 2020

 

 

Jean Clottes est l'un des meilleurs spécialistes du Paléolithique et de l'art pariétal. L'accent chantant de son Occitanie natale vibre avec les formes diaphanes gravées sur les parois des cavernes, témoignages fragiles que ce scientifique passionné a su toute sa vie non seulement préserver, mais également partager avec un plaisir non dissimulé. Rencontre avec un ambassadeur inspiré de la Préhistoire...

 

 

 

uelles influences vous ont conduit à devenir l’un des meilleurs spécialistes du Paléolithique et de l’art pariétal ?


Jean Clottes : "
Ce sont essentiellement de nombreuses découvertes qui m’ont conduit à me spécialiser dans ces domaines. J’ai été nommé en 1971 directeur d’antiquités préhistoriques pour la région Midi-Pyrénées. Jusqu’alors, je n’avais pas du tout travaillé sur l’art préhistorique, d’ailleurs j’avais réalisé ma thèse sur les dolmens. Alors que j’avais été nommé le 1er janvier 1971, dès le 3 de ce même mois une importante découverte m’a été signalée ! Celle du Réseau Clastres (Niaux), non loin de mon domicile… L’année suivante, cela s’est reproduit, avec la grotte de Fontanet, là aussi à une vingtaine de kilomètres du lieu où j’habite… J’ai donc été obligé de m’occuper très activement de ces deux grottes et de l’art préhistorique.
J’ai en fait abordé la Préhistoire par la spéléologie. Mon père pratiquait cette discipline encore confidentielle avant la Seconde Guerre mondiale. Je me souviens qu’il m’emmenait dans des grottes faciles d’accès alors que je n’étais qu’un enfant. Nous avions trouvé à plusieurs reprises des os travaillés, des fragments de poterie, etc. Ces trouvailles m’avaient profondément intrigué alors même que mon père ne connaissait rien à la Préhistoire. Cela a attisé ma curiosité et je me suis dit très tôt que je souhaiterais en savoir davantage. Il s’est trouvé qu’à Toulouse un cours de Préhistoire avait été organisé, ce qui était assez rare à cette époque. Je m’y suis inscrit et constatant mon vif intérêt pour la discipline, mon professeur, Louis-René Nougier, m’a proposé une thèse afin de prolonger ces études. Je ne pensais pas à cette époque faire carrière dans ce domaine, et c’est d’ailleurs pour cela que j’étais devenu professeur d’anglais, après avoir passé trois ans en Angleterre pour perfectionner cette langue…"

 

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J’ai en fait abordé la Préhistoire par la spéléologie. Mon père pratiquait cette discipline encore confidentielle avant la Seconde Guerre mondiale

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Vous avez commencé vos recherches sur le Néolithique notamment avec l’étude des dolmens.


Jean Clottes : "Il se trouve que ma femme était originaire du Lot et cette région possède un très grand nombre de dolmens. Aucun travail d’ensemble n’avait été mené jusqu’alors dans ce domaine. Les mégalithes sont donc devenus mon sujet d’étude. Ce fut un travail de longue haleine qui m’a demandé douze années de recherches, car cela fut mené parallèlement à mes charges de professeur d’anglais".

 

Grotte Chauvet, panneau des lions chassant des bisons,

dans la salle du fond ©J.Clottes

 


Pouvez-vous rappeler ce qui caractérise la période du Paléolithique et plus précisément le Paléolithique supérieur qui est devenu par la suite votre principal domaine de recherche ?


Jean Clottes : "Littéralement, le mot Paléolithique signifie la pierre ancienne. Dès la fin du XIXe siècle, le critère retenu pour la chronologie consistait dans la différence du travail des pierres et leur rendu final. Le Néolithique ou pierre nouvelle se caractérise par un polissage de la pierre, ce qui n’existait pas au Paléolithique. Cela a correspondu à un changement climatique à la fin de la dernière glaciation qui a introduit des changements considérables dans la manière de vivre des hommes de cette époque. Avant le Néolithique, vous avez le Mésolithique ou pierre moyenne, où l’on a pu noter les premiers signes de cultures des sols et la domestication de certains animaux comme le chien, puis les moutons, parallèlement à la chasse et à la cueillette traditionnelles jusqu’alors".

 

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la définition de l’art en général reste une question très difficile dans le domaine de la Préhistoire. Il faut tout d’abord avoir à l’esprit que cela dépend des époques, des lieux et des cultures

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L’éternelle question se pose : à partir de quand peut-on parler d’art en préhistoire et notamment d’art pariétal ?


Jean Clottes : "On parle d’art pariétal en présence de dessins réalisés sur les parois des cavernes. Mais la définition de l’art en général reste en effet une question très difficile dans le domaine de la Préhistoire. Il faut tout d’abord avoir à l’esprit que cela dépend des époques, des lieux et des cultures.

Pour certaines d’entre elles, il semble évident qu’il n’est pas question d’art. Pour nous, l’art est une représentation de la nature créée par l’homme sous une forme ou une autre, avec certains moyens techniques. C’est nous qui voyons ces choses de cette manière ! Si vous prenez certaines peuplades d’Amazonie qui se peignent le corps, il est évident qu’il ne s’agit pas, là, d’art".

Vous n’avez pas hésité à évoquer l’hypothèse de chamanisme avec ces représentations, hypothèse parfois discutée par certains, comment – et faut-il – distinguer entre art et religion ?


Jean Clottes : "Je ne suis pas l’auteur de ces hypothèses, car elles remontent au milieu du XXe siècle avec l’historien des religions Mircea Eliade. Cela a été repris dans les années 80 par un de mes collègues David Lewis-Williams. Mais, j’ai été très intéressé par les articles qu’il avait pu rédiger et cela a donné lieu à de nombreuses discussions avec lui. En 1994, je l’ai invité à venir dans les Pyrénées, afin de lui montrer les principales grottes et discuter devant les peintures. Il a été ravi de cette proposition et nous avons pu explorer pendant trois semaines Lascaux, Chauvet et bien d’autres grottes… Cela a été à l’origine d’un ouvrage écrit ensemble. Lorsque cet ouvrage a paru en français, il a provoqué un certain nombre de polémiques ! L’idée fondamentale est de voir dans certaines de ces représentations autre chose qu’une expression artistique, mais bien des pratiques qui s’apparentent aux rituels chamaniques que nous connaissons. Je vais vous donner un exemple : on a pu constater combien les auteurs de ces peintures ont pu tirer profit des nombreux reliefs des parois sur lesquels ils dessinaient. Vu sous une optique chamanique, si ces peintres préhistoriques dessinaient un bison avec une bosse visible sur la paroi, pour eux le bison était alors dans la roche et en achevant cette représentation, ils pouvaient dès lors entrer en contact avec ce bison. Il s’agit donc de proposer l’interprétation de ces représentations par des approches chamaniques, approches qui sont étayées par des études ethnologiques menées dans le passé pour des sociétés traditionnelles et que l’on peut encore constater dans quelques rares sociétés de nos jours. La base du chamanisme repose sur l’idée d’entrer en contact direct avec le monde surnaturel, pour certaines personnes et lors de certains rituels. C’est une constante que l’on retrouve dans le monde entier. C’est quelque chose que j’ai pu constater personnellement lors d’un séjour en Sibérie avec un chamane. J’ai en effet participé à cinq cérémonies chamaniques, dont une qui a été faite tout spécialement pour mon anniversaire ! Il m’avait promis que je vivrais très longtemps et je viens d’atteindre l’année de mes 87 ans ! (rires)….

 

Grotte Cosquer, panneau des chevaux, actuellement menacé

par la montée des eaux. ©J.Clottes

 

Pour répondre à la fin de votre question, il me semble évident qu’il ne faut pas distinguer art et religion pour ces représentations préhistoriques, même si tout ce que nous avançons ne sont que des hypothèses proposées à partir d’expériences. J’ai travaillé dernièrement pendant deux ans sur des tribus en Inde qui ont des pratiques bien particulières, et j’ai pu notamment assister à trois cérémonies funéraires. À chaque fois, un chamane était présent. Je me souviens qu’à un moment donné, j’avais remarqué des peintures sur les façades de maisons avec des mains positives comme symbole de protection, symbole que l’on retrouve dans le monde entier. Il y avait également des dessins géométriques qui répondaient à des fonctions de protection des personnes et du bétail. Toutes ces expériences sont riches d’enseignements pour comprendre les pratiques préhistoriques, tout en restant bien entendu prudent quant aux conclusions que l’on peut en tirer".


Vous avez étudié les plus belles grottes, Chauvet et Cosquer notamment, comment mène-t-on une telle recherche qui de nos jours implique une démarche de plus en plus collective ? Une révolution méthodologique – à la fois plus globale et plus fine - a été accomplie ces dernières décennies si l’on songe à ce qui était pratiqué jusqu’aux années 60.


Jean Clottes : "Absolument. De nos jours un programme de recherche particulièrement exhaustif est mis en œuvre avant toute chose. Si vous prenez l’exemple de la grotte Chauvet, j’ai tout d’abord monté un programme de recherche et une équipe réunissant de nombreux spécialistes de différentes disciplines (géologues, spécialistes des charbons, etc.) avant d’entreprendre les premières recherches. Mais avant de faire quoi que ce soit, nous avons protégé les sols. Ce qui est à la base de tout, c’est en effet la protection du site. Si on ne peut pas garantir cela, nous n’y allons pas ! Il y a alors des alternatives comme explorer de loin, avec des caméras, etc. Toutes sortes d’analyses sont pratiquées à partir du moment où elles n’ont pas une emprise destructrice sur le milieu".

 

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Ces répliques permettent grâce à des reproductions parfaites d’avoir une idée fidèle de ces lieux. Mais il reste de très nombreuses grottes en France qui peuvent encore être visitées

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Ancien conservateur général du Patrimoine au ministère de la Culture, comment protège-t-on de nos jours ces grottes souvent menacées par une ouverture au public ? Cela passe-t-il obligatoirement par des répliques comme pour Lascaux II ? Quelles grottes sont encore ouvertes au public et méritent d’être visitées ?


Jean Clottes : "Nous avons la chance en France d’avoir un certain acquiescement à cette idée de protection, il y a 100 ans, ce n’était pas du tout la même chose ! Si une grotte ornée est découverte, la première chose est de protéger les lieux. Je me souviens que lorsque Chauvet a été découverte, nous avons tout de suite demandé que des gendarmes surveillent l’entrée jusqu’à ce qu’une porte blindée interdise l’accès au lieu. J’avais malheureusement auparavant pu constater en d’autres endroits un grand nombre de pillages. L’idée de proposer au public des répliques de ces lieux est une bonne chose selon moi, lorsque c’est réalisable comme en France ou en Espagne avec Lascaux, Altamira, Niaux, Chauvet… Ces répliques permettent grâce à des reproductions parfaites d’avoir une idée fidèle de ces lieux. Mais il reste de très nombreuses grottes en France qui peuvent encore être visitées comme celles de Niaux, Rouffignac, Combarelles, Font de Gaume… Cela fait un bel échantillon représentatif de ce qui peut être découvert !"

 

Propos recueillis par Philippe Emmanuel Krautter

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Interview Jean Guilaine

24/11/19

 

Cliché J.Belondrade

Jean Guilaine est l'un des meilleurs spécialistes du Néolithique. Chercheur infatigable, c'est à partir d'une enquête sur le long terme aux quatre coins du monde que cet esprit, alliant en une rare symbiose terrain et théorie, s'est imposé également comme un pédagogue apprécié à l'EHESS, puis au Collège de France, sans oublier ses nombreuses publications. Rencontre avec une personnalité attachante à la recherche des origines de notre monde historique.


Quel a été l’élément personnel vous ayant conduit à consacrer toute votre vie à l’archéologie et notamment à la protohistoire ? « Mi-citadin et mi-rural » avouez-vous dans vos Mémoires parues chez Odile Jacob.

Jean Guilaine : "Mon père et un professeur d’histoire de l’enseignement secondaire m’ont donné le goût de l’histoire et c’est par celle-ci que j’ai découvert l’archéologie. Ayant d’autre part vécu une partie de mon enfance et de mon adolescence à la campagne, ayant observé les caractères, le contexte et les rythmes de la vie rurale en un temps encore peu marqué par la mécanisation, je me suis intéressé aux racines mêmes de cette civilisation agricole, c’est-à-dire au Néolithique. Sans doute s’est-il opéré une conjonction entre une quête scientifique sur cette période à partir de traces matérielles et une forme de nostalgie de mes propres origines.
Le cœur de votre recherche a porté sur cette période cruciale de transition de sociétés de chasseurs-cueilleurs à la révolution agricole et sédentarisation.
L’expression « Révolution néolithique » est un raccourci pour résumer ce grand changement qui a conduit certaines populations à se sédentariser puis à domestiquer plantes et animaux, c’est-à-dire à modifier la nature à leur profit. Mais la réalité archéologique est différente. Elle montre que ce processus n’a rien de révolutionnaire mais a été un phénomène de temps long, très progressif, puisque s’étant déroulé sur plusieurs millénaires. Il puise ses origines dans la sédentarisation propres à certaines régions du monde (Proche-Orient, Chine, Mexique) de sociétés de chasseurs. Cette fixation au sol a poussé ces acteurs à modifier leur perception des espèces végétales et animales et à accroître leur pression sur elles. Mais il serait faux de ne voir dans le Néolithique qu’une mutation économique car ce moment de la trajectoire humaine se confond aussi avec une transformation sociale : un choix de vie dans un cadre géographique , le regroupement volontaire de familles au sein d’une même communauté, la mise en place de codes pour faire fonctionner la localité de façon cohérente, la nécessité de respecter des règles de vie en commun, le recours à une symbolique pour servir de cadre aux comportements individuels ou collectifs, un sentiment d’appartenance identitaire".

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L’expression « Révolution néolithique » est un raccourci pour résumer ce grand changement qui a conduit certaines populations à se sédentariser puis à domestiquer plantes et animaux, c’est-à-dire à modifier la nature à leur profit

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Comment expliquer cette révolution néolithique ?

Jean Guilaine : "On n’exclut plus que des comportements de pouvoir aient existé chez les chasseurs paléolithiques. Et d’ailleurs chez certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs sédentarisés, de gros dénivelés sociaux sont observables entre des personnages importants et de véritables esclaves. Mais, de façon plus générale, les chasseurs ne produisent pas leur alimentation et se contentent de la prélever sur la nature pour la consommer immédiatement : c’est du court terme. A l’inverse, le calendrier agricole est un système de production à long terme : la récolte ne viendra que bien après les semailles et le troupeau exige une politique de gestion des bêtes selon diverses étapes. La consommation est différée de l’acte qui l’initie".
 

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Très tôt, la société agricole a engendré des dominants et des dominés

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Avec la propriété, les notions de pouvoir et de violence se sont développées. Comment l’archéologue peut-il en retrouver les traces et les interpréter ? Sommes-nous certains que ces conduites ne prévalaient pas autant auparavant ?

Jean Guilaine : "Très tôt, la société agricole a engendré des dominants (les gestionnaires de l’économie ou des relations sociales, les connaisseurs de l’histoire de la communauté et de ses traditions, les maîtres des rituels, etc.) et des dominés. Et très vite sont apparus des inégalités, des dénivelés sociaux dont témoignent les sépultures : les élites y sont reconnaissables à la qualité de leurs équipements personnels. S’élever dans la société impliquait une permanente compétition entre individus. Les dominants essaieront de fixer leur statut personnel en le rendant héréditaire.
Il est vraisemblable que le territoire était la propriété collective de la communauté, des parcelles ou des secteurs étant affectés aux diverses familles. Les dominants n’avaient sans doute pas intérêt à la création de propriétés privées qui auraient échappé à leur contrôle.
La compétition pouvait aussi jouer entre localités voisines et donner lieu à des conflits. On les reconnaît à partir de restes osseux percés de flèches ou sur des représentations iconographiques de batailles d’archers (Art du Levant espagnol)".

Votre démarche méthodologique témoigne d’un souci constant de questionnement des scénarios historiques : comment le chercheur peut-il être certain que sa démarche et ses recherches rendent compte fidèlement du passé ? Et quels sont les pièges les plus récurrents de votre discipline et comment les avez-vous surmontés ?

Jean Guilaine : "J’ai toujours porté intérêt aux scénarios historiques « à grande échelle ». J’ai ainsi proposé un modèle de diffusion du Néolithique à travers l’Europe selon un processus « arythmique » (VII-VIe millénaires avant notre ère) : rapides mouvements d’expansion de « migrants » suivis de phases de pauses, d’arrêts dans la conquête de terres. De même, j’ai travaillé sur la question « campaniforme » : une idéologie de glorification de l’individu qui, vers 2500 avant notre ère, embrasse l’Occident et favorise la transition du Néolithique à l’Âge du bronze. Les questions d’effondrement des civilisations m’ont également retenu : la fin du néolithique précéramique à Chypre, le déclin des Temples de Malte, la ruine des royaumes d’Orient vers – 1.200 et son impact sur les cultures méditerranéennes. Il reste que les interprétations sont toujours délicates (comme en histoire) et demeurent spéculatives car les facteurs à l’œuvre sont divers : climatiques, économiques, sociaux, politiques".

Les cadres temporels – une dizaine de millénaires – et spatiaux sont immenses avec une grande partie de la Méditerranée, comment avez-vous appréhendé une si vaste recherche ?

Jean Guilaine : "Je n’aime pas trop le terme « Préhistoire » : je le considère comme un « fourre-tout » car il fait référence à des situations économiques et sociales trop disparates, sans parler de son étirement chronologique. C’est pourquoi je le réserve aux sociétés de chasseurs-cueilleurs (Paléolithique et Mésolithique). En revanche, j’utilise le terme « Protohistoire » pour couvrir le temps long (dix millénaires) qui, à partir du Néolithique, conduira des premières sociétés villageoises jusqu’aux premiers états ou empires de la planète. Il y a dans cette acception une cohérence : c’est le temps des villages exclusifs, antérieur aux manifestations urbaines. On n’est plus dans la Préhistoire mais dans les premiers temps du monde rural historique. Je me suis donc intéressé à toutes les facettes de cette Protohistoire, depuis la constitution des premières localités paysannes jusqu’aux circulations transméditerranéennes de l’Âge du fer quand les cités étrusques, puniques ou grecques, commencent à se partager l’espace maritime. Ces dix millénaires sont un tout".
 

Vos premiers chantiers ont porté sur le Néolithique et sur l’Âge de bronze, en quoi vos recherches ont elles contribué à changer ce qui était présenté jusqu’alors ? L’intégration des sciences de l’environnement semble avoir été essentielle pour passer à un autre niveau d’étude.

Jean Guilaine : "Dès mes premiers travaux, j’ai souhaité faire à l’analyse de l’environnement une place essentielle. Car le Néolithique c’est d’abord l’anthropisation du milieu, un comportement humain de pression sur la nature. En France, une telle approche n’a commencé à émerger que dans les années soixante-dix du siècle passé lorsque les archéologues ont associé les naturalistes à leur démarche. Sans cette collaboration, il était impossible d’appréhender l’histoire des paysages et l’impact de l’homme sur l’environnement. Aujourd’hui la recherche paléoécologique est devenue incontournable et on doit s’en féliciter".

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J’ai souhaité faire à l’analyse de l’environnement une place essentielle. Car le Néolithique c’est d’abord l’anthropisation du milieu, un comportement humain de pression sur la nature

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Avec le recul, comment jugez-vous ce travail sur le terrain et les fouilles menées en parallèle avec celui de laboratoire ?

Jean Guilaine : "Ma génération a beaucoup œuvré sur le terrain et j’ai moi-même travaillé aux quatre coins de la Méditerranée. Mais, en symétrie, le laboratoire est incontournable dans la mesure où il apporte datations, caractérisation des matériaux, analyses chimiques, génétiques, etc. Le terrain c’est long, pénible, très coûteux en énergie mais combien exaltant ! Le laboratoire a l’avantage d’apporter parfois des résultats rapides et novateurs que les chercheurs d’aujourd’hui, dans une perspective de carrière, s’empressent de publier dans des revues à large impact. La discipline est devenue affaire d’analyses. Il est bon toutefois de revenir au terrain qui permet de livrer des matériaux frais, à même de renouveler des questions en suspens et qui, dans la vie d’un chercheur, est une « fabrique » d’images et des souvenirs qui font la richesse d’une existence".

 

Propos recueillis par Philippe Emmanuel Krautter

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Interview Michel Brunet

29 février 2016, Paris

©Collège de France

LEXNEWS a eu le grand plaisir de retrouver et d’interviewer le fameux paléoanthropologue français, découvreur d’Abel et de Toumaï, et grâce à qui l’échelle chronologique de notre humanité a pu remonter jusqu’à 7 millions d’années. A l'occasion de la sortie de son dernier livre "Nous sommes tous des Africains" (Odile Jacob Ed.), remontons une nouvelle fois le temps avec ce scientifique passionnant qui n’hésite pas à rappeler que, indépendamment des distinctions de couleur de peau, l’origine de l’homme démontre que nous sommes tous sœurs et frères, sans arrières pensées idéologiques !

 

 

©Lexnews

D’où viennent les premiers hommes ? À quoi ressemblaient-ils ? Pourquoi ont-ils décidé de quitter l’Afrique, alors qu’ils y ont vécu plus de 5 millions d’années ? À quel moment s’est faite, à partir d’une population ancestrale commune, la séparation décisive entre les chimpanzés et les humains ? C’est à une grande fresque de toute la famille humaine, s’étendant sur plus de 7 millions d’années, que nous convie ici Michel Brunet. Découvreur de Toumaï et grand explorateur, il nous expose dans ce livre, avec son talent de conteur, les grandes découvertes de la paléontologie, à partir de ses cours au Collège de France. Dans les déserts de sable ou de glace, au Tchad ou en Antarctique, l’auteur nous fait assister à son travail de fouilles. C’est à ses côtés, sur le terrain, que nous comprenons quelle était la vie de nos lointains ancêtres. Voici donc retracé pour nous l’incroyable chemin qui mène, sur plus de 500 000 générations, des tout premiers hommes à l’Homo sapiens que nous sommes.
Michel Brunet est professeur au Collège de France et professeur associé à l’université de Poitiers. Il est aussi directeur de la Mission paléoanthropologique franco-tchadienne. Il est, avec son équipe, le découvreur de Toumaï, le plus ancien représentant de l’humanité connu à ce jour. Il a publié D’Abel à Toumaï. Nomade, chercheur d’os, qui a été un très grand succès. (présentation de l'éditeur)

 

ous rappelez dans votre dernier livre Nous sommes tous des Africains que sur une histoire longue de 7 à 8 millions d’années, cela fait seulement un siècle et demi que nous avons pris conscience que nous avons une histoire. »


Michel Brunet : "Effectivement, notre histoire a au moins 7 millions d’années, alors que pendant la quasi-totalité des temps, nous avons pensé que nous n’avions pas d’histoire parce que nous réfléchissions jusqu’alors en termes créationnistes. Tout cela reposait sur la foi en une création de l’homme par Dieu, grand architecte qui n’introduisait pas d’histoire dans ce schéma. La première fois que l’on a trouvé des ossements humains, c’était en Belgique, en 1825, ils ont été placés dans un tiroir et on n’en a plus parlé… Il a fallu les découvertes de ce que l’on a appelé le Néandertal, près de Düsseldorf, pour qu’on accepte de parler d’hommes fossiles. C’était alors le milieu du XIXe siècle, ce qui correspond d’ailleurs au moment où Darwin publiait son ouvrage magistral sur la théorie de l’évolution. Le premier pré-humain va être décrit et publié en 1925, un australopithèque provenant d’Afrique du Sud - Australopithecus africanus- présenté par Raymond Dart. La première réaction a été de ne pas y croire, il était trop vieux, autour de 2 millions d’années. À cette époque, seuls étaient connus en France des Néandertaliens classiques aux alentours de 100 000 ans. 2 millions d’années, c’était beaucoup trop…

 

 

Et puis, les découvertes se sont succédé, Mary et Louis Leaky ont commencé à travailler en Afrique occidentale. En 1959, Mary trouve le premier crâne, le célèbre crâne de Zinjanthropus boisei nommé maintenant Paranthropus boisei. Les découvertes vont se poursuivre en Afrique orientale jusqu’à la fameuse Lucy en 1974, ce qui est très proche de nous si l’on y réfléchit ! Cette petite femme fut mise au jour par une équipe que dirigeaient Maurice Taieb, Yves Coppens et Donald Johanson. Pour la première fois, la communauté scientifique internationale prenait conscience que nos racines sont non seulement africaines mais profondes dans le temps (3,2 millions d’années)".

 

 

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Nous avons 7 millions d’années d’histoire, dont 5 passées en Afrique, avec une peau noire. Cela me semble un message essentiel de société à faire passer

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Nous sommes dans les années 75 !


Michel Brunet : "Oui, en effet, cela peut paraître surprenant avec le recul : il y a moins d’un demi-siècle, et qu’est-ce qu’un demi-siècle considéré sur une échelle historique d’au moins 7 millions d’années… Yves Coppens va ensuite proposer dans les années 80 sa théorie nommée East Side Story où les plus anciens préhominidés seront à l’est du rift, et à l’ouest, de l’autre côté, les grands singes. D’une hypothèse, on est progressivement passé à un dogme. C’est dans ces conditions que j’ai eu envie d’aller vérifier sur site au Tchad en 1994 après avoir travaillé 20 ans au Cameroun. Ce fut alors pour nous la découverte d’un australopithèque, Abel, Australopithecus bahrelghazali, daté de 3,5 millions d’années, plus vieux que Lucy.

 

 

Puis, en 2001, nous découvrions Toumaï, premier représentant de l’espèce Sahelanthropus tchadensis âgé de 7 millions d’années. Cela a évidemment bouleversé pas mal de choses, Toumaï devenait le plus ancien pré-hominidé, et qui plus est, ne se trouvait pas à l’est. La théorie East Side Story s’écroulait, tout en laissant un champ d’investigation énorme. Ces exemples rapidement retracés démontrent combien dans la science il y a des périodes de palier où il ne se passe rien, je m’attendais d’ailleurs après la découverte de Toumaï, il y a 15 ans, qu’elle soit suivie plus rapidement par d’autres découvertes. Mais si l’on replace toutes ces découvertes en situation, nous réalisons qu’en quelques années nous avons plus que doublé l’échelle historique concernant notre origine. Lucy, qui était il y a encore peu de temps la grand-mère de l’humanité, est plus proche de nous qu’elle ne l’est de Toumaï (Lucy remonte à 3,2 millions et Toumaï à 7 millions ; 3,8 millions les séparent donc !). En science, vous avez les découvertes attendues, et celles inattendues qui font l’objet de controverses, ce fut le cas pour Toumaï. C’est pour ces raisons que j’ai tenu à ce que mon dernier livre porte le titre « Nous sommes tous des Africains », et je souhaitais même ajouter : et des migrants !

 

 

Nous avons 7 millions d’années d’histoire, dont 5 passées en Afrique, avec une peau noire. Cela me semble un message essentiel de société à faire passer, surtout dans le contexte troublé que notre société connaît actuellement. Les plus anciens Européens se situent aux alentours de 2 millions en Géorgie au niveau du Caucase, et lorsqu’ils sont arrivés dans ces terres leur peau ne pouvait qu’être noire. Quand vous dites cela, vous sentez encore certaines réactions à ce qui est pourtant une évidence scientifique. Je pense intimement qu’il y a un net déficit d’information sur ces questions. Je tiens à rappeler sans cesse que la peau de couleur noire s’explique par une répartition différente de la mélanine qui se concentre au niveau de la peau afin de la protéger des rayons solaires, mais un individu à peau noire n’a pas plus de mélanocytes qu’un blanc de l’Alaska. Si vous prenez un peu de recul et que vous réfléchissez à tout ce qu’a provoqué cette question de couleur de peau, on reste effaré. Notre histoire, dès les premiers temps, n’est qu’une histoire de migration en permanence.

 

 

 

 

« Notre histoire, insistez-vous, n’est pas celle d’une évolution rectilinéaire qui partirait d’un ancêtre pour parvenir tout droit à nous « en costume trois-pièces ». Les choses sont plus complexes et vous avez souvent recours à cette image d’une évolution buissonnante. »
 

Michel Brunet : "Un grand nombre de collègues emploie encore le mot lignée humaine, y compris au sein du musée de l’Homme. Mais, il faut savoir que l’idée d’une lignée humaine est directement une réminiscence créationniste. De même, cette image d’Épinal que vous évoquez avec l’homme en costume trois-pièces au terme d’une évolution qui débute dans les arbres est une aberration. Scientifiquement, cela ne tient pas. Elle est passée de manière parfaite dans le grand public. Cette prétendue lignée implique qu’à l’instant T, vous avez une espèce, c’est ce que vous disent les gens du « dessein intelligent ». Ces néocréationnistes affirment être évolutionnistes, mais ajoutent que lorsque la vie est apparue, il était prévu que nous apparaîtrions également, ce à quoi je m’oppose bien évidemment.

 

 

Lorsque je fais une conférence, je montre souvent un tableau où je mets en ordonnée le temps, et en abscisse, les espèces. Sur ce schéma, vous voyez, qu’à un moment donné, sont en présence plusieurs espèces et non une seule. Il est toujours possible de se tromper et avoir multiplié des espèces qui n’existent pas, mais ma certitude est qu’il en existe que l’on n’a pas encore trouvées ! Dans le même ordre d’idées, le débat qui a eu lieu sur l’homme de Florès est significatif (squelette fossile d’un mètre dix découvert dans une grotte de l’île indonésienne de Florès et que leurs découvreurs ont estimé qu’il correspondait à une nouvelle espèce à part entière N.D.L.R.). Il n’était pas concevable d’envisager un humain avec un cerveau aussi gros que celui d’un chimpanzé. Mais Cuvier dans des îles de la Méditerranée avait pourtant décrit des éléphants nains comme pour notre homme de Florès. Pour toutes ces raisons, il est bien important d’avoir à l’esprit cette évolution buissonnante avec, à un certain moment, trois ou quatre espèces. Il ne faut pas oublier que nous sommes tout seul depuis moins de 15 000 ans, les Néandertaliens se sont éteints il y a un peu moins de 30 000 ans, à cette époque nous avions trois espèces, ce qui met à mal cette histoire de la lignée unique… En tant qu’Homo sapiens, nous sommes une forme singulière dans la mesure où nous avons ce cerveau qui est capable d’inventer le meilleur comme le pire, mais notre évolution est banale, notre histoire est également banale, c’est l’histoire d’un groupe de mammifères. Cela n’a rien d’exceptionnel".

 

 


« Le travail sur le terrain, la recherche à partir de fossiles trouvés en situation, sont au cœur de votre discipline, ce qui n’exclut pas à partir de là d’être moins frileux dites-vous et même de retrouver cette audace de rêver ».


Michel Brunet : "Imaginons que nous n’ayons pas de terrain, ce qui est d’ailleurs un peu le cas en ce moment en Afrique, vous n’auriez ni Abel, ni Toumaï, et nous en resterions à East Side Story. Nous pouvons certes étudier les fossiles existants à la lumière des progrès technologiques, je pense notamment aux immenses progrès de l’imagerie scanner… Il n’est pas question dans ce schéma d’être hostile à tout ce travail de recherche, et si vous regardez derrière moi, ce crâne de Toumaï tel qu’il était lorsque nous l’avons trouvé, c’est-à-dire déformé par les sédiments, et sa reconstitution grâce à l’imagerie, le résultat est parlant. Mais on a formé dans les écoles tout un bataillon de jeunes qui ne savent faire que cela et qui n’ont jamais trouvé un fossile de leur vie. Ils arrivent même à réclamer les fossiles que l’on a trouvés ! Pour moi ce sont des paléoanthropologues de salon. Je reste persuadé que notre métier commence avant tout sur le terrain : sans fossiles, vous n’avez rien. Si nous étions au stade d’avoir une excellente idée des représentants de la famille humaine, on pourrait encore admettre cette attitude, mais nous en sommes très loin. Il faut ajouter à cela un manque de souplesse manifeste des institutions pour monter des opérations de recherche, sans parler de la frilosité des budgets… Il est plus confortable d’être derrière un écran que de subir des vents et des tempêtes dans le désert !"

 

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J’espère que les collaborateurs de mon équipe pourront un jour retourner dans ces régions, mais en ce qui me concerne, je ne me fais guère d’illusions.

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« Nous vous avions laissé il y a presque dix ans alors que vous commenciez à explorer les déserts de Libye, en envisageant également l’Égypte, dans cet espoir de trouver des liens avec le bassin du Tchad de même niveau de datation qu’avec Toumaï. Qu’en est-il de ces recherches dans un climat politique qui a stoppé leur poursuite? »


Michel Brunet : "J’espère que les collaborateurs de mon équipe pourront un jour retourner dans ces régions, mais en ce qui me concerne, je ne me fais guère d’illusions. Nous avions trouvé des fossiles en Égypte, des niveaux intéressants, mais nous avons été obligés de stopper au début de nos recherches. Concernant la Libye, nous avions un projet à deux composantes, l’un concernant la famille humaine et la recherche d’un des « frères » de Toumaï, mais nous n’avons pas trouvé de bons niveaux, et je pense intimement que très probablement les niveaux correspondants ne sont pas à l’affleurement et sont encore recouverts. L’autre composante de nos recherches libyennes concernait les anthropoïdes anciens avec des résultats plus favorables. Notre équipe menée par le professeur Jean-Jacques Jaeger a pu montrer que les plus anciens anthropoïdes n’étaient pas égyptiens, mais libyens avec des formes autour de 39 millions d’années avec une description de trois espèces. Cette découverte m’a mené à faire des recherches en Antarctique et me conduit à essayer de monter actuellement un projet en Patagonie. Il faut bien comprendre que nous sommes sur une échelle historique à 40 millions d’années. Nous avions déjà trouvé avec la même équipe des anthropoïdes anciens en Birmanie et en Thaïlande et à ce niveau de datation (40 millions d’années), nous sommes au dernier maximum climatique. Ces découvertes en Birmanie et en Thaïlande se situent dans des mines de lignite, c’est-à-dire là où vous aviez une forêt tropicale humide qui descendait par l’Iran pour rejoindre toute l’Afrique, puis l’Antarctique et remonter dans toute l’Amérique du Sud. Nous avons retrouvé sous l’Antarctique – la calotte glaciaire se mettant en place autour de 35 millions d’années- la forêt tropicale humide, et j’étais il y a environ un mois en Patagonie dans les mines de lignite. Quand nous avons trouvé à 39 millions des anthropoïdes en Libye, l’un d’entre eux était la copie conforme de celui trouvé en Birmanie, même âge, même morphologie, même espèce… Nous avions quatre formes, et au milieu de tout cela quelques dents de rongeurs typiquement sud-américains, ce qui justifie les recherches que je souhaite poursuivre. Mais il ne faut pas oublier que lorsque nous recherchons des dents de l’ordre de 1 mm sous la calotte glaciaire, tout cela prend bien du temps !"

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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reproduction interdite sans autorisation

 

 

 

Interview Trinh Xuan Thuan

Paris, 15 septembre 2009.

 

Biographie


Trinh Xuan Thuan est né en le 20 août 1948 à Hanoï (Vietnam). Il quitteHanoi à l'âge de 6 ans. Sa famille s'établit alors à Sài Gon, ancienne capitale du Sud du pays, qui était alors séparé en deux par le 17e parallèle, conformément aux accords de Genève signés en 1954. Là, il fit des études, jusqu'au Bac, à l'école française Jean Jacques Rousseau. C'est grâce à un riche vocabulaire de français acquis à cette époque qu'il a pu écrire de grands ouvrages sur l'astrophysique, renommés tant en raison de leur exactitude scientifique que de leur caractère poétique. Il passe brillamment le bac en 1966 (mathématiques élémentaires mention très bien) au lycée Jean-Jacques Rousseau de Saïgon.
Après une année en Suisse, à l’Ecole polytechnique de Lausanne, il poursuit ses études dans les plus grandes universités américaines : au California Institute of Technology (Caltech), puis à Princeton où il obtient, en 1974, un Ph.D. en astrophysique sous la direction de l’éminent astrophysicien Lyman Spitzer, père du téléscope Hubble et l’un des pionniers de la physique du milieu interstellaire et des plasmas.
Depuis 1976 il est professeur d’astrophysique à l’université de Virginie à Charlottesville, et partage son temps entre les Etats-Unis et la France. En tant que professeur invité à l’université de Paris 7, à l’observatoire de Meudon, au service d’astrophysique de Saclay et à l’IAP (Institut d’astrophysique de Paris) du CNRS, il collabore régulièrement avec des scientifiques français.
Spécialiste internationalement reconnu de l'astronomie extragalactique (extérieure à la Voie lactée) il est l'auteur de plus de 230 articles sur la formation et l'évolution des galaxies, en particulier celle des galaxies naines, et sur la synthèse des éléments légers dans le Big Bang. Ses articles font référence dans le monde entier.
Pour ses recherches astronomiques il utilise les plus grands téléscopes au sol (Kitt Peak, Hawaï, Chili…) et dans l’espace (Hubble, Spitzer…). A la fin de l’année 2004, grâce à des observations faites avec Hubble il a découvert la plus jeune galaxie connue de l’univers (I Zwicky 18) – découverte qui a été amplement discutée dans la presse internationale.
Par ailleurs il donne un cours à l'Université de Virginie qu'il a baptisé "Astronomie pour les poètes". Les étudiants non-scientifiques ont ainsi le plaisir de découvrir les merveilles de l¹Univers.

 

 

Les ouvrages de Trinh Xuan Thuan

 

 

Son dernier livre aux éditions Plon / Fayard :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Trinh Xuan Thuan a réussi ce pari extraordinaire de rendre l'astrophysique et les origines de notre univers comme étant une mélodie familière à nos oreilles ! Le célèbre astrophysicien d'origine vietnamienne, professeur d'Astronomie à l'Université de Virginie à Charlottesville, est également un francophone convaincu puisqu'il partage sa vie entre les Etats-Unis et la France. Il est auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation en français sur l'Univers et les questions philosophiques qu'il pose.
Thuan est également chercheur à l'Institut d'Astrophysique de Paris. Rencontre avec un grand scientifique, mais également avec un troubadour de l'immensité galactique !

 

 

 


LEXNEWS : « Comment est né ce coup de foudre pour l’astrophysique, début d’un vrai rapport amoureux à l’Univers ? »

Trinh Xuan Thuan : “ Vous avez raison, c'est une passion, il est en effet possible de parler d'un véritable amour du ciel. Lorsque j'étais enfant, j'étais toujours curieux de ce qui avait trait à l'univers. Je m'intéressais toujours à la logique des choses, comment elles fonctionnaient. Je réussissais en littérature, en philosophie, mais les sciences m'attiraient le plus. Dès l'adolescence je lisais beaucoup Einstein. C'était une véritable idole pour moi ! Cela vous montre mon attirance très précoce pour la physique. Après mon bac français au lycée de Saigon, je suis parti aux États-Unis dans l'une des plus grandes universités scientifiques du monde, Caltech. J'ai donc suivi des études de physique là-bas avec les plus grands noms. Le destin m'a d'ailleurs amené à un endroit où se trouvait le plus grand télescope du monde à cette époque, celui du mont Palomar, avec un diamètre de 5 mètres. Mes professeurs de physique faisaient également, pour la plupart d’entre eux, des recherches en astrophysique, domaine scientifique en plein essor. Parmi ceux-ci, Maarten Schmidt avait découvert en 1963 les quasars, objets les plus lumineux de l'univers. C'était également l'époque de la découverte du rayonnement fossile et des pulsars. Caltech était associé aussi au Jet Propulsion Laboratory qui envoyait des sondes spatiales vers les autres planètes. Je me souviens encore de l’émotion que j’ai ressentie à la vue des premières images de Mars prises par la sonde Mariner. L’astrophysique traversait un âge d’or à la fin des années 60. Les États-Unis étaient en pleine effervescence scientifique, mais également sociale avec le mouvement hippie contre la guerre du Vietnam. Je suis donc tombé en quelque sorte dans la « marmite de l'astronomie » à ce moment-là ! Imaginez un adolescent de 19 ans avoir accès au plus grand télescope du monde et observer les confins de l'univers ! J'ai donc décidé de faire ma thèse de doctorat en astrophysique à l'université de Princeton où j'ai également eu de très grands maîtres. Mon directeur de thèse était Lyman Spitzer, le père du télescope spatial Hubble. J’ai eu la très grande chance d’avoir de grands professeurs qui m’ont appris à penser et créer. L'astronomie était pratiquement inexistante au Vietnam et je suis particulièrement reconnaissant à mes parents de m’avoir toujours soutenu dans cette voie. »

LEXNEWS : « Acceptez-vous cette idée selon laquelle vous seriez paradoxalement parti aux États-Unis séparé de votre patrie d'origine pour aller mener une quête de nos origines et de celle de l'univers ? »

Trinh Xuan Thuan : “ C’est une interprétation possible. Je crois en effet que la quête des origines a toujours été au coeur de mon parcours et pas seulement de mes propres origines, mais aussi de manière beaucoup plus universelle, de l’origine cosmique de l’homme. Nous sommes tous des poussières d'étoiles et donc cette longue histoire de 14 milliards d'années qui aboutit à notre humanité me fascine au plus haut point. »

LEXNEWS : « Vous conjuguez avec une facilité déconcertante une approche scientifique de niveau international, une vulgarisation appréciée d’un très large public et en même temps vous introduisez une dimension poétique et même spirituelle toujours délicate dans le domaine scientifique. »

Trinh Xuan Thuan : “ Absolument, c'est une démarche peu fréquente dans le milieu scientifique et un grand nombre de mes collègues se limitent à la pure science quand ils se mettent à l’écriture. Ils estiment que la science n'a rien à dire sur les autres domaines, position sur laquelle je m'inscris en faux. Je pense qu’au contraire, la science peut jeter un éclairage sur notre condition humaine et je suis contre le fait de compartimenter les choses. L'être humain est un tout, il a besoin de comprendre le fonctionnement de la nature par une approche scientifique, mais il se pose aussi des questions philosophiques et spirituelles, et il ressent également des émotions poétiques et artistiques… Pour quelle raison devrions-nous en écrivant un livre d'astrophysique nous limiter à la seule science ? Cela dit, je comprends très bien la réticence de certains de mes collègues : ils ne veulent pas franchir le seuil de la pure science de peur que leurs propos ne soient repris et déformés par des personnes ou des sectes voulant pousser telle ou telle thèse, comme ce qui se passe aux Etats-Unis avec la thèse créationniste par exemple. Ce qui fait que, dans leurs livres de vulgarisation, la plupart de mes collègues se contentent de décrire les phénomènes physiques, un point c'est tout. C'est au lecteur de faire sa propre interprétation métaphysique. Je ne partage pas ce point de vue. J'estime que lorsque j’écris, je dois aussi faire passer le message que la description des phénomènes n'est pas mon seul point d’intérêt. J'attache également beaucoup d'importance à réfléchir sur le sens de l'univers, sur notre condition humaine dans cette vaste histoire cosmique. Je veux également partager avec mes lecteurs les émotions d'un astronome quand il contemple la beauté et l’harmonie de l’univers. Je veux leur communiquer ce bonheur que je ressens lorsque je recueille avec mon télescope cette lumière partie il y a des milliards d'années d’une lointaine galaxie, avant même que les atomes de mon corps ne soient fabriqués par des réactions nucléaires au coeur d'une étoile ! Bien entendu, l'intellect vient après pour analyser les données, mais ce sentiment de connexion cosmique est de l’ordre de l’émotion. »

LEXNEWS : « Il y a très certainement également un souci de partage dans votre démarche où vous n'hésitez pas à citer des oeuvres de Monet ou du poète Whitman... »

Trinh Xuan Thuan : “ C’est un point très important, car c'est en effet un réel souci de partage qui m'anime. Très souvent les sciences donnent l'impression au grand public d'être arides, sévères et ennuyeuses. J'aime à montrer un aspect plus ludique, plus émotionnel, plus poétique de la science pour la faire partager au plus grand nombre. »

LEXNEWS : « Quelles sont les difficultés pour mener une telle entreprise à une époque où les sciences sont de plus en plus techniques et nécessitent une recherche de plus en plus détaillée ! »

Trinh Xuan Thuan : “ La quête et la transmission de la connaissance sont au coeur de ma vie professionnelle. Je partage mon temps de travail en trois domaines : il y a d'abord la recherche, puis l'enseignement à l'Université de Virginie et enfin la vulgarisation scientifique. Je me suis moi-même enrichi au contact de ces différentes activités et je ne suis pas sûr que j'aurais eu les mêmes satisfactions si j'étais resté enfermé dans une tour d'ivoire à ne faire que de la recherche. Par mon activité de vulgarisation scientifique, j'ai eu la chance et le bonheur de rencontrer des personnes de milieux totalement différents du milieu scientifique, des hommes politiques et d'affaires, des poètes, des écrivains, des artistes... qui ont considérablement enrichi ma vision du monde et de l'humanité ainsi que mon existence. Ces contacts ont renforcé ma vue bouddhiste que nous sommes tous interdépendants les uns des autres, et que notre bonheur dépend de celui des autres.
Le défi dans la vulgarisation scientifique est d'exposer la recherche et la science de manière rigoureuse, mais sans équations mathématiques, dans un langage simple et poétique, en ayant recours à des métaphores. Le but est de communiquer au grand public des informations précises qu'un scientifique ne pourrait contester. Si l'on peut ajouter à cela un aspect ludique et plaisant, la transmission de l'information est réussie. »

LEXNEWS : « 96% du contenu en masse et en énergie de l’Univers nous échappe encore totalement. Vous soulignez que les passages de l’inanimé à l’animé ainsi que de l’instinctif à la conscience restent un complet mystère pour nous. Cela ne pose-t-il pas des cas de conscience aigus pour un scientifique au XXI° siècle ? »

Trinh Xuan Thuan : “ Vous avez mis le point sur les grands problèmes contemporains de la science ! Pour moi, ce sont plutôt des défis à l'esprit humain que des cas de conscience. L'univers regorge de mystères. Je pense que l'humain va s'approcher toujours plus de la vérité ultime sans jamais l'atteindre, surtout si l'on n’utilise que la science. Pour moi, la mélodie de l'univers restera toujours secrète. C'est d'ailleurs le titre de mon premier ouvrage. Un univers dans lequel nous aurions la réponse à tout serait mortellement ennuyeux ! J'ai choisi l'astrophysique somme sujet de recherche parce que l'univers regorge de mystères à résoudre… C'est avec humilité que j'aborde cet inconnu que vous évoquez. Il faut souligner ce miracle de cet univers qui nous a créés avec une conscience suffisante pour se poser les questions sur lui et parfois même y répondre. Il ne faut pas oublier que la Terre n'est qu'un grain de poussière dans le vaste océan cosmique et pourtant, avec cette petite masse grise entre nos deux oreilles, nous avons pu déjà comprendre tellement de choses sur cet univers. Il ne faut pas pour autant perdre l'humilité qui doit toujours accompagner cette recherche et éviter toute arrogance de la science. La science n'est qu'une manière parmi d’autres, certes quantitative et puissante, d'appréhender le monde. Mais la spiritualité, la poésie ou l'art jettent aussi un éclairage aussi précieux sur la réalité qui nous entoure.»

LEXNEWS : « Vous renouez d'une certaine manière avec les humanistes de la renaissance. »

Trinh Xuan Thuan : “ Tout à fait ! Vous savez, je suis plein d'admiration pour des personnages de la Renaissance tels que Léonard de Vinci ou Galilée: ils ne se sont pas seulement intéressés à et excellés en science, mais également en art, musique, et philosophie. L'idéal de l'honnête homme me manque beaucoup et je déplore la spécialisation à outrance qui caractérise notre époque. J'estime qu’il existe beaucoup trop de spécialistes qui connaissent tout sur presque rien ! Aux États-Unis, on a tenté de remédier à ce problème de la spécialisation, en obligeant les étudiants, au cours de leurs deux premières années d'études supérieures, à s'ouvrir à d'autres disciplines en prenant des cours dans d’autres domaines que celui dans lequel ils se spécialiseront pendant les deux dernières années d'université. J’y contribue en donnant un cours à l'Université de Virginie intitulé « L'astronomie pour les poètes » destiné à des étudiants non-scientifiques. Dans ce cours, je leur décris l'univers en termes non mathématiques. Je leur explique la méthode scientifique et les implications métaphysiques et philosophiques des découvertes scientifiques. Je pense que nous nous rendons compte de plus en plus que l'hyperspécialisation peut être dangereuse et risque de nous faire passer à côté de grandes découvertes. Relier des domaines qui à première vue peuvent paraître très différents et totalement déconnectés, peuvent amener à une nouvelle vision du monde et à approche différente plus riche et plus fructueuse. Vive la pluridisciplinarité !»

LEXNEWS : « Vous prenez soin régulièrement dans vos écrits et vos interventions de souligner que le réglage qui a permis l’émergence de la vie et de la conscience dans l’Univers est d’une précision effarante ; et en même temps, vous n’hésitez pas à dire qu’il est impossible de trancher entre un hasard difficile à admettre et une nécessité invérifiable. »

Trinh Xuan Thuan : “ Pour illustrer la précision de ce réglage, j'utilise souvent la métaphore d'un archer qui devrait atteindre la cible de la taille d'un centimètre carré placé à une dizaine de milliards d'années-lumière, aux confins de l'univers !En termes de chiffre, c'est de l'ordre de 10 -60… Nous arrivons ainsi au fameux pari de Pascal. Qui est responsable de ce réglage ? La théorie du hasard est souvent proposée et, à l'opposé, un principe créateur est également avancé. Je suis bouddhiste donc je ne parle pas de Dieu, mais plutôt d'un principe qui aurait réglé les choses dès le commencement de l'univers. C'est un pari entre le hasard et la nécessité pour reprendre la fameuse formule du biologiste Jacques Monod. La science ne peut pas distinguer entre ces deux hypothèses. Certaines théories avancent que notre univers est parti d'une fluctuation quantique: l'espace était à l'origine une mousse quantique agitée par d'innombrables fluctuations et chacune de ces fluctuations s'est gonflée exponentiellement pour devenir une bulle d'univers comme la nôtre. Notre univers ne serait ainsi qu’une bulle parmi une infinité d'autres bulles dans un méta-univers. Les physiciens appellent cet ensemble d’univers-bulles un « multivers ». Dans ce schéma, tous les univers-bulles auront une combinaison perdante de constantes physiques (comme la constante de Planck qui détermine la taille des atomes, la constante de gravité qui détermine la force de gravité, etc.) et de conditions initiales (la quantité de matière noire, d'énergie noire, etc.). Ces univers seront vides et stériles, dépourvus de vie et de conscience, sauf le nôtre où par hasard la combinaison gagnante est sortie, et nous sommes le « gros lot » en quelque sorte. Il faut savoir que toutes les propriétés de l'univers dépendent de ses conditions initiales et d'une quinzaine de constantes physiques. Nous mesurons de manière extrêmement précise la valeur de ces constantes dans nos laboratoires, mais nous n'avons, en l'état actuel des lois de la physique, aucune théorie pour expliquer pourquoi elles ont la valeur qu’elles ont plutôt qu'une autre.

Pour expliquer le réglage inouï de l’univers pour que la vie et la conscience émergent, nous nous trouvons devant deux cas de figure possibles : dans le cas d'un multivers, le hasard fait que, parmi une infinité d’univers, nous avons eu la combinaison gagnante dans notre univers, alors que tous les autres univers ont eu une combinaison perdante. Si vous jouez à la loterie une infinité de fois, vous finirez par gagner. Par contre, dans le cas d'un seul univers, il est difficile d'imaginer que le pur hasard pourrait être responsable de ce réglage si fin. On serait plutôt conduit à un principe créateur. Le principe anthropique fort (du grec anthropos, « homme ») dit que l'univers tend vers l'homme. En d'autres termes, les conditions initiales et les constantes physiques ont été réglées de manière extrêmement précise dès le début de l’univers afin que les étoiles puissent naître et fassent leur alchimie nucléaire. Celles-ci fabriquent les éléments lourds nécessaires à la vie et à la conscience. Le big-bang n'a fabriqué que l'hydrogène et l’hélium. Et avec ces deux seuls éléments, la complexité ne peut pas se construire. Les éléments lourds ne forment pourtant que 2 % de la matière des étoiles, mais sans eux il n’y aurait aucune vie et conscience possible dans l'univers.

Je parie sur un principe créateur. Pour moi, le multivers n'est qu'une théorie que les télescopes ne pourront jamais vérifier, car avec ceux-ci nous pouvons seulement observer notre univers, pas d’autres univers. Or une théorie qui ne peut pas être vérifiée par l’expérience et l'observation, c'est de la métaphysique de nouveau ! Nous sommes donc ramenés à un pari métaphysique pascalien, que nous choisissions l'un ou l'autre cas de figure.»


LEXNEWS : « La cosmologie moderne interroge souvent des domaines communs à la théologie. Comment se déroule cette cohabitation aujourd’hui ? Avec votre expérience, la jugez-vous apaisée par rapport à l’époque de Galilée ou notez-vous encore des débats qui vont au-delà de la passion ? »

Trinh Xuan Thuan : Certains de mes collègues font leur métier de scientifiques pendant la semaine et vont à l'église le week-end sans jamais relier la cosmologie moderne à la théologie, du moins en public. Ce sont des « séparationistes » : ils construisent des cloisons étanches entre ces deux domaines. Mais, il existe également un courant minoritaire de scientifiques qui essaient d'instaurer une sorte de dialogue entre la science et la spiritualité, surtout dans les pays anglo-saxons. En France, à cause de votre tradition de laïcisme dans l’enseignement, il est beaucoup plus ardu d’instaurer un tel dialogue. Ainsi, en 2002, j'ai été l'un des membres fondateurs de l’International Society for Science and Religion, basée à l’université de Cambridge, en Angleterre. Cette société rassemble quelques centaines de scientifiques de haut niveau du monde entier (incluant des prix Nobel et des membres des académies des sciences de divers pays), appartenant à tous les domaines scientifiques et à des traditions spirituelles variées. Elle entend favoriser et développer le dialogue entre science et spiritualité. Il existe donc certainement une ouverture spirituelle chez certains scientifiques de très haut niveau, universellement reconnus pour la qualité de leurs travaux par leurs pairs, puisque c’est l’un des critères pour appartenir à cette société. Il faut noter aussi qu’il existe un vif intérêt, dans le grand public, pour ce genre de dialogue : le livre que j’ai coécrit avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard, « L’infini dans la paume de la main », sur les relations entre science et bouddhisme a été un best-seller dans divers pays.»

LEXNEWS : « L’Univers a presque 14 milliards d’années depuis le big-bang initial. Quelles contraintes nous empêchent encore de voir ce feu d’artifice originel dans nos télescopes ? »

Trinh Xuan Thuan : “ En astronomie, voir loin c’est voir tôt. On peut donc penser qu’en construisant des télescopes de plus en plus grands, on pourra voir de plus en plus faible, donc de plus en plus loin et de plus en plus tôt. On pourra ainsi remonter le temps jusqu’à l’instant originel. Pourtant, ce n’est pas le cas. Nous ne pourrons jamais remonter le temps avec nos télescopes au-delà de l’an 380 000 après le big bang. Et cela, parce que dans les 380 000 premières années, l'univers n’était pas transparent, mais complètement opaque. Il était rempli d’une purée de particules élémentaires : électrons, protons, noyaux d'hélium… La lumière ne pouvait pas se propager à travers la jungle des électrons. C’était comme si l’univers était plongé dans un épais brouillard. L'univers, en se diluant à cause de son expansion, se refroidit de plus en plus et en se refroidissant, permet à des structures de plus en plus complexes de se former. Pendant les 380 000 premières années, la température de l’univers était tellement élevée, les mouvements des particules élémentaires étaient tellement violents que les atomes n’avaient aucune chance de se former. Dès que des atomes se forment, ils s'entrechoquent et sont détruits instantanément. Il faut donc attendre jusqu’à l’an 380 000 ans pour que l'univers se refroidisse assez pour permettre la formation des atomes. Une fois formés, ceux-ci emprisonnent les électrons en leur sein, et la lumière dont la propagation n’est plus entravée par une multitude d’électrons peut désormais se propager librement. L’univers devient transparent. La lumière qui nous vient de cette période constitue ce qu’on appelle le « rayonnement fossile » de l’univers. Il a été découvert en 1965 et a été étudié en détail par deux sondes de la NASA, COBE et WMAP. L’observation de ce rayonnement fossile nous fournit la plus vieille image de l’univers qui puisse être captée avec un télescope, quand il n’avait que 380 000 ans.

Pour remonter plus loin dans le temps, il nous faut appeler à la rescousse les accélérateurs de particules, comme le LHC du CERN qui a été remis en marche il y a quelques mois, à la fin 2009, après une année de panne. Quand le LHC sera pleinement opérationnel, il pourra atteindre des énergies égales à celles qui existaient dans l’univers à environ un milliardième de seconde après le big bang. Nous pourrions donc remonter le temps jusqu’à une fraction de seconde après l’instant originel. J’attends avec beaucoup d'impatience les résultats du LHC. »



LEXNEWS : « Pouvez-vous nous expliquer comment appréhendez-vous l’univers tout d’abord avec votre regard de scientifique puis votre approche en tant que bouddhiste ? »

Trinh Xuan Thuan : “ En tant que Vietnamien élevé dans la tradition bouddhiste, je me suis toujours demandé comment le réel vu par Bouddha il y a 2500 ans, au moment où il a atteint l’Eveil, comparait avec le réel décrit aujourd’hui par les scientifiques en ce qui concerne les questions de temps, d'espace, de matière, d'origine de l’univers... Qu'est-ce que l'Eveil ? C'est l'accès à la connaissance suprême et Bouddha percevait certainement des vérités qui nous échappent. Ce questionnement répondait à un désir de cohérence intellectuelle. Puisque chacun des deux systèmes de pensée, scientifique et bouddhique, prétend décrire le réel, il me semblait que, s’ils sont tous les deux cohérents et logiques, ils devaient se rencontrer quelque part.

Mais je ne connaissais pas les textes bouddhiques tibétains anciens du VIIe siècle et mon questionnement demeurait sans réponse. Ce fut donc un véritable bonheur pour moi d’avoir rencontré Matthieu Ricard en 1997 lors de l’université d’été d’Andorre. Matthieu était la personne idéale avec qui aborder ces questions. Non seulement il avait une formation scientifique, ayant reçu son doctorat en biologie moléculaire de l’Institut Pasteur, mais il connaissait bien la philosophie et les textes bouddhiques, étant devenu moine bouddhiste et vivant a Népal depuis une trentaine d’années. Nous avons eu de passionnantes conversations dans le magnifique paysage des Pyrénées d’Andorre. Un livre, L'infini dans la paume de la main, est né de ces échanges amicaux entre un astrophysicien oriental né bouddhiste, et un scientifique occidental devenu moine bouddhiste. A la fin de nos conversations, j'étais très réconforté de voir que la vision scientifique contemporaine du monde n'entrait pas en contradiction avec la vision de Bouddha d'il y a 2500 ans. Le bouddhisme décrit le réel à l’aide de trois concepts fondamentaux. Le premier concept est celui de l'interdépendance : rien ne peut exister de façon autonome et être sa propre cause. Un objet ne peut être défini qu’en termes d’autres objets, et n’exister qu’en relation avec d’autres entités. L’astrophysique moderne nous dit que nous sommes tous interdépendants parce nous partageons tous la même généalogie cosmique : nous avons des ancêtres communs qui sont les étoiles et nous sommes donc les cousins des coquelicots des champs et les frères des bêtes sauvages !
Le deuxième concept fondamental du bouddhisme est l’impermanence: tout évolue, tout change, tout bouge à chaque instant. Ce concept de changement perpétuel et omniprésent rejoint ce que dit la cosmologie moderne. L’immuabilité aristotélicienne des cieux et l’univers statique de Newton ne sont plus. Avec la théorie du big bang, l’univers a un commencement, un passé, un présent et un futur. Toutes les structures de l’univers – planètes, étoiles, galaxies ou amas de galaxies – sont en mouvement perpétuel et participent à un immense ballet cosmique. Au moment même où nous sommes en train de parler, la Terre tourne à 30 km/s autour du Soleil, le soleil nous entraîne à 230 km/s autour de la Voie lactée et la Voie lactée tombe vers Andromède à 90 km/s ! Les sens sont très trompeurs comme disait Bouddha et nos yeux ne perçoivent pas tout ce qui se passe. Cela est très différent de la pensée d'Aristote qui estimait que seules la Lune et la Terre changeaient parce qu'elles étaient du domaine de l’imparfait alors que le ciel lui ne changeait pas du fait de sa perfection. Or, cette pensée a prédominé pendant près de 20 siècles en Occident.
La vacuité est le troisième concept fondamental du bouddhisme. Elle ne signifie pas le néant, mais l’absence d’existence propre. La physique quantique nous tient un langage étonnamment similaire en ce qui concerne la nature de la lumière. Celle-ci n’est pas intrinsèque, mais peut changer par l’interaction entre l’observateur et l’objet observé. La lumière est onde quand on ne l’observe pas, mais dès qu’il y a mesure ou observation, elle prend l’aspect d’une particule. Etant à la fois onde et particule, elle ne possède pas d’existence intrinsèque.
La science et le bouddhisme ont donc des vues convergentes du réel. Mais il ne faut pas oublier que le but ultime respectif de la science et du bouddhisme n’est pas le même. La science s’arrête à l’étude et à l’interprétation des phénomènes, alors que pour le bouddhisme le but est thérapeutique. En appréhendant la vraie nature du monde physique, nous pouvons nous libérer de la souffrance engendrée par notre attachement erroné à la réalité apparente du monde extérieur et progresser dans la voie de l’Eveil.»

 

LEXNEWS : «Merci Trinh Xuan Thuan pour ce généreux témoignage. Votre vision à la fois scientifique et poétique de ce qui constitue votre vie et notre vie va sans nul doute nous conduire à lever un peu plus notre regard vers notre voûte céleste !"

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

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Un petit mot de Trinh Xuan Thuan tout spécialement pour nos lecteurs !

 

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