Philippe Sollers
(1936-2023)
Un an après...
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Philippe Sollers : « La Deuxième Vie » roman,
Gallimard, 2024.
Il ne s’agit pas d’un roman d’outre-tombe, mais bien du souffle encore
perceptible d’un écrivain qui fut amoureux de la vie. Délaissant la mort
pour l’éternel état, les passions tristes pour la lumière, la vivacité au
lieu de l’atermoiement, Philippe Sollers offre avec « La Deuxième Vie » un
témoignage sensible d’un apôtre de la lumière, celle irradiant toute vie
mais dont, selon lui, nous nous écartons si souvent…
Avec ce dernier témoignage fragmentaire, à la manière des antiques dont il
goûtait la pensée, et une sagacité aiguisé aux philosophies et poètes des
temps modernes, Philippe Sollers émeut encore une fois avec ce relais,
d’un œil à la fois railleur et sérieux, celui-là même qu’était le sien
lorsqu’il évoquait les idées essentielles qui l’animaient. Ainsi que le
souligne son épouse Julia Kristeva en un texte poignant placé en
contrepoint du roman, c’est un Sollers inconnu ou méconnu qui se dévoile
dans ces pages tenant du combat spirituel.
L’amoureux de Tiepolo et autres architectures baroques vénitiennes a
compris combien il était essentiel de réaliser que « La vraie vie consiste
à vivre sa propre mort. Non LA mort, mais SA mort. C’est une révélation
tardive, une révolution radicale. » La narration s’estompe, les
fulgurances épurées s’immiscent de plus en plus au fil des dernières
heures avant le passage, Sollers gardant précieusement le cahier vert du
manuscrit de « La Deuxième Vie » tout au long de son dernier parcours
médical…
Il faudra lire et relire ces pensées ultimes qui, à la manière des
stoïciens bien que différemment, nous invitent à méditer sur notre mort,
non point en un autocentrage morbide mais bien au contraire afin
d’éclairer notre vie, celle présente et à venir.
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« Philippe Sollers entre les lignes » de Pascal
Louvrier, 260 pages, Le Passeur Éditeur, 2024.
Pascal Louvrier
avait déjà marché dans les pas de Philippe Sollers en 1996 avec une «
psychographie », ainsi qu’il dénomme ses biographies (Sagan, Bataille…)
qui avait été déjà remarquée. Moins d’un an après la disparition de
l’écrivain, l’auteur a repris ses archives et livre une nouvelle version
augmentée d’une cinquantaine de pages notamment de témoignages inédits. «
Philippe Sollers entre les lignes » convie ainsi le lecteur à suivre ce
papillon des lettres que fut Sollers, une personnalité souvent difficile à
saisir mais toujours attirée par l’art. Louvrier cherche pourtant à
démêler l’apparent écheveau de l’écrivain qui toute sa vie s’ingénia à
brouiller les pistes en une guerre stratégique permanente qu’il érigea en
ligne de conduite (ses grands écarts par exemple de Mao à Jean-Paul II).
Ces cartes en main, l’essayiste ne se décourage pourtant pas et emprunte
les lieux sollersiens incontournables : Paris, l’Île de Ré, Venise… Si la
littérature fut toujours au centre de la vie de Philippe Sollers, la
musique (Mozart, Haydn et bien d’autres) et les arts – la peinture
notamment avec du Tintoret à Manet, sont autant de sources d’inspiration
pour son œuvre protéiforme si l’on considère des ouvrages aussi différents
que Paradis, Femmes ou encore La Guerre du goût…
Le rythme de l’essai de Pascal Louvrier volontairement calqué sur celui de
Sollers laisse une impression vivifiante à la fois de légèreté et de
profondeur, une vivacité malicieuse toujours à l’œuvre jusqu’aux derniers
jours de l’écrivain. Sollers agace, Sollers séduit, Louvrier a choisi de
montrer combien cette dernière image est celle à retenir. |
Philippe Sollers en Folio…
« Agent secret » Mercure de France (2021) Folio 2070 Gallimard, 2022.
Paru initialement au Mercure de France, « Agent secret » dévoile une
partie - une partie seulement - de l’identité de l’écrivain. Cet apôtre de
la clandestinité livre en effet en ces pages quelques conseils pour faire
métier d’agent secret, ne pas tout dire, ne pas tout écrire et surtout cet
avertissement « Des personnages heureux n’ont pas intérêt à se faire
remarquer » sicut dixit. Philippe Sollers nous donne en conclusion
un rendez-vous, celui de l’essentiel, « Être là, en effet, voilà la
question. La seule. Entrez, parlez, écoutez, soyez présent à vous-même, ne
lâchez rien. Soyez là ». « Mouvement » Folio 6457, Gallimard, 2016.
Avec « Mouvement » Sollers entre au cœur de la philosophie, celle de Hegel
qu’il ne cessa d’explorer ainsi qu’en témoigne cette phrase du philosophe
allemand placée en exergue du livre : « La vérité est le mouvement
d’elle-même en elle-même ». En ces pages, l’écrivain part à la rencontre
des thèmes déterminants de la pensée hégélienne, l’Absolu, l’Idée, la
logique, le temps aboli de ses frontières, la beauté, la mort… pour les
confronter à sa propre créativité romanesque. |
« Désir » folio 6916, Gallimard, 2020. Avec « Désir » le lecteur
découvrira «Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), dit «le Philosophe
inconnu», ce penseur français, figure centrale de l’Illuminisme européen.
Ce livre alerte comme à l’accoutumée avec Sollers et revisite ce XVIIIe
siècle qu’il chérissait tant et à partir duquel il aborde le thème
omniprésent du « contre-désir » qui inverse les priorités jusqu’alors
acquises… « Légende » Folio 7053, Gallimard, 2021. Avec « Légende
», Sollers questionne nos existences, notre quotidien, à l’heure de la
robotisation et de la Technique… Et pourtant, selon l’auteur, un nouveau
Cycle a débuté, faisant tomber les masques. Véritable éloge de la
singularité, il existe d’autres alternatives à la fatalité ! « Le
Nouveau » Folio 6777, Gallimard, 2019. Lorsque la généalogie familiale
croise les chemins de l’Histoire, cela donne naissance à un récit court et
incisif convoquant tout aussi bien Shakespeare que l’infini en une
jubilation métaphysique dont seul l’auteur a le secret !
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Dossier Marcel Proust |
« Les Amis de Marcel Proust » de
Georges Cattaui ; Avant-propos de Jean-Yves Tadié, Éditions de L’Herne,
2021.
Avec un avant-propos signé Jean-Yves Tadié, spécialiste incontournable de
Proust, c’est un ouvrage exquis que nous proposent les éditions de
L’Herne. Tel un album de photographies d’antan que l’on constituait dès le
plus jeune âge des enfants et que l’on poursuivait sa vie durant, cet
ouvrage à la couverture bleue soignée livre, en effet, à la rêverie, à
l’observation, mais aussi à la découverte plus d’une centaine de
photographies consacrées à l’univers de Marcel Proust. « Famille, amis,
enfance, âge adulte, biographie ordonnée par la chronologie des poses,
parfois dues à des photographes connus, Otto, Nadar fils. Pas
d’instantanés ici. Et des mystères (…)» souligne Jean-Yves Tadié.
Nous devons cette inestimable réunion de photographies à Georges Catttaui
qui la fera paraître - il sera l’un des premiers, à Genève sous le titre «
Proust documents iconographiques » chez l’éditeur d’art Pierre Cailler en
1956 ; divisé en deux parties, le lecteur y retrouvera à la fois les
proches de Marcel Proust – son frère Robert, sa grand-mère, bien sûr, mais
aussi un grand nombre de ses amis dont le fameux comte Robert de
Montesquieu ou encore Reynaldo Hahn devant son piano. « Les Maîtres, les
modèles et les amis » de l’écrivain s’y croisent au gré des pages.
Photographies, toiles avec notamment le célèbre portrait de Proust par
Jacques-Emile Blanche qui ouvre l’album, croquis, dessins et reproductions
jalonnent ainsi le siècle de Proust et celui d’ « A la recherche du temps
perdu ».
Mais, cet ouvrage offre au lecteur bien plus qu’un pur album
photographique, il nous redonne à lire ou relire cet admirable texte,
sensible et profond, écrit par Georges Cattaui lors de la première
parution de l’ouvrage. Un subtil alliage d’observations, de réflexions et
de subjectivité conférant à ces photographies, telles des pierres
précieuses serties, une profonde et délicate lumière. C’est le monde de
Marcel Proust mais aussi celui quelque part de « A la recherche du temps
perdu » qui se dévoilent... « La littérature est une hallucination, ce que
nous allons entendre, ce sont les phrases d’A la recherche du temps perdu.
» écrit Jean-Yves Tadié.
L.B.K
Marcel Proust : « Lettres à Horace
Finally » ; Edition établie par Thierry Laget ; Avant-propos de Jacques
Letertre ; Collection Blanche, Gallimard, 2022.
Horace Finaly compte parmi ces grands banquiers d’affaires de
l’entre-deux-guerres ayant joué un rôle essentiel à la Banque de Paris et
des Pays-Bas. Curieusement, son nom tombé dans l’oubli resurgit
aujourd’hui par le truchement de son célèbre camarade de classe au Lycée
Condorcet, un certain Marcel Proust…
Devenu personnage de roman pour Giraudoux dans « Bella » et pour certains
identifié à Bloch dans la « Recherche », cet ami de toujours, disponible
alors que son agenda ne le permettait guère, aidera Proust dans les
problèmes rencontrés avec son encombrant compagnon de l’époque Henri
Rochat. Sollicitant les relations du banquier pour lui trouver un poste au
lointain Brésil, Finaly s’exécutera généreusement malgré les déconvenues
survenues par l’attitude de l’encombrant personnage, ainsi que le rappelle
Jacques Letertre en avant-propos.
Le présent recueil de cette correspondance inédite s’ouvre sur une lettre
datée de 1920, le reste de la correspondance de jeunesse étant
malheureusement perdue. L’auteur de la « Recherche » s’adresse à son «
cher ami d’autrefois et de toujours » en souvenir des années passées à
Condorcet. Proust au fil des lettres égrène ses chers souvenirs même si
les « espérances ne se réalisent pas », le passé n’étant jamais perdu pour
l’écrivain. La maladie de Proust, cloué maintenant la plupart du temps au
lit, est omniprésente, ce qui ne l’empêche pas pour autant de « caser »
son protégé loin de l’Hexagone grâce à l’influence et relations de son
vieil ami.
Pointent quelques traits d’humour « proustiques » ainsi qu’il se qualifie
lui-même. Rochat se trouve finalement envoyé en Amérique du Sud par Finaly,
au lieu de la Chine initialement prévue. Puis viendront les tendres et
touchants témoignages d’amitié lors du décès de l’épouse tant aimée
d’Horace en mai 1921, témoignages émaillés par les frasques de Rochat au
Brésil, sans oublier les multiples fièvres de la santé déclinante de
Marcel Proust au terme de sa vie. Durant ces derniers mois qui lui restent
à vivre, l’écrivain adressera en avril 1922 un dernier témoignage à son
ami de toujours sous la forme d’un envoi autographe sur la page de garde
du tome I de « Sodome et Gomorrhe » paru le même mois. Dans cette ultime
adresse, Marcel Proust, même s’il « n’aime pas mêler de la littérature à
un souvenir douloureux et vivant en moi » pense une dernière fois à son
fidèle ami sous le signe de l’amitié et du souvenir de sa défunte épouse.
Un vibrant et ultime témoignage un siècle exactement après la disparition
de l’écrivain.
Philippe-Emmanuel Krautter
« Proust, la fabrique de l'œuvre »
sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fait et Nathalie Mauriac
Dyer, catalogue d’exposition BNF, 240 pages, Gallimard, 2022.
Vaste entreprise que d’explorer la fabrique de l’œuvre de Marcel Proust !
Mais, une heureuse initiative entreprise aujourd’hui sous la direction
d’Antoine Compagnon de l’Académie française à l’occasion de l’exposition
éponyme actuellement à la BnF. A l’image d’un abécédaire littéraire des
plus nourris, le présent catalogue présente de A à Z, la création
littéraire proustienne avec des entrées aussi variées et pittoresques que
« Water-closet », « Zut, zut, zut, zut » ou « Kapitalissime »… Derrière
l’apparent farfelu de certaines de ces thématiques se trouve cependant
développé avec brio et passion le véritable laboratoire d’écriture de
l’auteur de La Recherche. Ainsi que le relèvent Antoine Compagnon,
Guillaume Fait et Nathalie Mauriac Dyer « la vision de l’écrivain au
travail dans ses manuscrits s’impose aussitôt au lecteur », évoquant les
fameuses paperoles qui accompagnaient ce travail souvent long et répété de
rédaction se nourrissant de multiples références croisées. Comment
cependant recoller tous ces morceaux accumulés par ce long processus de
composition ? Quelle relation entretenait l’écrivain avec le temps, ce
fameux « Temps », tout au long de la genèse de l’œuvre à accomplir ?
Comment avons-nous reçu ce legs un siècle après et que faire de ces
multiples manuscrits constituant la création proustienne ? C’est à ces
questions auxquelles répond avec précision et clarté ce riche catalogue
illustré, bien sûr, par de nombreuses reproductions des manuscrits de
Marcel Proust, mais aussi de photographies d’époque et autres œuvres
d’art. Pour les amateurs du célèbre écrivain, mais aussi pour les esprits
curieux souhaitant vagabonder de page en page dans l’immense laboratoire
de la création littéraire d’A la recherche du temps perdu, cet abécédaire
réservera bien des agréments et exquises surprises.
« Jacques-Emile Blanche – Portrait
de Marcel Proust en jeune homme » ; Préface de Jérôme Neutres ; Éditions
Bartillat, 2021.
À souligner, en cette année 2022 marquant le centenaire de la mort de
Marcel Proust, la réédition de l’ouvrage intitulé « Portrait de Marcel
Proust en jeune homme » aux éditions Bartillat ; un ouvrage réunissant
quatre textes signés Jacques-Emile Blanche, tous consacrés à l’auteur de «
À la recherche du temps perdu ». Peintre, critique et écrivain,
aujourd’hui certes moins connu que son contemporain, Jacques-Emile Blanche
fut, cependant, un peintre réputé ; on lui doit notamment des portraits de
Liszt, Montesquiou, Gide, Cocteau ou Mauriac… Il est surtout l’auteur du
fameux portrait de Marcel Proust, jeune homme, en 1892 ; un des rares
portraits qui nous soit parvenu de Proust, que ce dernier conserva près de
lui toute sa vie, aujourd’hui au Musée d’Orsay et qui illustre la
couverture de cet ouvrage.
Jérôme Neutres revient dans sa préface sur ces deux destins qui n’ont eu
de cesse de se croiser sans jamais avoir cependant la même trajectoire.
Marcel Proust, de dix ans son cadet, connut enfant Jacques-Emile, fils du
célèbre psychiatre Blanche. Se retrouvant étudiants, ayant des amis en
commun dont Robert de Montesquiou ou encore François Mauriac, ils se
croisèrent et se brouillèrent à maintes reprises ; si leur amitié fut,
ainsi que le souligne Jérôme Neutres, asymétrique, Blanche vouera
cependant une amitié et admiration indéfectibles envers le jeune homme, le
dandy et l’auteur de la Recherche… « Le succès de Proust ne signe-t-il pas
le seul vrai accomplissement de Blanche qui aura été de peindre et de
révéler le plus grand écrivain du XXe siècle ? » interroge le préfacier.
Aussi est-ce avec un intérêt certain que le lecteur pourra découvrir ces
délicieux écrits de Jacques-Emile Blanche.
Deux ont été rédigés du vivant même de Proust dont l’un daté de 1914 ;
publié dans « L’Écho de Paris » à l’occasion de la parution l’année
précédente « Du côté de chez Swann », Jacques-Emile, en visionnaire, y
loue ce premier volume « sans précédent dans notre littérature ». Les deux
autres textes ont été écrits par le critique et ami après la disparition
de Proust ; le premier est un émouvant témoignage paru dans le numéro
spécial de la NRF, « Hommage à Marcel Proust », en 1923 ; le dernier
écrit, plus qu’élogieux et touchant, est extrait de l’ouvrage de Blanche «
Mes Modèles » paru en 1929.
Un portrait et quatre textes qui dépeignent ce même jeune homme à
l’orchidée qu’admira toute sa vie le peintre et écrivain. « (…) Blanche
aura au fond recommencé toute sa vie le portrait de Proust en jeune homme.
Il aura remis régulièrement son plus célèbre tableau sur son chevalet,
pour le décrire et le commenter avec des mots. » souligne encore en sa
préface Jérôme Neutres.
L.B.K.
Jean-Yves Tadié : « Proust et la
société », Éditions Gallimard, 2021.
C’est à la recherche d’un Proust dans son temps, dans sa société auquel
nous convie Jean-Yves Tadié avec cet ouvrage « Proust et la société » qui
vient de paraître aux éditions Gallimard. L’auteur nous dévoile, tour à
tour, un Marcel Proust sociologue, géographe, historien ou encore
psychologue. Le lecteur retrouvera ainsi Proust dans son milieu avec ses
domestiques mais aussi le dandy regardant la société et « le peuple ». En
ce tournant du siècle, on découvre également un Proust bien ancré dans le
monde de la finance même si ses placements seront souvent malheureux et
que l’écrivain se dit plus d’une fois exagérément ruiné… L’auteur revient
ainsi sur les rapports que l’écrivain entretenait avec l’argent.
Mais, pour cet ouvrage, Jean-Yves Tadié ne s’est pas limité à nous révéler
un Marcel Proust en son temps, il a également entendu faire dialoguer
cette société contemporaine avec celle-là même de A la Recherche du
temps perdu. Ce monde que dépeint et fit vivre avec sa sensibilité et
ses émotions l’écrivain en des pages mémorables, modifiant, changeant noms
et lieux tout en leur laissant une certaine part de réalité. Ce n’est pas
un regard, mais des regards que livre la Recherche. Ainsi, Jean-Yves Tadié
analyse-t-il « La France de 1871 et la famille de Marcel Proust » ou ces «
Figures de la modernité », que l’on retrouve tout au long de la
Recherche et que Marcel Proust, Alfred Agostinelli, mais aussi
Albertine, connurent en leur temps. L’auteur ne souligne-t-il pas en son
introduction que Marcel Proust fut « un prodigieux observateur, et,
d’après les souvenirs de ses amis, dans les salons, les restaurants, voire
les maisons closes, un enquêteur infatigable ». La Recherche rend
compte d’une société, celle dans laquelle l’écrivain non seulement évolua,
celle qu’il observa, scruta, mais aussi celle qu’il écrivit et imagina.
Or, « la société décrite et analysée par Proust, parce qu’elle est
représentée de manière symbolique, est encore vivante, et même « créatrice
». Les structures profondes échappent au temps et aux modes. Il y a une
mode des modes qui, elle, ne se démode pas. », ajoute Jean-Yves Tadié.
Qu’il soit boursicoteur peu chanceux, technophile amoureux, géographe des
lieux…, c’est le portrait d’un Marcel Proust moins connu, parfois inédit
que convoque en ces pages Jean-Yves Tadié, et ce, pour le plus grand
plaisir du lecteur.
L.B.K.
« PROUST, Le Concert Retrouvé / Un concert au Ritz à la Belle Époque »
; Théotime Langlois de Swarte (violon), Tanguy de Williencourt (piano) ;
CD, Stradivari Musée de la musique Paris, Harmonia Mundi, 2021.
Le temps d’un enregistrement – ce temps si précieux à Marcel Proust –c’est
l’univers de la Recherche qui vient occuper tout l’espace sonore
subtilement déployé par deux musiciens talentueux, Théotime Langlois de
Swarte au violon et Tanguy de Williencourt au piano. Le disque paru chez
Harmonia Mundi s’intitule en effet « Proust, le concert retrouvé ». Il
n’est cependant pas ici question de quelques vagues programmes « à la
manière de », mais bien d’une véritable recherche musicale sur un concert
ayant réellement eu lieu, le 1er juillet 1907 à l’hôtel Ritz de Paris.
C’est une lettre écrite par Proust deux jours après ce fameux concert à
son ami Reynaldo Hahn qui nous en dévoile toute la saveur, saveur qui fait
l’objet du présent enregistrement. L’univers musical des salons parisiens
se trouve spontanément révélé, dépassant la chronologie, pour composer de
véritables tableaux de musique.
Proust avait des choix bien arrêtés en matière d’art, en témoignent ses
nombreuses références à la peinture et à la sculpture dans son œuvre, et
la musique ne faisait pas exception. Il retint lui-même le programme de ce
concert ainsi que le choix de ses interprètes. Son amour pour la musique
de Fauré n’a d’égal que son admiration pour les choix révolutionnaires
introduits par Wagner, Proust n’hésitant pas à faire des parallèles entre
la mort d’Isolde et celle de la grand-mère dans la Recherche…
(...) Nos deux interprètes ont su se saisir de cette « matière » musicale ample
et disparate pour en restituer toute l’unité féconde qu’avait souhaitée
l’écrivain en concevant ce programme. Proposant ces œuvres sur des
instruments d’époque, le fameux « Davidoff », l’un des cinq Stradivarius
de la collection du Musée de la musique de Paris, ainsi qu’un généreux
Érard datant de 1891 restituant fidèlement et avec rondeur ces morceaux
choisis.
Dans ce « Concert retrouvé », un arrangement de la fameuse pièce « A
Chloris » ouvre tout en sensibilité ce disque. Ravissement également pour
cette séduisante interprétation de la Sonate pour violon et piano n° 1 en
La majeur op. 13 de Fauré, une œuvre au charme spontané et aux «
hardiesses les plus violentes », ainsi que le souligna en son temps
Camille Saint-Saëns. Saut dans le temps voulu par Proust avec Couperin et
« Les Barricades mystérieuses » qui ne pouvait que séduire par son style
luthé l’écrivain amoureux de Versailles. Mais aussi, l’incontournable
Chopin, omniprésent dans les salons parisiens, Robert Schumann et « Das
Abends » dont le mélomane n’aura aucune peine à imaginer l’effet sur les
heureux invités de ce concert. Un merveilleux enregistrement, qui en plus
d’être un hommage inspiré à Marcel Proust en cette année anniversaire,
offre ce portrait délicieux de toute une époque saisie avec talent par les
deux interprètes.
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« Marcel Proust – Une vie de
lettres et d’images » de Pedro Corrêa do Lago ; Préface de Jean-Yves Tadié
; 19.5 x 25 cm, 288 pages, Editions Gallimard, 2022.
Parmi les nombreuses publications consacrées à Marcel Proust, l’ouvrage «
Marcel Proust – Une vie de lettres et d’images » retiendra assurément
l’attention, offrant à la lecture un fécond et foisonnant dialogue.
Plaisir, en effet, que d’ouvrir ces pages et de se promener dans ces
multiples entrées où biographie, photographies, manuscrits et documents se
répondent tels des échos infinis de la « Recherche ». Plus de 300
documents y sont réunis et présentés par les plus grands soins de Pedro
Corrêa do Lago, passionné par Marcel Proust depuis plus de quarante ans.
L’auteur n’a pas hésité pour cet ouvrage préfacé par Jean-Yves Tadié à
ouvrir au lecteur sa propre collection privée, l’une des plus grandes
collections au monde de lettres et manuscrits autographes. Cet ouvrage
construit de manière chronologique propose de nombreuses entrées et thèmes
abordés qui interpellent ou surprennent au gré de ces lettres, billets,
dessins ou photographies rarement montrés en un vertigineux kaléidoscope ;
le lecteur parcourt ainsi, sur plus de 260 pages de documents pour la
plupart inédits, tant la vie de Marcel Proust, sa famille, ses amis, ses
goûts et déceptions et sa « Conquête du grand monde », mais aussi, en
contre point, la fabrication de la « Recherche » et la reconnaissance de
l’un des plus grands écrivains français… C’est tout l’univers proustien,
passionnant et tourbillonnant, qui se donne ainsi à voir, à lire et à
découvrir telle une merveilleuse lanterne magique…
L.B.K.
Jean-Yves Tadié : « Proust et la
société », Éditions Gallimard, 2021.
C’est à la recherche d’un Proust dans son temps, dans sa société auquel
nous convie Jean-Yves Tadié avec cet ouvrage « Proust et la société » qui
vient de paraître aux éditions Gallimard. L’auteur nous dévoile, tour à
tour, un Marcel Proust sociologue, géographe, historien ou encore
psychologue. Le lecteur retrouvera ainsi Proust dans son milieu avec ses
domestiques mais aussi le dandy regardant la société et « le peuple ». En
ce tournant du siècle, on découvre également un Proust bien ancré dans le
monde de la finance même si ses placements seront souvent malheureux et
que l’écrivain se dit plus d’une fois exagérément ruiné… L’auteur revient
ainsi sur les rapports que l’écrivain entretenait avec l’argent.
Mais, pour cet ouvrage, Jean-Yves Tadié ne s’est pas limité à nous révéler
un Marcel Proust en son temps, il a également entendu faire dialoguer
cette société contemporaine avec celle-là même de A la Recherche du
temps perdu. Ce monde que dépeint et fit vivre avec sa sensibilité et
ses émotions l’écrivain en des pages mémorables, modifiant, changeant noms
et lieux tout en leur laissant une certaine part de réalité. Ce n’est pas
un regard, mais des regards que livre la Recherche. Ainsi, Jean-Yves Tadié
analyse-t-il « La France de 1871 et la famille de Marcel Proust » ou ces «
Figures de la modernité », que l’on retrouve tout au long de la
Recherche et que Marcel Proust, Alfred Agostinelli, mais aussi
Albertine, connurent en leur temps. L’auteur ne souligne-t-il pas en son
introduction que Marcel Proust fut « un prodigieux observateur, et,
d’après les souvenirs de ses amis, dans les salons, les restaurants, voire
les maisons closes, un enquêteur infatigable ». La Recherche rend
compte d’une société, celle dans laquelle l’écrivain non seulement évolua,
celle qu’il observa, scruta, mais aussi celle qu’il écrivit et imagina.
Or, « la société décrite et analysée par Proust, parce qu’elle est
représentée de manière symbolique, est encore vivante, et même « créatrice
». Les structures profondes échappent au temps et aux modes. Il y a une
mode des modes qui, elle, ne se démode pas. », ajoute Jean-Yves Tadié.
Qu’il soit boursicoteur peu chanceux, technophile amoureux, géographe des
lieux…, c’est le portrait d’un Marcel Proust moins connu, parfois inédit
que convoque en ces pages Jean-Yves Tadié, et ce, pour le plus grand
plaisir du lecteur.
L.B.K.
« Marcel Proust » ; Cahier de l’Herne dirigé par Jean-Yves Tadié, 304
pp., Éditions de l’Herne, 2021.
Ces deux dernières années se présentent décidément riches en inédits ou documents rares
proustiens. Avec la parution des soixante-quinze feuillets, le somptueux
Cahier des éditions de l’Herne consacré à l’auteur de la Recherche
s’avère non seulement l’occasion de revisiter l’œuvre du grand écrivain,
mais aussi d’entrer au cœur même de la création proustienne, démarche
exigeante ainsi qu’en témoignent les études et documents réunis.
Jean-Yves Tadié, grand spécialiste de Proust et coordinateur de cette édition, ouvre
son avant-propos en rappelant que « le grand mystère de la littérature
véritable, c’est, comme disait Saint-John Perse (…) l’obscure naissance du
langage ».
Une conception qui s’entend de manière plurielle, qu’il
s’agisse de cette hypersensibilité de l’écrivain au monde qui l’entoure ou
de son rapport à l’histoire de l’art, de la musique, et bien entendu, la
littérature.
Ce Cahier ouvre ses pages aux témoignages moins connus, une cousine,
Valérie Thomson, des amis, les Schiff, son dernier secrétaire, Henri
Rochat. Tous ont en commun d’avoir connu l’écrivain et d’en livrer l’une
des nombreuses facettes à l’image de la fameuse lanterne magique… Ainsi
que le souligne très justement Jean-Yves Tadié, cette impressionnante
réunion d’études vise moins à « accroître nos connaissances que de
maintenir une œuvre en vie et de lui garantir la jeunesse et une forme
d’immortalité ». À l’heure de la sollicitation incessante de nos
contemporains par le monde numérique qui entraîne souvent une perte de
concentration pour aborder de grandes œuvres volumineuses, cette tentative
s’avère non seulement non seulement plus que louable, mais aussi
indispensable au risque de perdre encore tout un pan de la culture
classique déjà bien entamée.
De nombreux inédits puisés dans les Cahiers de Marcel Proust, un article
inconnu de Reynaldo Hahn, grand ami de Proust, des témoignages de nombreux
contributeurs sur la manière dont ils considèrent l’écrivain, habile façon
de le découvrir sous d’autres angles, telles sont les multiples entrées de
ce Cahier incontournable pour les amoureux de Proust et de la littérature
!
Marcel Proust : « Les soixante-quinze feuillets. Et autres manuscrits
inédits » ; Édition de Nathalie Mauriac ; Préface de Jean-Yves Tadié, ;
Collection Blanche, Éditions Gallimard, 2021.
Véritable coup de tonnerre dans l’univers proustien, la publication
inédite des « Soixante-quinze feuillets » de Marcel Proust aux éditions
Gallimard met en émoi chercheurs et passionnés pour ce qui peut être
considéré comme les prémices de la Recherche… Ces soixante-quinze
feuillets anticipant la Recherche sont conservés aujourd’hui à la
Bibliothèque nationale après que l’éditeur Bernard de Fallois en ait fait
la donation à sa mort.
La dimension autobiographique récurrente de cette première ébauche
élaborée entre la fin 1907 et le début de l’année 1908, qui s’estompera
par la suite dans la version définitive du roman, retiendra à l’évidence
l’attention des littéraires. C’est en effet avec émotion que le lecteur
attentif relèvera, dans ces feuillets la présence des prénoms effectifs de
sa mère, Jeanne, de sa grand-mère, Adèle, sans oublier le frère de
l’écrivain, Robert, qui disparaîtra quant à lui par la suite dans le
roman. Le tableau familial et les repères de l’écrivain trouvent ainsi
dans ces textes leur première expression avant de constituer le terreau
fertile duquel fleurira la grande œuvre.
Cette « découverte » grâce à la remarquable édition réalisée par Nathalie
Mauriac Dyer, arrière-petite-fille de Robert Proust, vient aussi lever le
voile sur ce que beaucoup pressentaient. La genèse de l’un des plus grands
romans du XXe siècle prend bien ici la forme d’une ébauche, à l’image des
sinopie pour les fresques italiennes. Couchée sur de larges pages
de 36 x 23 cm, la fine écriture de Proust anticipe les futurs Cahiers que
l’écrivain retiendra pour la rédaction définitive de son roman. Si de
nombreuses ratures témoignent des balbutiements du chef-d’œuvre futur, il
n’y a guère encore de paperolles, ces célèbres bouts de papier collés et
corrigeant presque à l’infini le manuscrit final. Seuls quelques dessins
et surtout les fondations du futur monument littéraire occupent l’espace
des soixante-quinze feuillets dont les titres ont été ajoutés.
Quel paysage ressort de ces ébauches ? Avant tout celui de l’enfance
chérie de l’écrivain et notamment cette « Soirée à la campagne » qui ouvre
le récit : « On avait rentré les précieux fauteuils d’osier sous la
vérandah car il commençait à tomber quelques gouttes de pluie et mes
parents après avoir lutté une seconde sur les chaises de fer étaient
revenus s’asseoir à l’abri »… Dès les premières lignes, cette
sensibilité à fleur d’encre fait avouer au narrateur - qui demeure
l’écrivain – ses tremblements, ses fureurs et ses pleurs. Ces premiers
feuillets sont l’occasion d’introduire des thèmes qui seront chers à
Marcel Proust et qui les développera par la suite avec le génie que l’on
sait. La campagne, le charme de ses jardins, l’esquisse de la fameuse
scène du coucher et du baiser tant espéré. Cette sensibilité qui a fait la
fortune, et les peines, du romancier apparaît en contre-jour d’un univers
composé de nostalgie encore autobiographique, mais que le génie de
l’écrivain métamorphosera pour la ciseler en roman. Ce thème de l’enfance
si précieux à Proust occupe ainsi déjà l’espace de ces feuillets, une
enfance aux accents souvent malheureux alternant avec des rayons de
bonheur. Transcendant l’exercice des mémoires – déjà si souvent abordés
par ses illustres prédécesseurs – Proust espère encore avec ces brouillons
faire œuvre à l’image de Balzac ou Dostoïevski, avant de les abandonner,
déçu. Cette germination du futur roman s’accomplira cependant
subrepticement, à son insu, à partir de l’évocation de ces instants vécus
et relatés comme pour mieux les sublimer par la suite.
Ce sont ces piliers essentiels de la Recherche soutenant
l’architecture à venir, l’enfance à la campagne, les séjours à la Mer, les
jeunes filles, Venise ou encore cet attrait pour la noblesse que le
lecteur aura le bonheur de découvrir dans ces « Soixante-quinze feuillets.
Et autres manuscrits inédits »… C’est, en effet, du dépassement de
l’élément autobiographique en façonnant de véritables personnages
autonomes de roman que résidera le génie du futur roman.
Il faut encore souligner pour conclure l’immense travail critique réalisé
en un temps record par Nathalie Mauriac Dyer sur près de 200 pages de
notice et de notes offrant ainsi différents niveaux de lecture de cette
unique introduction à la Recherche !
Marcel Proust : "A la recherche du temps perdu" -
nouvelle version en 35 CD MP3 et 7 petits coffrets ; Présentation de
Jean-Yves Tadié dans le livret d'accompagnement ; lu par : André DUSSOLLIER,
Lambert WILSON, Denis PODALYDÈS, Guillaume GALLIENNE, Robin RENUCCI, Michaël
LONSDALE, Editions Thélème.
Les éditions Thélème ont réussi ce pari impensable d’enregistrer
l’intégralité d’un des romans les plus connus de la littérature, A la
recherche du temps perdu de Marcel Proust. L’entreprise étonne et
surprend tant l’ampleur de la tache aurait pu dissuader d’enregistrer une
œuvre aussi importante. Pour relever ce défi, les plus grands acteurs ont
été invités à cette réalisation exceptionnelle : André DUSSOLLIER, Lambert
WILSON, Denis PODALYDÈS, Guillaume GALLIENNE, Robin RENUCCI, Michaël
LONSDALE prêtent ainsi leur voix au narrateur de la Recherche. Et la
magie opère, car comme le soulignait justement Raphaël Enthoven dans l’entretien
accordé à notre revue «… la Recherche est une machine à
éterniser les instants, même les plus insignifiants » et les voix de ces
enregistrements, faisant revivre les évocations de Marcel Proust dans sa
grande œuvre, offrent à leur tour de nouveaux éclairages, une nouvelle
manière de percevoir le style, les images et les tonalités du roman.
Toujours dans le même entretien, Jean-Paul Enthoven reconnaissait : « A
chacune de ses lectures, il me paraît nouveau. Si je relis Voyage au
bout de la nuit de Céline ou Une ténébreuse affaire de Balzac,
j’ai le sentiment de lire toujours la même œuvre. Il y a chez Proust quelque
chose de très mystérieux qui fait que ce qu’il écrit entre toujours en
résonance avec l’état d’esprit du lecteur et l’état de son développement
sentimental, psychique, intellectuel. C’est une magie. » Et répétons-le,
c’est bien justement cette fabuleuse magie qui opère à l’écoute de ces CD.
Le grand spécialiste de Proust, Jean-Yves Tadié, note également combien il
est difficile de résumer une telle œuvre aussi vaste tant en raison du
déroulement qui n’est pas linéaire chez l’écrivain que par les impressions
et souvenirs du narrateur qui comptent souvent autant que les actions. Ces
enregistrements réunis dans un luxueux coffret sont divisés en sept parties
correspondant aux sept romans du cycle. Pour chacun d’entre eux, les
personnages sont présentés, ce qui est une aide précieuse pour se
familiariser avec les protagonistes de l’œuvre. De même un index détaillé
permet de retrouver immédiatement un passage de l’œuvre dans chacun des CD
par le recours au système des pistes audio. Par cette initiative des
éditions Thélème, les amoureux de Proust pourront ainsi retrouver à tout
instant avec un lecteur MP3, un lecteur CD ou un autoradio, ces voix
magiques qui évoquent les nuits d’insomnie, la chambre du Grand Hotel de la
Plage à Balbec avec les reflets de la mer ponctués par les plinthes en
acajou ou encore le passage guetté de la duchesse de Guermantes et les
désirs voluptueux du souvenir… |
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Dossier Romain Gary
(1914-1980)
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La vie de Romain Gary est un roman, à moins que l’inverse ne soit plus
proche de la réalité. Véritable caméléon posé sur un tartan écossais comme
il aimait à le faire remarquer, l’écrivain et l’homme se confondent au
point parfois de ne plus se distinguer. Romain Gary, Émile Ajar, Fosco
Sinibaldi, Shatan Bagat, tels sont les multiples pseudos et facettes de
cet homme insaisissable. Gary a toujours reconnu avoir deux amours dans sa
vie, celles de la littérature et des femmes.
Amour de sa mère tout d’abord, personnage truculent auquel l’écrivain
rendra hommage notamment dans « La promesse de l’aube » récit «
autobiographique » - l’adjectif est toujours délicat avec Gary – haut en
couleur qui retrace à grandes lignes le destin écrit à l’avance par la
mère du futur écrivain, ambassadeur, héros de guerre et bien d’autres
titres honorifiques qu’il accomplira consciencieusement ( ouvrage qui sera
idéalement complété par le long entretien « La nuit sera calme »)…
Dès le plus jeune âge, Romain souhaite écrire, inscrire son nom dans le
panthéon des lettres et c’est avec « Éducation européenne » qu’il entamera
cette longue carrière d’écrivain, un récit publié après la Seconde Guerre
mondiale à laquelle Gary participera activement en ralliant le général de
Gaulle dès la première heure. Ses multiples identités, russe de naissance,
puis polonaise et enfin française à partir de 1928 façonneront son
écriture à la fois précise et tendue, incisive et toujours attendrie par
la matière humaine. |
Biographie et littérature tisseront dès lors des liens étroits, « les
Racines du ciel » consacre l’écrivain avec le prix Goncourt en 1956 et
témoigne d’une conscience précoce de l’écologie avant l’heure par sa
défense des éléphants, métaphore élargie à toutes les menaces pesant sur
le vivant. L’humour – noir parfois, grinçant, souvent – vaut à Romain Gary
la réputation d’un électron libre, à la fois fidèle en amitié – soutien
indéfectible au général de Gaulle - tout en dénonçant impitoyablement la
bêtise humaine.
«
La Vie devant soi » lui vaut un second prix Goncourt en 1975 sous le
pseudonyme d’Émile Ajar, un pavé jeté alors dans la mare qui provoqua plus
d’un remous dans le monde littéraire ; On mettra longtemps à lui pardonner
ce canular…
(auto)-dérision (« Au-delà de cette limite »), profondeur des sentiments
(« Clair de femme »), sagacité sur le phénomène humain (« Les oiseaux vont
mourir au Pérou »), ironie et lucidité (« Les clowns lyriques »), nombreux
sont les thèmes qui accompagnent et entrelacent l’écriture toujours juste
de l’écrivain, une flèche incisive frappant droit au cœur de la cible.
Romain Gary s’est essayé à de nombreux métiers, de scénariste-réalisateur
au diplomate, en passant par le garçon de café, le résistant de la
première heure et bien d’autres encore, mais c’est avant tout en fabuleux
conteur de l’âme humaine qu’il a toujours su exceller et dont ses nombreux
romans disponibles en poche Folio témoignent !
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A la découverte de...
Edmond Jabès (1912-1991)
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Edmond Jabès, natif du Caire, garda toute sa vie la nostalgie de son pays,
et de manière plus générale de la Méditerranée qui le vit naître en 1912.
1957 marque une rupture lorsque l’écrivain quitte son pays mythique pour
rejoindre la capitale française où il sera accueilli par des auteurs qui
compteront beaucoup tel Max Jacob qui l’aidera à trouver sa propre voix.
Jabès n’en oubliera pas pour autant ses origines juives et cette ville de
frontières qu’était le Caire dans la première moitié du XXe siècle.
C‘est dès lors une parole d’exil qui jalonnera ses différents écrits,
parole privilégiant un questionnement incessant plus que des réponses
illusoires. « Le Livre des Questions » constituera ainsi une véritable
aventure, un parcours où le désert sera omniprésent, ce lieu de silence
propice au questionnement de la mémoire et de l’exil. L’écoute prend alors
valeur de jalon essentiel chez le poète-écrivain, le silence du désert
prolongeant très souvent l’incomplétude des mots ainsi qu’il ressort de sa
poésie « Le Seuil, Le Sable » allant de 1943 jusqu’à 1988.
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Amateur de contradictions, Edmond Jabès explore ces contraires qui tissent
la richesse de la matière humaine. C’est à partir de ces oppositions que
l’écrivain élaborera sa pensée et favorisera le dialogue. Jabès
considèrera d’ailleurs toute sa vie que cette aspiration au dialogue
caractérisait son oeuvre, ses livres constituant une succession de
dialogues dans et hors le temps.
Cet inlassable questionnement le conduisit progressivement alors à une
certaine épuration de la pensée, loin de tout dogmatisme. À l’image des
vieux sages mystiques, Jabès accompagne, guide, suggère mais n’assène
jamais de certitudes. Jabès fait alors de l’inaccompli une certaine
jouissance là où d’autres auraient ressenti de la frustration.
« L’inaccompli, c’est la vie » n’hésite-t-il pas à souligner et tout le
défi étant d’accepter cette part obscure et apparemment vide, à l’image du
désert. Edmond Jabès croit ainsi au manque, ce qui est dit soulignant
souvent l’indicible.
Les livres d’Edmond Jabès vont successivement questionner ce silence,
tenter de lever les contradictions tout en acceptant leur incomplétude, un
questionnement incessant qui imprègne « Le Livre des Ressemblances ». La
judéité, l’exil, l’omniprésence du Livre, la condition de l’écrivain
formeront les thèmes récurrents de l’œuvre de Jabès qui voyait dans chaque
désert le livre par excellence. |
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Dossier Nicolas Restif
de La Bretonne
(1734-1806)
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Le nom de Nicolas Rétif de La Bretonne (ou Rétif de la Bretonne) semble de
nos jours être quelque peu injustement tombé dans l’oubli à l’exception
des spécialistes du XVIIIe et des passionnées de la fin de l’Ancien Régime
y puisant un intérêt toujours renouvelé. Et, en effet, cette plume à nulle
autre pareille conjuguée à l’acuité de son regard sur les évènements de
son temps - l’écrivain était surnommé le hibou - méritent d’être (re)découverts
tant cet auteur a encore beaucoup à nous apprendre en notre époque
troublée. Le choix très vaste des lectures - l’écrivain ayant été très
prolifique et à l’instar de Balzac vivant souvent de ses écrits - pourra
se porter sur l’une de ses grandes œuvres : « Les Nuits de Paris ».
Les éditions Folio avec cette édition de Jean Varloot et Michel Delon
proposent une sélection (l’œuvre compte plusieurs milliers de pages) de ce
récit haut en couleur évoquant petits et grands évènements de la capitale.
Mais Restif n’est pas un témoin anodin, et même s’il fut surnommé avec
méchanceté le « Rousseau du ruisseau », son témoignage vécu et réel de ses
innombrables nuits passées dans les rues de Paris fascinera tout autant
les passionnés d’Histoire que d’histoires. Si l’écrivain du XVIIIe s. peut
être rapproché par certains aspects d’un Laclos ou d’un Sade, « Les Nuits
» s’en distinguent très nettement et livrent notes et commentaires de ce
témoin direct de cette période de rupture entre Ancien Régime agonisant et
nouvelle ère à venir. On lira avec profit la préface éclairante de Jean
Varloot qui en quelques pages réussit la gageure de résumer et présenter
avec finesse ce long récit épique dans les venelles parisiennes. Dès la
première page, le lecteur découvrira après ce témoignage captivant une
sélection de ces « 1 001 nuits » passées dans la capitale à partir de 1767
jusqu’aux jours révolutionnaires, un voyage dans le temps et les mœurs de
cette époque que ce « Spectateur-nocturne » ainsi qu’il se surnommait sut
saisir avec un rare bonheur !
Les plus fervents admirateurs de Restif de La Bretonne pourront également
se reporter à l’édition intégrale de cette œuvre aux éditions Honoré
Champion en 5 volumes et 2 462 pages proposant l’édition critique de
référence réalisée par Pierre Testud. |
« Les nuits révolutionnaires » réalisé par Charles Brabant, 7 épisodes
de 60 min - Version numérisée et restaurée en 2K, 4 DVD, Doriane Films, RM
Arts, 2021.
Restif de la Bretonne, écrivain et philosophe, moraliste autant que
libertin, a vécu la Révolution à chaud. Toutes les nuits, il arpente les
bas-quartiers du Paris populaire, tel un hibou. C’est en voyant défiler
sous ses yeux la grande, et la petite histoire, qu’il a écrit Les Nuits de
Paris.
Véritable petit bijou de nos jours injustement méconnu, la série « Les
nuits révolutionnaires » d’après l’œuvre et la vie de Nicolas Restif de la
Bretonne nous transporte à la veille de la Révolution jusqu’à la Terreur
robespierriste en 7 épisodes passionnants. Le réalisateur, Charles
Brabant, littéralement happé par le souffle rétivien a conçu un scénario
particulièrement habile afin de restituer ces temps troublés où chaque
parti cherchait à tirer à soi la lame de fond révolutionnaire. Produite
pour le bicentenaire de la Révolution en 1989, cette fresque trépidante
n’a pas pris une ride et la prestation de son personnage principal en la
personne de Michel Aumont rivalise avec la beauté des décors restituant le
Paris nocturne et diurne des années révolutionnaires.
Alternant moments de gravité et scènes plus cocasses, l’esprit libertin
côtoie celui des Lumières en d’habiles transitions. Avec un casting de
choix (Michel Bouquet, Maria Casarès, Fabrice Luchini, Gérard Desarthe,
Bernard Fresson, Daniel Mesguich, Paul Crauchet, Michel Robin, Maria de
Medeiros, Marcel Maréchal…), cette série parvient à se saisir non
seulement de l’esprit révolutionnaire avec ses convictions et doutes, mais
aussi de la vie parisienne vue sous d’autres angles que ceux
habituellement légués par l’histoire officielle, sous le regard perçant de
cet écrivain à l’étonnant parcourt que fut Restif de la Bretonne
(1734-1806), dit « le hibou ».
Un voyage captivant sur les temps révolutionnaires à découvrir
impérativement avec ce coffret Doriane Films !
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Jean Starobinski
L'historien de la pensée |
Jean Starobinski : "Le Corps et ses raisons",
collection La Librairie du XXIe siècle, 544 p., Éditions Seuil, 2020.
Le corps et l’écriture ont toujours été intimement
liés pour Jean Starobinski, ainsi qu’en témoigne cet ouvrage posthume « Le
corps et ses raisons » qui vient de paraître au Seuil, un an après la
disparition du grand historien des idées et des arts. Des textes riches et
multiples s’attachant à un domaine de prédilection du grand historien,
celui de la perception du corps, de la médecine, de son histoire, mais
aussi de l’histoire de la pensée.
Rappelons qu’alors qu’il était encore jeune étudiant, Jean Starobinski
enchaîna de l’automne 1939 à 1948 dans les Facultés de Genève, des études
de lettres, mais aussi des études de médecine. Une façon pour le jeune
intellectuel et fils de médecin qu’il était alors, de réconcilier les
concepts littéraires et philosophiques et la rigueur d’une approche
pragmatique, à une époque où la littérature lui paraissait peu encline à
lui assurer son avenir.
Mais, l’attraction pour le texte littéraire
ne cessera pas pour autant, et Jean Starobinski, bien que devenu
psychiatre, questionnera sa vie durant la littérature, les textes et les
mots. Jean Starobinski aura, cependant, aussi à cœur de garder des liens
et amitiés privilégiés du côté de l’Hôpital et de l’Institut d’histoire de
la médecine (lire notre interview). |
Nombre de ses écrits et non des moindres,
dont sa thèse consacrée à « l’Histoire de la mélancolie », témoignent de
cette attirance et de ce désir de dresser des ponts entre littérature et
médecine.
Ce dernier ouvrage paru aux éditions du
Seuil et consacré à la fois au corps et à sa perception tant en médecine,
en histoire, en philosophie qu’en littérature, illustre une nouvelle fois,
cette aspiration pour l’historien de ne jamais trop séparer ou séquencer.
Starobinski s’attacha, en effet, à chaque fois que l’occasion lui en était
donnée, à isoler le domaine des perceptions corporelles afin d’en analyser
leurs différents registres. Ce fut alors un champ immense d’observations
et d’analyses qui s’ouvrit pour l’historien, ces recherches visant
notamment à distinguer les perceptions en lien avec l'élément de plaisir
ou de souffrance qui peuvent affecter le corps.
L’exemple de Montaigne est révélateur, cet homme
n’eut de cesse de chercher à jouir de la vie alors même qu’il possédait un
corps souffrant atrocement de la fameuse maladie de la pierre (calculs
rénaux). Le regard critique de Starobinski ne pouvait pas, non plus,
ignorer ces fameux « symptômes » de fièvre d’Emma Bovary, entre chaud et
froid, qui jalonnent le roman de Flaubert. Cette perception corporelle
s’inscrit dans un réseau de phénomènes sensoriels suivant un ordre bien
particulier, un ordre étudié dans « Le corps écrit », mais qui viennent
également s’inscrire quant à leurs fonctions à l’intérieur même des
différents mouvements narratifs du roman. Ainsi, l’historien dresse-t-il
la carte, au fil de ces chapitres et œuvres littéraires – Molière et les
médecins, ou encore Camus et la peste…, des liens ténus qui unissent « Le
corps et ses raisons ». Que dit ou a dit le corps ; ce qu’il peut ou ne
peut dire, le corps au travers de l’histoire de la médecine, le visage, le
génie poétique, l’art et la schizophrénie jusqu’à « La présence au monde »
d’aujourd’hui… études précises, colloques ou hommages, chaque texte
apporte sa pierre à un édifice érudit, passionnant et accessible.
Délaissant les nomenclatures et autres systématiques trop contraignantes,
Starobinski leur préfère une relation critique, à la fois rigoureuse
méthodiquement et souple lorsqu’il s’agit de l’individu, en psychiatrie
notamment, discipline dans laquelle il s’était spécialisé. C’est cette
souplesse exigeante qui caractérise l’approche de Jean Starobinski en une
focale tour à tour macroscopique et microscopique, entre le texte et les
registres des émotions émanant du corps, entre l’histoire de la médecine,
le passé et l’avenir. Avec un style d’une limpidité à la hauteur des
analyses de l’historien, « Le corps et ses raisons » s’avère être l’un des
derniers témoignages d’un esprit rapprochant de manière lumineuse bien des
aspects épars de la pensée humaine.
Philippe-Emmanuel Krautter |
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Jean Starobinski : « Histoire de la médecine »,
édition établie et présentée par Vincent Barras, illustrations Nicolas
Bouvier, Éditions Héros-Limite, 2020.
Cette « Histoire de la médecine » conçue sous la
plume de l’historien des idées et de la culture Jean Starobinski avec la
collaboration de Nicolas Bouvier en 1963 était depuis longtemps
introuvable et les éditions suisses Héros-Limite ont eu l’heureuse
initiative de la rendre à nouveau disponible en une édition soignée grâce
aux soins de Vincent Barras.
Bénéficiant d’une iconographie signée Nicolas Bouvier, initiateur de ce
projet auprès de son ancien professeur et ami Starobinski, le lecteur
découvrant cet ouvrage se retrouve immédiatement à la croisée des
disciplines et des idées.
Cet ouvrage, en un peu plus d’une centaine de pages, explore les
frontières où médecine, histoire, philosophie, littérature, arts
délimitent la place et le rôle du médecin.
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« Qu’avons-nous demandé et que peut-on
aujourd’hui encore demander à la science ? ».
Ainsi que le relève Vincent Barras en préface : « Pour Starobinski, ouvrir
la médecine contemporaine à ce ‘paysage de fond qu’offre le passé’, c’est
aussi bien, faire de la médecine sous une forme qui est la sienne propre
». Ce qu’a accompli - avec le génie de la synthèse que l’on sait -
l’historien des idées dans cet ouvrage destiné aussi bien aux spécialistes
qu’au grand public. L’auteur n’a pas retenu – comme toujours - une
démarche strictement linéaire pour cette histoire, mais a recherché un
réseau d’idées fondateur et constructif, loin cependant de toute
systématique dont Starobinski se méfiait toujours. Les fins de la
médecine, notre rapport à elle, ouvrent ainsi en ces pages à tout un
réseau de questionnements et de prises de conscience multiples.
Cependant, Jean Starobinski prend soin d’avertir, au terme de cette étude,
qu’il n’est pas possible d’exiger de la médecine de définir des normes et
des valeurs, domaine relevant de la sagesse. Sa mission est de contribuer
à la vie, non d’y donner un sens. Par contre, sa finalité sera atteinte si
nous apprenons ce que nous pouvons lui demander, suivant en cela les
conseils antiques d’Hippocrate qui rappelait que « le médecin ami de la
sagesse est égal aux dieux ».
A la suite de cette première publication, Jean Starobinski avait également
projeté une histoire de la médecine et de la perception du corps avec son
ancien élève et ami Nicolas Bouvier. Malheureusement ce projet ne put
aboutir en raison de la disparition de l’écrivain voyageur, en 1998. Reste
que cinquante après, la lecture de cette réédition de cette « Histoire de
la médecine » de 1963 demeure indéniablement toujours aussi vivifiante.
Une lecture plus que bien venue en ces temps troublés et difficiles et à
l’heure des nombreux enjeux posés par la biotechnologie.
Philippe-Emmanuel Krautter |
Centenaire Jean Starobinski (1920–2020)
Exposition virtuelle |
Sous l’impulsion
des ALS et de l’EPFL+ECAL Lab, le projet d’exposition virtuelle sur Jean
Starobinski a réuni pendant deux ans, au gré d’un vaste chantier
expérimental, des experts de littérature, en recherche muséale, en design,
en ingénierie et psychologie.
L’exposition
Relations critiques a gagné le Prix « Le Meilleur du Web » 2020 dans la
catégorie User Experience.
www.expo-starobinski.ch |
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Interview de Jean Starobinski (Lexnews,
29/01/2013) |
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Dossier Jean de La Fontaine (1621-1695)
400e anniversaire |
Nous fêtons en cette année le 400e anniversaire de la naissance de Jean de
la Fontaine. Et pour cet évènement, un grand nombre de belles publications
rendent hommage à l’un des plus grands poètes que le Grand Siècle ait
compté. Sa jeunesse lui apprit très tôt à profiter des enseignements de la
vie, son esprit s’enquit dès lors de toutes ces histoires que l’on
rapportait dans les campagnes et qu’il sut garder en mémoire afin de les
associer par la suite à celles puisées dans l’Histoire. Nombreux sont les
paradoxes qui nourriront ainsi sa vie, puis alimenteront l’encre de sa
plume. Se découvrant une vocation précoce, il entre à l’Oratoire et suit
un noviciat qui finalement n’atteindra pas la deuxième année… Même si son
esprit le portait à la méditation intérieure, le futur auteur des Contes
licencieux n’avait pas l’âme suffisamment orientée vers le retrait de la
vie ainsi qu’en témoignent ces quelques jugements sur les hommes d’Église
:
« Monsieur l’abbé
trouvait cela bien dur
Comme prélat qu'il était, partant homme
Fuyant la peine, aimant le plaisir pur,
Ainsi que fait tout bon suppôt de Rome ».
Toute sa vie, cette double inspiration le guidera, tantôt vers le
libertinage, tantôt vers la vie dévote, notamment du côté de Port Royal où
le poète se fit de nombreux amis.
Mais, sa grande œuvre connue dans le monde entier et qui a gravé son nom à
jamais dans le panthéon littéraire réside dans ses « Fables choisies mises
en vers ». Les premières verront le jour en l’année 1668, quelques années
après les « Contes ». C’est l’antique qui inspire tout d’abord Jean de La
Fontaine, ainsi que deux autres auteurs, Ésope et Phèdre, auprès desquels
le poète puisera également ses sources. Mais loin d’en être un servile
traducteur, La Fontaine fourmille d’inventions et de créativité dans ce
cadre seulement en apparence rigide. Et là, réside indéniablement le génie
de son œuvre, dépasser ces histoires qui n’auront pas seulement une valeur
morale, mais présenteront plutôt les divers chatoiements de l’âme humaine.
C’est ce génial esprit qui ressort de la remarquable édition élaborée par
Jean-Pierre Collinet pour la collection de La Pléiade aux éditions
Gallimard. Ce travail, fruit d’une longue et patiente recherche, offre
pour la première fois le texte intégral des « Fables » accompagné
d’illustrations de Grandville. Le vis-à-vis de toutes ces gravures et
dessins répondant à la poésie de La Fontaine enchante la lecture suscitant
un fabuleux système de renvois inconscients entre le vers et l’image. Il
suffira, pour s’en convaincre, d’observer avec attention le regard cupide
de l’Avare à l’encontre de sa pauvre poule aux œufs d’or venant d’être
éventrée pour comprendre toute la misère humaine lorsqu’elle cède à ses
instincts les plus vils… La truculence du verbe et du trait vont ainsi de
pair, non sans un certain effroi lorsque les sentiments touchent de près
l’âme dans ce qu’elle a de plus fragile. La Fontaine sut, plus que nul
autre, de quelques traits saisir l’esprit d’une situation, le caractère
caustique d’un évènement. C’est grâce au verbe qu’il opéra de la plus
saisissante manière tout en avouant modestement :
« Je ne suis pas un
grand prophète,
Cependant je lis dans les cieux
Que bientôt ses faits glorieux
Demanderont plusieurs Homères ;
Et ce temps-ci n’en produit guères. »
(Le loup et le renard) p. 785
Ainsi que le souligne Yves Le Pestipon dans la préface, « le pouvoir des
Fables de La Fontaine est loin d’être épuisé » car sa vocation universelle
lui permet d’attirer petits et grands, de ce côté-ci de l’Atlantique comme
de l’autre, laissant ainsi présager que cette belle édition profitera
encore de nombreuses années d’une longue postérité.
Jean de La Fontaine : "Fables"
; Édition de Jean-Pierre Collinet ; Préface d'Yves Le Pestipon ;
Illustrations de Grandville ; Bibliothèque de la Pléiade, 1248 pages, ill.,
rel. Peau, 105 x 170 mm, Gallimard, 2021. |
Les Contes de La Fontaine peuvent également être découverts aux éditions
Dianes de Selliers, édités aujourd’hui dans la version « La Petite
Collection ». L’intérêt de cette édition consacrée aux Contes réside dans
l’admirable travail iconographique entrepris par Diane de Selliers qu’elle
sut saisir à l’occasion d’une exposition au musée du Petit Palais
consacrée au peintre Fragonard et le dessin au XVIIIe s. C’est en
découvrant dans la dernière salle, soixante lavis du peintre pour une
édition manuscrite des Contes du poète que l’idée lui vint de proposer au
lecteur contemporain une nouvelle édition à partir de ces cinquante-sept
dessins originaux de Fragonard.
Un véritable travail technique a été rendu indispensable afin de
reproduire avec la plus grande fidélité possible ces sources toujours
délicates en photogravure. Une coopération étroite avec le musée du Petit
Palais a permis de rendre les blancs de ces lavis de bistre, restituant
ainsi toutes leurs nuances notamment dans les visages. Cette délicatesse
en vis-à-vis des Contes de La Fontaine saisira spontanément le lecteur
lorsqu’il découvrira ces jeux de lumière à peine suggérés en de délicats
contrastes, un éclairage proche d’une chandelle que le lecteur pourra
notamment admirer dans le conte « La Mandragore », une nouvelle tirée de
Machiavel.
Mais, qu’on ne s’y trompe pas, les Contes n’ont rien d’angélique et La
Fontaine avait convenu lui-même que son livre était licencieux en
confessant :
« Qui pense finement
et s’exprime avec grâce,
Fait tout passer car tout passe. »
Boileau l’avait déjà condamné pour avoir rendu le vice aimable là où le
poète ne voyait qu’une facette de plus de son art, quel qu’en soit le
thème… Ainsi que le souligne José-Luis de Los Llanos, conservateur au
musée du Petit Palais, «
Avec les Contes, La Fontaine livre ainsi un art poétique de sa manière où
il entend bien démontrer qu’il n’est, à son sens, d’autre exigence au
poète que la finesse de la pensée et la grâce de l’expression ». Là,
réside la beauté de la présente édition. La même exigence de finesse et de
grâce réunit le poète et le peintre en ce XVIIIe siècle si porté aux Goûts
réunis… Malgré les condamnations et les critiques qui s’abattirent sur
l’ouvrage, celui-ci ne cessera d’être remis sur le métier par son auteur
et de gagner en notoriété. Et même si le poète au seuil du trépas se
laissa influencer par un Père confesseur trop entreprenant pour son salut
en condamnant lui-même son propre travail, les Contes avaient déjà acquis
leur propre vie, indépendamment de celle déclinante de leur géniteur. Ils
deviendront dès le XVIIIe siècle l’un des archétypes de l’art galant,
influençant les artistes dont Fragonard. Ce dernier saura plus que
quiconque saisir l’esprit et la grâce de la poésie de La Fontaine, la
truculence également.
Les drapés suggérés, la pénombre esquissée, la théâtralité magnifiée sans
excès, tous les ingrédients sont, ici, réunis pour un accompagnement
agréable et léger, dans tous les sens du terme grâce à cette remarquable
édition.
"Contes" de La Fontaine
illustrés par Fragonard, 57 dessins au lavis de bistre et 15 tableaux en
couleurs de Fragonard, 54 dessins et gravures galants du XVIIIe siècle , 1
volume relié, 352 pages, 19 × 26 cm. Éditions Diane de Selliers, 2009. |
« Jean de La Fontaine – Il faut que je vous apprenne jusqu’à mes songes
» ; Correspondance intégrale réunie et présentée par Pascal Tonazzi ; 280
p, Coll. « Le Passeur Poche », Éditions Le Paseur, 2021.
Bien sûr, nous connaissons tous Jean de La Fontaine, l’un des plus grands
poètes du XVIIe siècle et nous nous souvenons tous de ses fabuleuses
fables devenues immortelles, mais connaissons-nous pour autant l’homme ?
Or, c’est tout le mérite de cet ouvrage que de nous donner à découvrir
bien d’autres facettes cachées ou moins connues du poète. C’est, en effet,
un Jean de La Fontaine plus intime qui se révèle au travers cette
correspondance réunie pour la première fois par les soins de Pascal
Tonazzi et publiée par les éditions Le Passeur. |
L’ouvrage rassemble une cinquantaine de lettres de Jean de la Fontaine ou
lui ayant été adressées allant de 1656, une dizaine d’années avant qu’il
ne soit au faîte de sa gloire, à 1695, au seuil de sa mort. Bien qu’il
soit assurément un grand épistolier, ce sont pourtant et malheureusement
les seules et uniques lettres du poète qui nous soient parvenues. Des
lettres d’autant plus précieuses qu’elles nous dévoilent l’homme tel qu’il
fut dans ses liens avec son épouse, son oncle Jannart, ses amis dont
Maucroix ou encore son mécène. Que de noms connus apparaissent dans ces
exercices épistolaires, Fouquet dont il était très proche, le prince de
Conti, mais aussi le duc de Vendôme ou encore Racine... Contant à sa femme
avec verve et virtuosité son voyage à Limoges avec Jannart, discutant
comptes, plus graves lorsqu’il s’agira de son ami Fouquet ou encore toute
de galanterie à Mademoiselle de Champmeslé, chaque lettre est une
découverte apportant une touche personnelle, livrant jugements,
confidences et détails cocasses.
On y lit ses questionnements, ses doutes ou peurs, mais aussi ses amours
ou penchants sans oublier cette légendaire paresse qu’il aimait
s’attribuer et qu’il inscrira dans son épitaphe. La dernière lettre de
l’ouvrage datée du 10 février 1695 écrite par Jean de La Fontaine à son
ami Maucroix est des plus émouvantes ; le poète, malade après une mauvaise
chute, se sent partir. « Avant que tu reçoives ce billet, les portes de
l’Éternité seront peut-être ouvertes pour moi », écrira-t-il. Cette
dernière missive fut écrite deux mois avant sa mort survenue à Paris le 13
avril 1695.
Bien que plus personnelle que ses Fables ou Contes, Jean de La fontaine
garde dans cette correspondance la même aisance, pétulance et virtuosité
qui firent sa renommée, nous offrant ainsi toujours un même bonheur de
lecture. |
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Centenaire
naissance
Pier Paolo Pasolini (1922-1975)
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La biographie de Pier Paolo Pasolini rédigée par René de Ceccatty en 2005,
et complétée cette année (Folio biographies 2022), est certainement celle
qui fait référence en langue française, tant son auteur a su capter les
multiples facettes de l’intellectuel italien disparu tragiquement en 1975.
C’est justement sur les conditions obscures de ce meurtre
jusqu’aujourd’hui resté sans issue judiciaire déterminante que le
traducteur et auteur de nombreux romans revient avec un chapitre inédit.
Alors que nous fêtons le centième anniversaire du poète, romancier,
cinéaste, dramaturge, les raisons pour lesquelles il fut lâchement
assassiné sur une plage d’Ostie une nuit de novembre demeurent, en effet,
encore dans l’ombre même si plusieurs thèses ont été avancées. René de
Ceccatty en un chapitre final intitulé « Une ordalie » revient ainsi sur
les multiples arguments avancés – thèse politico-économique avec son
fameux roman inachevé Pétrole, relations tumultueuses avec les voyous
romains…, pour conclure que rien ne saurait être écrit définitivement, les
véritables motifs de cette disparition tragique restant encore prisonniers
sous une chape de silence.
René de Ceccatty signe également « Avec Pier Paolo Pasolini » paru aux
éditions du Rocher – 2022, un fort volume de 557 pages réunissant à
l’occasion du centenaire de la naissance de Pasolini une partie importante
du travail d’une vie, celui qu’a consacré Ceccatty pour un artiste qu’il
sut admirer dès son plus jeune âge. Fil directeur de sa propre création,
Pasolini a, en effet, joué et joue encore un rôle essentiel pour le
romancier et traducteur français, et cette somme en témoigne de la manière
la plus touchante.
Touchante comme cette lettre écrite en 1970 en retour d’un courrier du
jeune Ceccatty à Pasolini sur son avis pour un premier roman inspiré du
film « Théorème ». Appartenant à sa « vie intérieure », Pasolini ne
cessera d’accompagner René de Ceccatty, comme le révèle l’ensemble de ces
contributions réunies en ces pages et qui permettront d’approcher les
multiples facettes d’une personnalité difficilement saisissable. |
Les éditions du Seuil publient pour la célébration de ce centenaire de la
naissance de Pasolini des entretiens passionnants avec le journaliste
irlandais Jon Halliday, fruits d’une interview approfondie de Pasolini
pendant deux semaines à la fin du tournage de « Théorème ». Plus qu’un
portrait, cette conversation intime avec l’intellectuel italien fait
entrer le lecteur au cœur de la création pasolinienne, passant de la
tragédie de Sophocle au cœur du thème d’Œdipe si cher à Pasolini (voir les
rapports plus que conflictuels entretenus avec son père et ceux très forts
avec sa mère avec qui il partagera sa vie jusqu’à sa mort) à la beauté
morale lors du travail sur « L’Évangile selon saint Matthieu » en 1964. Le
lecteur y découvrira cet amour irréductible pour l’authenticité des
paysages afin de saisir ce qu’il savait plus que quiconque menacé de
disparaître, cette quête existentielle pour approcher l’homme au plus
près, tout en sachant qu’une part importante serait toujours hors
d’atteinte, rejoignant parfois une certaine transcendance qu’il refusa
pourtant toute sa vie. Illustrée par de très nombreuses photographies de
plateau et d’archives, cette porte d’entrée sur l’œuvre et une grande
partie de la vie de Pasolini ne pourra que passionner les amateurs du
grand intellectuel italien.
Enfin, le titre de cette somme pasolinienne « Tout sur Pasolini »
n’apparaîtra guère usurpé lorsque l’on se plongera dans cette
impressionnante recension du travail protéiforme du grand intellectuel
italien. Les éditions Gremese viennent en effet de publier un immense
travail collectif réalisé sous la direction de Jean Gili, Roberto Chiesi,
Silvana Cirillo et Piero Spila, un dictionnaire embrassant tout l’œuvre de
Pasolini et sa pensée.
En partant de la lettre A pour le film emblématique « Accattone » jusqu’à
la lettre Z consacrée à Giuseppe Zigaina, le peintre dont l’amitié se
prolongea bien au-delà de la mort. La poésie si chère à Pasolini, mais
aussi bien sûr le cinéma sans oublier le théâtre, la philosophie, la
politique engagée, son amour des arts, chacune de ces entrées fourmille
d’enseignements précieux sur cette personnalité unique du XXe siècle
italien. Des dizaines de contributeurs, pour la plupart les meilleurs
spécialistes sur la question, ont été convoqués pour porter chacun un
angle de vue sur cette œuvre immense si l’on considère la disparition
prématurée de Pasolini, la cinquantaine à peine dépassée (53 ans).
« Tout sur Pasolini » illustré par une remarquable iconographie forme la
première anthologie critique et à la tonalité non académique en langue
française sur l’œuvre de l’intellectuel italien que fut Pier Paolo
Pasolini. |
"La Macchinazione"
Interview David Grieco
Interview exclusive
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Pier Paolo Pasolini
la
rage poétique
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700ème anniversaire
de la disparition de Dante Alighieri
©Lexnews |
« La Divine Comédie – Le Paradis » Dante Alighieri ; Traduction de
Michel Orcel, Éditions La Dogana, 2021.
Avec « Le Paradis » s’achève l’un des plus extraordinaires voyages livré
par l’histoire de la poésie occidentale. Sept siècles ont en effet passé
depuis ces derniers vers de Dante Alighieri (1265-1321) :
« Ma haute fantaisie lors défaillit,
mais jà menait mon désir et vouloir,
comme une roue qu’on tourne également,
l’Amour qui meut Soleil et toute étoile ».
Quel est cet Amour auquel Michel Orcel prend soin d’ajouter une majuscule
? Celui pour Béatrice qui fit traverser le poète en compagnie de Virgile
parmi les cercles et autres cloaques de l’Enfer ? Dante, au terme de cette
longue pérégrination, atteint une autre dimension, quittant celle des
hommes pour une lumière absolue sublimant celle des astres les plus
éblouissants.
À l’opposé des pleurs et remords des défunts n’ayant pas su et voulu en
faire le phare de leur vie, « Le Paradis » décrit en compagnie de la
bien-aimée Béatrice d’autres sphères, célestes celles-ci, jusqu’à
l’Empyrée où la gloire de Dieu rayonne au point d’éclipser la quête
initiale. |
Comment dès lors évoquer ce Paradis ? Même le génial Liszt hésita suivant
les conseils de son ami Richard Wagner à oser l’irreprésentable en ne
composant pour ce troisième volet de sa fameuse Dante-Symphonie
qu’un Magnificat au lieu et place d’un Paradis…
Dante parvint cependant à quitter l’omniprésente « paura » de
l’Enfer pour tisser une incomparable broderie où la Lumière éternelle
unifie et dépasse toutes les particularités et individualités. Le lecteur
de cette admirable traduction de l’écrivain et poète Michel Orcel
réalisera alors la difficulté de rendre toutes ces subtilités et nuances,
cette « fabrication d’espaces » de la Divine Comédie ainsi que le qualifia
Carlo Ossola. Les valeurs d’éternité se dessinent ainsi progressivement au
fil des pages, d’une glorification de Béatrice aperçue en rêve au Paradis
à la Lumière divine omniprésente, terme du long voyage, si différent de
celui d’Ulysse…
Dante explore en une quête alliant poésie et théologie la science de
l’éternel suivant un rythme tripartite symbolisant La Trinité chrétienne
de Dieu le Père, du Christ et de l’Esprit Saint. Cette lumière si bien
rendue par la traduction cristalline de Michel Orcel enveloppe le lecteur
et l’encourage à dépasser sa condition humaine afin d’atteindre une autre
dimension suggérée dans les dernières pages de cet incomparable poème.
Quittant les choses contingentes, la poésie s’élance vers l’absolu
représenté par cette lumière transcendante, un « Amour qui meut Soleil
et tout étoile » et dont nous pouvons remercier Michel Orcel d’en
laisser percevoir les éclats au terme de cette belle et longue quête
poétique.
Philippe-Emmanuel Krautter
A découvrir également aux éditions
Aracdès Ambo les deux préfaces écrites par Gabrielle d'Annunzio à une
traduction en français de l'Enfer "Dant de Flovrence" 2021. |
Interview Michel Orcel
Dante Alighieri "La Divine Comédie - Le
Purgatoire"
La Dogana, 2020. |
Quel a été le point de départ de cette
nouvelle traduction d’une œuvre légendaire, La Divine Comédie de
Dante Alighieri, que vous avez entreprise depuis quelques années ?
Michel Orcel : "Je
l’ai brièvement dit dans ma préface à l’Enfer, c’est
l’indignation qui m’a mû. Une sainte indignation devant des traductions
qui, soit par la complexité presque extravagante de leur langue (je
pense évidemment à Pézard) soit par leur absence totale de musicalité
(ce qui ne veut pas dire de mélodisme : il y a une vraie âpreté
dantesque, et non moins d’opacité dans nombres de vers de la Comédie),
me semblent faire obstacle à une lecture à la fois fidèle et
contemporaine de ce chef-d'œuvre fondateur de la langue italienne, qui
est aussi un sommet de la littérature universelle. Mais ma colère visait
également les traductions qui aplatissent le discours de la Comédie.
Je pense non seulement à la traduction de Jacqueline Risset (en vers
libres), dont personne n’a jamais observé qu’elle est totalement dénuée
de l’élément rythmique fondateur du poème, mais surtout à celle qu’un
écrivain a récemment donnée chez un grand éditeur en mettant le poème de
Dante en… octosyllabes, amputant ainsi de moitié l’ampleur
poétique, intellectuelle et théologique de l’ouvrage, qui devient une
sorte de « traduction de gare », comme on dit un « roman de gare ».
J’écris en italiques le mot octosyllabe, car en vérité les « vers » de
cette traduction sont des phrasettes de huit pieds, qui ignorent
totalement la structure du vers octosyllabique – laquelle ne convient
absolument pas à l’esprit du poème (il suffit pour s’en convaincre de
relire les Chansons des rues et des bois d’Hugo). Cette tentative
grotesque m’évoque les réécritures qu’on donne aujourd’hui de nos livres
d’enfant : on supprime les mots un peu difficiles, on coupe en deux les
phrases trop longues, on simplifie la syntaxe, on « modernise » la
langue (« nous » devient « on »), etc. - Je l’ai dit aussi : je n’ai
jamais pensé que je serais un jour conduit à traduire Dante, qui m’a
longtemps semblé un massif inaccessible, mais, quand la chance m’en a
été offerte par Florian Rodari, j’avais par rapport à mes concurrents
l’avantage considérable d’avoir traduit les autres grands chefs-d’œuvre
italiens en décasyllabes, et notamment les 39 000 vers du Roland
furieux et les 15 000 vers de la Jérusalem délivrée, sans
parler de Michel-Ange, poète obscur et rude s’il en est, et des poésies
lyriques du Tasse. Pour traduire Dante, aucune autre solution ne
s’offre en français que celle de la traduction en décasyllabes, vers
qui est l’équivalent exact de l’hendécasyllabe italien. Mais un
décasyllabe dont il faut posséder l’usage, ce qui sous-entend de longs
exercices et une féconde méditation des vieux poètes français.
Avez-vous rencontré des
problématiques particulières pour la traduction du Purgatoire par
rapport à celle de l’Enfer ?
Michel Orcel : "Non,
mais vous me donnez l’occasion de m’expliquer un peu mieux là-dessus. La
souplesse de son style permet à Dante d’adopter dans le Purgatoire
les mots, les tons, le phrasé qui conviennent évidemment à son objet ;
le lexique, par exemple, n’use plus des couleurs violentes et parfois
obscènes de l’Enfer, mais l’appareil stylistique (tropes hardis,
syntaxe remodelée, métaphores concrètes, etc.) et la langue ne sont pas
substantiellement différents. Ce qui diffère, en revanche, ce sont les
moyens du traducteur, qui, d’une part éprouve un soulagement à quitter
le monde infernal (où les émotions sont intenses mais désespérées), et
qui d’autre part pénètre toujours plus profondément dans l’œuvre et se
prend du même coup à modeler de plus en plus près son vers sur le vers
italien. De telle sorte que, si je n’ai jamais cherché à reproduire le
système des rimes (ABA BCB CDC, etc.) - ce qu’a tenté une récente
traductrice (traductrice – mais certainement pas poète), montrant ainsi
que c’est une entreprise impossible si l’on veut sauver la grandeur et
la complexité du tissu poétique de Dante -, j’ai spontanément trouvé des
échos plus flagrants, des rimes plus fréquentes, notamment entre le
premier et le troisième vers du tercet. Pour ne rien vous cacher, la
chose s’est d’ailleurs vérifiée et accrue dans la traduction du
Paradis. Pour répondre à votre question : loin d’avoir rencontré de
nouveaux obstacles, les difficultés se sont faites moins pesantes.
Quelle vision selon vous nous
livre Dante du Purgatoire sachant que ce concept est né au Moyen Âge
ainsi que l’a brillamment rappelé le médiéviste Jacques Le Goff (lire
notre interview) ?
Michel Orcel : "C’est
une vision très proche de la théologie chrétienne (saint Thomas et la
théorie de l’amour détourné de son vrai but sont bien là en
arrière-plan) mais, en même temps, profondément personnelle. De même
qu’il avait sauvé dans les « Limbes » de l’Enfer de grands personnages
de l’Antiquité (Homère, Horace, Aristote, Platon, etc., et jusqu’à
Démocrite, étonnant choix !) ou même du monde païen (Averroès, Saladin),
de même le Purgatoire est marqué par la présence de trois grandes
figures de l’Antiquité : Caton, qui accueille le poète dans l’anté-Purgatoire
; Virgile, le « très tendre père » qui guide le poète depuis les Enfers
et le quittera (terrible moment !) au seuil du Paradis terrestre, sommet
du Purgatoire, et un autre poète latin, Stace, qui va le conduire vers
Mathilde et puis Béatrice. La présence de Caton n’est pas peu étonnante,
si l’on y réfléchit. Stace peut surprendre aussi, car on ne sache pas
que ce grand poète (si mal connu aujourd’hui) soit jamais devenu
chrétien. Cela dit, la structure de la Divine Comédie est très
pensée, et le Purgatoire est construit de façon spéculaire par
rapport à l’Enfer : au lieu d’un gouffre structuré en « cercles »
descendants, c’est une montagne qu’on gravit par corniches jusqu’au
Paradis terrestre, qui se trouve inclus (c’est une invention de Dante)
dans le Purgatoire.
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Pensez-vous que cette vision de Dante
soit encore compréhensible et accessible aux jeunes générations
d’aujourd’hui ?
Michel Orcel : "Je
dirai d’abord que, depuis au moins deux siècles, lire Dante n’exige en
aucune manière de croire en Dieu et a fortiori à la réalité de
l’Enfer et du Purgatoire.
Si les Italiens de tous âges continuent à
être profondément émus par la lecture de la Comédie, c’est, non
seulement parce que Dante est le père nourricier de la langue italienne
et un pôle symbolique (comme Verdi) en qui se reconnaissent les
Italiens, mais aussi parce que son poème décrit l’humanité avec
violence, crudité, verdeur, ironie, humour, mais aussi tendresse,
amitié, passion et compassion. Tous les sentiments, des plus beaux aux
plus bas, tous les amours et les vices des hommes y sont peints sous des
couleurs vivantes, tantôt pleines d’horreur, tantôt de pitié et de
sympathie. Dans l’Enfer, la tendresse ne se faisait un chemin
qu’à travers la figure de Virgile (le « très tendre père »), envers
lequel Dante - qu’on représente si grave et si sévère - se montre comme
un enfant à la fois craintif et confiant, ou de Brunetto Latini, le
maître du poète, ainsi que dans des figures historiques mais déjà
légendaires. Je pense notamment à Paolo et Francesca da Rimini, unis
pour l’éternité dans un amour à la fois pur et coupable, ainsi qu’au
comte Ugolin et à ses petits-enfants, mourant de faim les uns après les
autres au fond de leur cachot… Cette tendresse se fait plus générale
dans le Purgatoire ; les vices y sont certes durement punis mais
rédimés, et tout le cantique mène vers le Paradis terrestre dans un
grand mouvement amoureux qui préfigure déjà les joies du Paradis.
Dans les années 80, Carmelo Bene (acteur et cinéaste avant-gardiste)
déchaînait à Ravenne un stade empli de jeunes gens en leur lisant la
Comédie… En 2006, c’était Roberto Benigni, sur la place Santa-Croce,
qui commentait et récitait devant des foules passionnées les chants du
grand poème : un spectacle qui a été repris dans diverses villes
d’Italie et du monde, qui a été télévisé (on peut en voir de nombreux
extraits sur Youtube) et a sans doute été vu par dix millions de
personnes… C’est dire qu’en italien, la Comédie peut encore
bouleverser des foules plus ou moins cultivées. Je ne crois pas, hélas,
que ce puisse être le cas en France, non pas tant à cause de la
traduction (ma version, en tout cas, est passée par le « gueuloir »,
contrairement aux autres, à ce qu’il semble si l’on fait l’expérience
d’une lecture à haute voix), mais surtout parce que notre pays est
aujourd’hui totalement déséduqué et que le nom de Dante est plutôt connu
pour être le prénom d’un footballeur (d’ailleurs médiocre) que celui
d’un des plus grands poètes que le monde ait connus… Cela dit, laissons
aux jeunes gens toutes les chances d’ouvrir un jour la Comédie et
de s’y plonger sans tenir grand compte des innombrables références
historiques ou théo-logiques, mais en le lisant comme un poème aux
métaphores les plus concrètes et les plus variées, comme un merveilleux
kaléidoscope d’aventures et de caractères, enfin comme une initiation de
l’amour à l’Amour.
Est-ce la joie qui vous guide
maintenant pour la dernière étape avec la traduction du Paradis
qui viendra conclure cette vaste entreprise ?
Michel Orcel : "Pour
être tout à fait franc, j’ai achevé il y a quelques jours à peine (le 29
juin) le premier jet de ma traduction du Paradis. Et en effet
j’ai traduit ce chant dans une joie croissante, à peine ralentie ici et
là, lorsque Dante nous inflige quelques tercets de pure théologie... Ce
qui est plus puissant que toute dogmatique, c’est la grande symphonie de
la Lumière et de l’Amour qui anime tout le cantique et achève le poème
sur le fameux vers : « Amor che move il Sol e l’altre stelle » (« Amour
qui meut Soleil et les autres étoiles »). N’oublions pas que la religion
de Dante – pour être tout à fait orthodoxe – est le fruit d’une
bouleversante expérience amoureuse de sa prime jeunesse dont, après des
aventures sensuelles, il tirera tout le suc et le sens de la Comédie.
Il est d’ailleurs remarquable (et la potentielle influence de l’islam
sur Dante a été brillamment soutenue autrefois par Miguel Asin Palacios)
que ce que Béatrice fut à Dante soit très semblable à ce que Nîzham fut
pour le grand mystique musulman Ibn ‘Arabî, « la manifestation
terrestre, la figure théophanique de la Sophia aeterna » (H.
Corbin).
Rien n’est ébranlé des fondements les
plus purs du christianisme – le seul Médiateur est le Christ, la Vierge
mère est « fille de (son) Fils (…), etc. –, mais le moyen par lequel
Dante est éveillé à l’Amour divin passe par les yeux d’une femme.
(Comment, à ce point, ne pas se rappeler l’Éternel Féminin / (qui) nous
entraîne vers le haut » de Gœthe ?) De même que Dante avait inventé le
mot « transhumaner » pour désigner le passage potentiel de l’homme à la
surnature (la nature humaine déifiée), de même peut-on dire qu’il
est le plus haut représentant d’un « féminisme » avant la lettre qui
fait de la Femme le véhicule primordial de l’initiation au secret de
l’amour divin".
© Lexnews
- "Le Purgatoire - La Divine Comédie" par Dante
Alighieri, traduction nouvelle de Michel Orcel, 464 p. La Dogana, 2020.
Propos
recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter
© Interview exclusive Lexnews
Tous droits réservés
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